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"Hussardes noires, des enseignantes à l’avant-garde des luttes" (entretien du Café avec Mélanie Fabre) - "Les sortir de l’oubli" (le blog de Jean-Paul Delahaye)

8 mars

En cette journée internationale des droits des femmes, Mélanie Fabre revient sur l’histoire des Hussardes noires. Son livre, « Hussardes noires, des enseignantes à l’avant-garde des luttes » paru le 16 février participe à relever un défi, celui de « se pencher sur la manière dont une communauté enseignante au féminin a activement participé à la laïcisation de l’école, justement dans le domaine où ce processus était le plus contesté, celui de l’éducation des filles ». Elle répond aux questions du Café pédagogique.

Vous venez de publier aux éditions Agone un ouvrage intitulé Hussardes noires, des enseignantes à l’avant-garde des luttes. D’où vient cette formule de « hussardes noires » ?

C’est la féminisation de l’expression célèbre de Charles Péguy, utilisée dans son ouvrage L’Argent, publié en 1913. L’écrivain français s’y remémore son enfance, où il était scolarisé dans une école un peu particulière. En effet, il suivit sa scolarité dans l’école annexe d’une école normale où étaient alors formés les futurs instituteurs. Charles Péguy n’était donc pas instruit par un enseignant « titulaire », mais par les jeunes normaliens qui se relayaient pour venir faire classe dans l’école annexe, où étaient réunis des enfants comme lui, heureux cobayes de ces enseignants en devenir.

En parlant de hussards noirs, Péguy fait référence à leur costume, qui lui rappelle celui des soldats : « Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. […] Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. »

L’expression, qui désignait à l’origine exclusivement les élèves-maîtres des écoles normales, a progressivement revêtu un sens plus large pour désigner l’ensemble des instituteurs des écoles publiques de la Belle Époque, combattant avec leurs propres armes en faveur de la République et de la laïcité de l’instruction.

Pourquoi parler alors de « hussardes noires », au féminin ?

Beaucoup de travaux historiques consacrés à la construction de l’école laïque en France ont repris la formule de « hussards noirs », sous-entendant que la défense du régime républicain et de l’école laïque fut l’apanage d’une communauté professionnelle masculine, les femmes étant historiquement plus proches du pouvoir religieux. Cela n’est pas complètement faux : le dimorphisme sexuel dans la pratique religieuse à la fin du XIXe siècle est très net. Les femmes sont beaucoup plus pratiquantes que les hommes. À cela s’ajoute le fait que, lorsque les lois Ferry sont votées dans les années 1880, des écoles normales d’instituteurs, gérées par les pouvoirs publics, existent en nombre depuis la loi Guizot de 1833, alors que les écoles normales de filles sont très peu nombreuses. La proportion de religieuses dans les écoles primaires de filles est beaucoup plus importante que dans l’enseignement masculin, et ces dernières ne quittent véritablement les écoles publiques de filles qu’en 1904. De plus, jusque dans les années 1880, même les institutrices qui n’appartiennent pas à une congrégation ont, pour beaucoup d’entre elles, été formées par des religieuses. L’enseignement féminin est donc, à la fin du XIXe siècle, un bastion de l’Église catholique, beaucoup plus que les écoles de garçons. En toute logique, la sécularisation des écoles masculines est beaucoup plus facile et rapide que celle des écoles de filles, qui, de leur côté, cristallisent les luttes.

Dès lors, comme l’écrit l’historien François Jacquet-Francillon, célébrer « les hussards noirs de la République en oubliant que la laïcisation incomba plus encore aux institutrices, est une sorte de scandale historiographique ».

Mon livre participe à relever ce défi : se pencher sur la manière dont une communauté enseignante au féminin a activement participé à la laïcisation de l’école, justement dans le domaine où ce processus était le plus contesté, celui de l’éducation des filles.

Qui sont donc ces « hussardes noires » ?

Pour cet ouvrage, je n’ai pas mené d’étude sur une grande cohorte d’enseignantes de la Belle Époque. J’ai repéré celles qui avaient été les plus actives dans les débats autour de l’école, que ce soit par leurs textes publiés dans la presse, par leurs interventions dans divers congrès, ou parce qu’elles avaient été plébiscitées lors d’élections professionnelles.

