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Enseignants : De la vocation au désenchantement, par Sandrine Garcia, La Dispute, janvier 2023. Entretien avec le Café

5 avril

Enseignants : de la vocation au désenchantement
SANDRINE GARCIA
La Dispute, janvier 2023

Comment expliquer la crise actuelle de la vocation pour l’enseignement ?
Sandrine Garcia met en relation les expériences vécues par des enseignants du premier degré et les transformations des conditions d’exercice liées aux réformes de la profession. Elle montre que les processus en cours au sein de l’Éducation nationale témoignent d’un contexte plus large de redéfinition des relations entre l’État et les professions chargées d’assurer le service public.
Le fossé entre l’investissement professionnel exigé par l’institution et les satisfactions que les enseignants peuvent eux-mêmes escompter de leur métier se creuse, comme en témoignent les entretiens réalisés auprès d’une soixantaine de professeurs et professeures des écoles ayant démissionné. Loin de concerner uniquement les nouveaux entrants de la profession, le désenchantement frappe les enseignants à toutes les étapes de la carrière.

Sandrine Garcia est professeure de sociologie à l’université de Bourgogne

Collection : L’enjeu scolaire
Paru le 27/01/2023
256 pages
17€

Extrait de ladispute.fr

 

Sandrine Garcia : « L’institution est devenue maltraitante »

« Les professions de l’enseignement vont globalement mal », nous dit Sandrine Garcia, sociologue et spécialiste de la question du sens des métiers du professorat. Lors d’un entretien avec le Café pédagogique, à la sortie de son dernier livre « Enseignants de la vocation au désenchantement », elle évoquait déjà une crise de la vocation et expliquait ne pas croire au « choc d’attractivité » promis par Pap N’Diaye, alors ministre de l’Éducation nationale. Selon elle, c’est « l’institution qui est devenue maltraitante ». Elle note aussi « un écart entre le discours officiel, ce que les enseignants appellent l’affichage et la réalité concrète : ce qui est beau dans le ciel des idées ou dans les grandes déclarations peut vite se transformer en cauchemar ». Pour la chercheuse, pour que le métier redevienne attractif, « il faudrait que la profession reprenne la main sur le travail ».

Qu’est-ce qui pousse certains professeurs à quitter la profession ?

Clairement, c’est la dégradation des conditions de travail qui les pousse à partir. Les causes qui conduisent les enseignants à démissionner sont nombreuses : surcharge de travail administratif, classes trop nombreuses, élèves en situation de handicap sans AESH ou avec un nombre d’heures insuffisantes, réformes incessantes, demandes de l’encadrement sans rapport avec les moyens octroyés, faible reconnaissance. Dans les entretiens menés avec les enseignants qui démissionnent dans le cadre d’une étude menée au sein du laboratoire IREDU – avec Géraldine Farges et Magali Danner – revenait très souvent le sentiment de n’être « qu’un numéro », un « matricule » voire « un pion » qu’il s’agit de placer devant les élèves. Ce sentiment s’explique par l’impossibilité de la hiérarchie, peut être elle-même surchargée de tâches absurdes et chronophages, d’être à l’écoute et d’apporter un soutien en cas de besoin, qu’il s’agisse d’exprimer une difficulté professionnelle ou de demander conseil pour résoudre un problème.

À qui doit-on ce mal-être de la profession ?

