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Pauvreté. Le « non-recours », un concept malheureux (revue Quart-Monde)

1er février

Le « non-recours », un concept malheureux
Bruno Tardieu

Revue Quart-Monde
268 | 2023/4 : Pauvreté en milieu rural >
p. 44-45

En 2002, l’Observatoire du non-recours, laboratoire du CNRS voit le jour et révèle un fait jamais démenti depuis : une proportion importante des personnes ayant droit à une prestation sociale ne la touchent pas. Plus de vingt ans après, le journal Libération écrit : « La part de la population ne recourant pas à la prestation RSA sur l’ensemble des ayant droit au RSA est de 34 % ».

Dès 2002 des journalistes nous ont appelés pour interviewer des personnes qui ne recouraient pas à leurs droits. Nous n’en avons trouvé aucune : il y avait bien, à un instant donné, des personnes qui ne touchaient pas ce à quoi elles avaient droit. Mais ce n’était pas parce qu’elles n’essayaient pas : elles étaient en train de rechercher toutes les preuves et documents à fournir.

Je me suis ouvert de cela à Philippe Warin, fondateur de l’ODENORE1, très proche d’ATD Quart Monde. Il convient que le mot « non-recours » (qui signifie ne pas demander) est une généralisation : nul ne sait la proportion de gens qui ne demandent pas parce qu’ils ne savent pas, parce qu’ils refusent, ou qui demandent mais sont pris dans les obstacles de l’accès au droit. Il précise que le concept de « non-recours » est plus frappant. D’autres sociologues ayant des responsabilités importantes dans le domaine de la lutte contre la pauvreté m’ont tenu le même discours : politiquement le mot « non-recours » est fort.

Mais il est faux. Et, pour la bonne cause, donne une image fausse des personnes en situation de pauvreté tout en les humiliant. Je pense à Marie-France Zimmer, engagée des années dans l’action pilote qui est devenue la CMU2. Sa santé est très fragile et cette victoire de la CMU est une grande fierté pour elle, comme pour ATD Quart Monde. Mais, il y a quelques années, portée par l’idéologie qui voit dans les ayants-droit aux prestations sociales des probables fraudeurs, la fréquence du réexamen du droit à la CMU est passé de trois ans à un an. Tous les ans, elle doit refaire entièrement son dossier pour prouver sa pauvreté et le fait qu’elle a toujours une maladie qui ne la quittera jamais. Et bien souvent il manque une pièce de l’hôpital ou autre. Et sa CMU est coupée. La peur et la colère l’envahissent, elle se bat d’arrache-pied, et au bout d’un temps incertain sa CMU est rétablie. Mais allez dire à Marie-France Zimmer qu’elle fait partie des gens qui ne font pas recours aux prestations auxquelles elle a droit !... C’est ajouter l’insulte à l’injustice.

Nous sommes dans une situation typique d’injustice d’interprétation qui a créé un tort à ceux qui la vivent3. Qualifier ce non-accès au droit de « non-recours », cela rappelle l’époque récente où la notion de harcèlement sexuel n’existait pas, et les femmes harcelées s’entendaient dire que c’était de la galanterie appuyée.

Le non-recours cache le non-accès systémique : plus de preuves demandées aux pauvres pour débusquer les tricheurs induit plus de coupures. C’est ce que les Québécois appellent de la discrimination indirecte.

Penser avec des pauvres mythiques est une tentation fréquente. Par exemple : les pauvres seraient de vrais rebelles, ils rejettent les institutions, ils ne veulent plus du contrôle social, plus de l’État. C’est un fantasme de bourgeois radicalisés qui rêvent de rejeter les institutions sans en avoir le courage. Ce ne serait pas si grave si cette exagération n’appelait pas mécaniquement l’exagération inverse venant de la part des populations qui croient à un autre mythe : chacun se fait seul, on n’est pas des assistés, etc. « Non-recours ?! Alors qu’il y a 600 euros qui les attendent à la CAF, ils sont sur leur canapé devant leur écran plat et ils sont trop fatigués pour aller les chercher ?... »

« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde », aurait dit Albert Camus. Et on peut ajouter que nommer les choses en dialogue avec les premier.ères concerné.es, c’est un acte basique de justice épistémique.

Extrait de revue-quartmonde.org de décembre 2023

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