Certaines d’entre elles sont de simples institutrices, comme Marguerite Bodin. Cette dernière est la fondatrice d’une association pacifiste qui cherche à réformer le système scolaire pour en faire un lieu où les enfants seraient socialisés dans un idéal de paix. Elle est aussi une militante féministe, qui, à la tête d’une école mixte (cas rare à la Belle Époque), fait voter filles et garçons lorsqu’il faut prendre des décisions collectives, éveillant les jeunes esprits au principe de l’égalité des sexes, comme elle l’explique dans son ouvrage Les Surprises de l’école mixte (1905).

Mais rares sont les institutrices à acquérir une visibilité publique équivalente à celle de Marguerite Bodin. La plupart des intellectuelles étudiées dans ce livre occupent des postes plus prestigieux dans la hiérarchie de l’Instruction publique : j’ai particulièrement porté mon attention sur une inspectrice générale (Pauline Kergomard), deux professeures d’écoles normales (Marie Baertschi et Albertine Eidenschenk), et sur une directrice de lycée de filles (Jeanne Desparmet-Ruello).

J’ai donc mobilisé la formule de « hussardes noires » dans un sens assez large pour caractériser une communauté d’enseignantes militant pour la laïcité de l’instruction. Toutes partagent les valeurs dont les « hussards noirs » de Péguy furent les porte-drapeaux : foi laïque, républicanisme, optimisme pédagogique, et surtout, sentiment d’être engagée dans une lutte capitale, à l’heure où l’affaire Dreyfus coalise les ennemis du régime et où se développent nationalisme, antiparlementaire et antisémitisme.

Vos « hussardes noires » ne sont donc pas uniquement engagées dans un combat pour la laïcité de l’instruction ?

Effectivement, si leur militantisme naît dans le monde scolaire et y reste étroitement attaché, elles s’engagent dans de nombreux combats. Pour beaucoup d’entre elles, c’est l’affaire Dreyfus qui apparaît comme l’occasion d’une remise en question de la manière dont fonctionne l’école. L’institution scolaire doit-elle être neutre entre ceux qui défendent les principes promus par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et ceux qui condamnent une partie de la population en raison de son appartenance religieuse ? L’école doit-elle ignorer les bruits de la rue et se murer dans un isolement salvateur et propice à l’étude ? L’Affaire sonne pour plusieurs « hussardes noires » l’heure de l’entrée en dissidence dans une institution frileuse, craignant de voir ses enseignantes sortir de leur devoir de réserve.

Le nouveau siècle apporte également son lot de luttes scolaires, politiques et sociales. Les intellectuelles dont la trajectoire est analysée dans ce livre montent par exemple à la tribune des nombreuses universités populaires qui naissent au tournant du XIXe et du XXe siècle. Elles questionnent aussi l’institution scolaire à l’aune de la vague féministe qui se manifeste en France à la Belle Époque. Elles participent en outre à un combat alors fédérateur chez les enseignantes : celui pour l’égalité des salaires entre instituteurs et institutrices, qui n’aboutit pourtant qu’en 1919.

Ces « hussardes noires » sont donc à l’avant-garde de luttes, qui, prises dans un sens large, découlent d’un engagement commun en faveur de l’école républicaine et laïque. À leurs yeux, l’école laïque doit incarner la devise républicaine : elle doit être un lieu d’apprentissage de la liberté par l’acquisition d’une pensée critique dans tous les domaines ; elle doit être le ferment de l’égalité par le traitement équitable de tous les enfants, quels que soient leur classe sociale, leur origine, leur sexe et leur religion, et ce, pour participer à la construction d’une société plus démocratique et plus fraternelle.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Mélanie Fabre : Les hussardes noires de la république ?

Extrait de cafepedagogique.net du 08.03.24

 

Sortir de l’oubli les hussardes noires de la République
Les femmes sont les oubliées de la laïcisation de l’école. L’historien François Jacquet-Francillon le relève, qu’on célèbre « les hussards noirs de la République en oubliant que la laïcisation incomba plus encore aux institutrices, est une sorte de scandale historiographique ». Le roman « Séduction » d’Hector Malot paru en 1881 est de ce point de vue un témoignage de première main.

Delahaye JP

Sortir de l’oubli les hussardes noires de la République et leur rôle majeur dans la laïcisation de l’école

Le 8 mars, journée internationale pour les droits des femmes, approche.