C’est l’institution qui dans son ensemble – ce qui n’empêche pas les exceptions – est devenue maltraitante. Elle est devenue maltraitante comme beaucoup d’administrations aujourd’hui en ce sens qu’elle attend beaucoup de ses agents, leur fixe des objectifs exorbitants – lutter contre l’échec scolaire, inclure des élèves au comportement parfois très perturbé, mettre en place sans cesse de nouveaux dispositifs, faire des projets nouveaux, s’intéresser à des réformes qui ne tiendront que quelques années, rendre sans cesse des comptes sur leurs actions pédagogiques, etc.- sans qu’ elle-même, à travers sa hiérarchie ne soit en mesure, elle, de bien faire son travail d’accompagnement, de résolution des difficultés rencontrées. Il y a comme partout une austérité budgétaire, mais qui serait plus supportable si elle ne s’accompagnait pas d’une augmentation des exigences, démesurées par rapport à ce l’institution donne comme moyens. Il arrive très régulièrement que de jeunes enseignants soient envoyés sur des postes de très mauvaise qualité, fractionnés, sur plusieurs écoles, plusieurs niveaux, etc., sans même parler des élèves qui pour être canalisés, absorbent une attention et une énergie démesurée, et ce, au détriment de la classe, du travail pédagogique. Les professeurs, même expérimentés, en proie à de telles difficultés constatent pourtant la pareille impuissance de leur supérieur hiérarchique direct, quand ils ne sont pas soupçonnés par une hiérarchie plus éloignée du terrain, de faire entrave à des politiques pourtant impossibles à mettre en œuvre concrètement, comme l’inclusion telle qu’elle est demandée et avec les moyens alloués. D’ailleurs, les enseignants regrettent ironiquement que l’injonction à la bienveillance exigée en classe ne s’applique pas aussi aux règles de management.

Il existe ainsi un écart entre le discours officiel, ce que les enseignants appellent l’affichage et la réalité concrète : ce qui est beau dans le ciel des idées ou dans les grandes déclarations peut vite se transformer en cauchemar lorsqu’au ras du sol, il n’existe tout simplement rien pour permettre aux enseignants de gérer des situations incontrôlables ou tout simplement épuisantes. Mis en difficulté par les conditions de prise de poste ou de travail, ils sont souvent culpabilisés plus que soutenus, car l’institution peine à reconnaître qu’elle ne fait pas le travail qui permettrait d’exercer le métier dans des conditions acceptables.

Parmi les anecdotes que livrent les enseignants, il y a celle d’une inspectrice appelée pour constater l’impossibilité de canaliser une élève et qui répond qu’en effet c’est le cas, mais qu’il y a tellement pire, ce qui n’apporte évidemment aucune aide, l’enseignant étant alors obligé de se résigner d’être « tombée » sur cette élève particulièrement turbulente. Il y a aussi ces enseignants obligés d’aller enseigner au moment du COVID, alors même qu’ils sont des individus « fragiles » qui ne doivent pas s’exposer. Ou encore le fait de « dépanner » la hiérarchie sur une mission impliquant une personne en arrêt, s’entendre promettre une prime pour apprendre ensuite qu’il n’y a pas le budget pour accorder cette prime. On peut aussi mentionner les inspections ou les « visites » humiliantes, durant lesquelles le travail est discrédité, rabaissé, alors même que la formation laisse tant à désirer et que les moyens font défaut.

Ce qui fait la cohérence de tout cela, c’est une pratique qui consiste à gérer les enseignants plutôt qu’à les former et les soutenir en tant que professionnels. Peu importe qu’ils soient dans des conditions insoutenables de travail, l’essentiel, c’est, comme ils le ressentent, qu’il y ait un enseignant devant chaque classe, peu importe dans quelles conditions.

Et le mal est maintenant tellement profond que la hiérarchie de l’Éducation nationale a peu de marges de manœuvre pour affecter au mieux les enseignants et éviter aux nouveaux entrants, par exemple, les postes les plus difficiles.

En 2023, le gouvernement a concédé ce qu’il estime être une « revalorisation historique » à laquelle s’ajoute la possibilité de signer des briques de pacte. Estimez-vous que cela permettra de résorber « l’hémorragie » et de créer de nouvelles vocations ?

C’est peu probable, car une des causes de départ, c’est la multiplicité des tâches. En rajouter encore en échange d’un meilleur salaire me laisse dubitative.

Mais alors de quoi ont donc besoin les métiers du professorat pour redevenir attractifs ?

Le mal est tellement profond que j’ai du mal à imaginer un mouvement inverse. En effet, ce qui a réduit l’attractivité du métier, c’est la perte d’autonomie – sauf en classe, et encore – au sens où le temps qui n’est pas devant élèves est désormais contraint par une multitude de tâches qui se sont ajoutées les uns aux autres au fil du temps. Les Obligations Réglementaires de Service se sont alourdies, les suivis des élèves à besoins particuliers exigent de nombreuses réunions, etc. Toutes ces taches suscitent un sentiment d’accablement là où les enseignants, dans un autre état du métier, pouvaient gérer leur temps. Un enseignant qui accueille par exemple des élèves en inclusion dans sa classe est censé faire des « fiches navette » en direction de l’enseignant spécialisé sur lesquelles sont inscrites les activités pratiquées. Et c’est presque toujours comme cela : chaque tâche ajoutée se double d’un travail bureaucratique à réaliser.