Je saisis cette occasion pour rappeler le rôle majeur des premières institutrices laïques. Ce rappel est nécessaire car, comme l’a écrit l’historien François Jacquet-Francillon, « que nous continuions à célébrer les ‘hussards noirs de la République’ en oubliant que la laïcisation incomba plus encore aux institutrices, est une sorte de scandale historiographique ». Le roman Séduction d’Hector Malot paru en 1881 est de ce point de vue un témoignage de première main sur les premiers temps de notre école laïque à travers le destin d’une institutrice laïque au temps de Jules Ferry.

Le texte qui suit est un extrait d’une étude[1] qu’on peut retrouver dans un dossier Hector Malot, l’écrivain instituteur (direction Christa et Jean-Paul Delahaye), paru dans la revue dirigée par Francis Marcoin, les Cahiers Robinson n° 45, Presses de l’Université d’Artois, 2019.

Le roman Séduction (1881) d’Hector Malot, la question laïque au cœur de l’actualité

Travailler sur ce roman me paraissait d’autant plus utile que pour décrire la situation particulièrement difficile des premières institutrices laïques, la référence est jusqu’à présent le roman « L’institutrice de province » de Léon Frapié, publié en 1897. L’auteur y raconte l’histoire de Louise Chardon, jeune institutrice très investie dans son métier mais qui se heurte aux nombreuses difficultés que peut rencontrer une institutrice laïque dans un village à l’époque : hostilité du curé, des notables, mais aussi manque de soutien de ses supérieurs, de ses collègues, des parents, etc. Rien ne lui est épargné et sa vie devient une sorte de martyre. En mai 1897, le critique littéraire Francisque Sarcey[2] publie un compte rendu du roman de Frapié dans les Annales politiques et littéraires. Il demande à cette occasion à ses lectrices institutrices de lui écrire pour lui dire « si tout ce que dit M. Léon Frapié est vrai »[3]. Sarcey reçoit des dizaines de réponses qui témoignent de la justesse du roman[4]. Mais, ni à ce moment ni plus tard, il n’est fait mention du roman d’Hector MALOT, Séduction, paru pourtant 18 ans auparavant, qui évoque le même sujet[5]. Cet oubli est d’autant plus étonnant et injuste que ce roman de Malot très documenté est au cœur de la mise en œuvre de l’école républicaine au temps de Jules Ferry et que c’est un roman engagé qui soutient la position du gouvernement républicain en matière de laïcité.

Un roman très documenté et au cœur de la mise en œuvre de l’école républicaine au temps de Jules Ferry

Le contexte politique

Trois ans après le succès considérable du roman Sans famille, le roman Séduction paraît en feuilleton, dans le quotidien Le Siècle. Hector Malot précise dans Le roman de mes romans que Séduction « a été écrit du 1er avril 1881 au 4 juillet »[6] et publié dans le journal du 15 avril au 9 juillet 1881[7]. C’est une information de première importance qui indique que l’auteur écrit son texte avec seulement quelques jours d’avance sur sa parution et que son roman est lu en pleine actualité scolaire et politique : vote et promulgation de la loi sur la gratuité de l’école, le 16 juin 1881 ; discussion au Sénat du projet de loi sur l’obligation et la laïcité de l’école primaire qui sera votée le 28 mars 1882. Le moment est donc très sensible. Jules Ferry est pendant cette période président du conseil et ministre de l’instruction publique. Les républicains n’ont la majorité que depuis peu de temps à la Chambre des députés et au Sénat et leur majorité est fragile. La campagne électorale bat son plein car les élections législatives sont prévues les 24 août et 4 septembre 1881, quelques semaines donc après la parution du feuilleton, et ces élections ont une issue incertaine.

Un mot sur le journal Le siècle, qui est un journal voltairien, anticlérical qui combat le catholicisme politique mais qui n’est pas antireligieux. Il est donc sur la ligne des républicains modérés.

Le résumé et les sources d’inspiration du roman

Le roman de MALOT raconte l’histoire d’une jeune institutrice, Hélène Margueritte, qui, après le décès de son père principal du collège de Condé-le-Chatel, peu fortuné, doit prendre en charge sa grand-mère et doit gagner sa vie en devenant institutrice. Hélène, écrit Malot, est « une grande et belle jeune fille de dix-huit à dix-neuf ans » (2). Outre qu’elle va se trouver au cœur de la lutte entre l’Eglise et la République pour la maîtrise de l’école, elle doit affronter, sans jamais y céder, les propositions amoureuses insistantes de certains hommes rencontrés : un notaire, un châtelain et son fils, un conseiller général, un délégué cantonal lui-même notaire aussi, et même… un homme d’église ! Hector Malot connaît le monde scolaire. Nommé délégué cantonal du canton de Vincennes, tout de suite après la guerre de 1870, il a inspecté de nombreuses écoles. Cette fonction lui a sans aucun doute permis une connaissance concrète des écoles primaires au début de la Troisième république[8].