Les enseignants doivent par exemple – alors cela dépend aussi des inspecteurs qui amortissent parfois les directives – fournir des tableaux pour justifier des 108 heures qu’ils doivent à l’institution – dans le cadre des ORS donc hors heures devant élève, etc. Et tout est comme cela, avec des variations locales importantes, ils peuvent tomber sur des inspecteurs plus ou moins zélés.

Alors, tout est perdu ?

Pour que le métier devienne attractif, il faudrait que la profession reprenne la main sur le travail. Or, il y a une réalité profonde dont il faut tenir compte, c’est que la Nouvelle Gestion Publique qui s’est imposée en France à l’instar d’autres pays est un processus de rationalisation du travail qui est le plus souvent antinomique avec des professions fortes.

Évidemment, il faut voir au cas par cas, toutes les professions ne sont pas dans la même situation, mais le fait est qu’un véritable rouleau compresseur – machine de guerre de la réforme de l’État – oblige de nombreuses professions pour les obliger à entrer dans un cadre cognitif et pratique de la Nouvelle Gestion Publique, ce qui revient concrètement à faire plus ou autant avec moins. Cela engendre nécessairement une dégradation des conditions de travail et la difficulté de penser son métier, car il est pensé par d’autres qui ne l’exercent pas et n’en connaissent pas nécessairement les contraintes. Ceux qui travaillent doivent alors agir avec deux définitions du travail, une définition professionnelle et une définition managériale, qui entrent en dissonance.

Les syndicats du premier degré ont d’ailleurs été écartés de ce qu’on appelle le Mouvement, c’est-à-dire la gestion des affectations, qui leur assurait une position forte et ce n’est pas pour rien. Même si certaines professions ou segments d’une même profession peuvent tirer leur épingle du jeu, ce qui fait dire à certains ou certaines sociologues qu’on ne peut pas parler de perte d’autonomie ou de dégradation des conditions de travail, dans l’ensemble, elles y perdent essentiellement, en tous cas s’agissant de ces professions intermédiaires de l’éducatif, du soin, du travail social, d’ailleurs souvent occupées par des femmes.

La rationalisation correspond parfois à des politiques supranationales menées à partir d’indicateurs chiffrés, et qui ont parfois des effets inattendus dans les contextes éducatifs nationaux. La notion de « besoin particulier », par exemple, répond à l’objectif comptable de recenser les élèves dont la prise en charge nécessite un enseignement adapté. Cependant, elle se traduit en France par des procédures relevant de la reconnaissance de handicap, dans le but d’allouer des moyens supplémentaires à ces élèves, et on observe une lutte pour s’approprier ces moyens, comme le montre le déficit actuel d’accompagnants. Le nombre d’enfants en situation de handicap a plus que doublé en 15 ans, le nombre d’élèves scolarisés en milieu ordinaire a triplé.

Partout on rencontre les mêmes phénomènes de rationalisation, avec des formes différentes, mais toujours les mêmes effets : la perte de sens.

Je ne vois donc rien qui permette aujourd’hui d’inverser la tendance : la réforme récente des groupes de niveau ou, si l’on préfère de besoin, est imposée comme les autres l’ont été aux enseignants et à leurs représentants, alors même qu’elle ne repose scientifiquement sur rien. Comme le souligne un article récent du Monde (3 avril), « les nombreux dispositifs d’aide mis en place les années antérieures deviennent obsolètes : comment mobiliser les enseignants si chaque rentrée est présentée comme un désaveu de la précédente ? » La réponse est déjà donnée par l’augmentation continue des démissions.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Extrait de cafepedagogique.net du 04.04.24

 

Voir aussi Enseignants, de la vocation au désenchantement », par Sandrine Garcia. La Dispute, 2023 (entretien avec le Café, notamment sur les mesures de réduction des inégalités)

La sous-rubrique Enseignants : Identité (Etudes) (une centaine d’études)

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