Peut-on confronter le roman de Malot à la réalité vécue effectivement par les institutrices de l’époque ? Philippe Lejeune, spécialiste de l’autobiographie, nous dit la difficulté de répondre à cette question « Pour avoir accès au témoignage d’instituteurs nés au début du XIXe siècle, et qui ont exercé entre 1830 et 1890, il faut rechercher les récits autobiographiques écrits par eux… »[9]. Or, poursuit le chercheur, « le répertoire des autobiographies ne fait apparaître que des hommes… »[10]. On dispose néanmoins de quelques solides informations sur les institutrices grâce aux travaux de Françoise Mayeur, de Françoise et Claude Lelièvre, avec leur précieuse Histoire de la scolarisation des filles. Il y a également les travaux de Daniele Delhome, Nicole Gault et Josiane Gontier, Les premières institutrices laïques, et ceux bien sûr de Rebecca Rogers et de bien d’autres.

Nous avons donc quelques repères historiques pour étayer l’hypothèse que j’avance : le roman de Malot est, 18 ans avant celui de Frapié, une chronique particulièrement bien informée de la vie difficile d’une institutrice laïque au temps de Jules Ferry. L’écrivain lui-même nous dit qu’il a beaucoup travaillé pour préparer son roman et nous livre des informations précieuses sur l’ambiance de l’époque : « Aucun de mes romans ne m’a autant que celui-là donné de peine pour obtenir des réponses un peu précises de ceux que j’avais à questionner. On cause peu dans le monde de l’instruction primaire, et le long esclavage dans lequel son personnel a été maintenu sous tant de régimes divers, mais pour lui toujours le même, lui a laissé des habitudes de prudence que son origine, paysannesque chez le plus grand nombre, n’a fait qu’aggraver. Que gagne-t-on à parler ? Qui sait de quoi demain sera fait ? Je n’aurais pas rencontré en province des instituteurs et des institutrices émancipés par la retraite qui les mettait à l’abri de retours offensifs, que j’aurais dû m’en tenir à mon observation personnelle, et ce n’aurait pas été suffisant »[11].

L’école primaire en 1881 à travers le destin d’une institutrice laïque

Françoise et Claude Lelièvre ont montré que les femmes étaient alors considérées comme les éducatrices normales des filles et des enfants des deux sexes jusque 6 ans. Avec les lois Ferry de 1879, 1881, 1882 et plus tard Goblet de 1886, les institutrices forment en principe un seul corps avec les instituteurs, mais les grilles de salaires sont différentes et au désavantage des femmes[12]. L’école primaire est encore peu valorisée à l’époque, y compris dans le roman de Malot par l’inspecteur d’académie lui-même, un universitaire, qu’Hélène va voir pour obtenir un poste. Cet inspecteur d’académie « était un universitaire qui avait la religion de l’université, mais qui n’avait qu’en très petite estime l’enseignement primaire (120)… Qu’on enseignât à des petits bourgeois de huit ans à décliner ROSA, on était quelqu’un : un bon humaniste, pensez donc ! Mais qu’on apprît à des petits paysans à conjuguer finir ou à répéter un nombre autant de fois qu’il y a d’unités dans un autre nombre donné, la belle affaire en vérité ! » (121).

On sait que les enseignantes du primaire sont alors le plus souvent des filles de classes moyennes modestes, de commerçants, de petits fonctionnaires, alors que les instituteurs viennent principalement de milieux ruraux ou ouvriers[13]. Comme beaucoup d’institutrices des années 1870-1880, Hélène a fait des études secondaires pour obtenir le brevet supérieur mais n’est pas passée par l’école normale. Ce n’est pas étonnant car il n’y a en France à ce moment-là qu’une quinzaine d’écoles normales d’institutrices, c’est-à-dire trop peu pour satisfaire les besoins en institutrices laïques.

Extrait de blogs.mediapart.fr du 03.03.24

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