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"A l’école de la défiance", cette nouvelle enquête sur le climat scolaire révèle la forte augmentation du malaise enseignant, en particulier vis-à-vis des hiérarchies (dossier)

19 octobre 2022

Education nationale : une nouvelle enquête mesure une augmentation forte des conflits entre enseignants et avec les chefs d’établissements
L’enquête de victimation de l’Autonome de solidarité laïque, qui mesure la violence subie par les enseignants, souligne que les conflits entre adultes augmentent dans les établissements. La défiance envers l’institution progresse également.

C’est une enquête qui souligne l’une des raisons du mal-être enseignant. Au-delà des rapports avec les élèves, « on assiste à un véritable effondrement de la qualité des relations entre adultes », écrivent les chercheurs Eric Debarbieux et Benjamin Moignard, spécialistes de la violence scolaire, dans une enquête de victimation réalisée pour l’organisation l’Autonome de solidarité laïque et diffusée le 18 octobre.

Sur un échantillon représentatif de 8 851 personnels de l’éducation nationale – des enseignants en majorité, mais aussi personnels administratifs et de santé, des membres de la vie scolaire, des AESH et des personnels de direction –, les chercheurs relèvent que le climat scolaire s’est fortement dégradé entre 2013, date de leur dernière enquête sur un échantillon similaire, et 2022, passant de 37,8 % à 50 % d’insatisfaits. L’augmentation des conflits est « avérée » au sein des équipes pédagogiques, avec 40,5 % des répondants qui jugent que l’équipe est « peu ou pas solidaire », contre 33,6 % en 2013.

La défiance est particulièrement forte entre les équipes et leur direction : « Près de la moitié des personnels interrogés perçoivent une mauvaise qualité de la relation enseignants/directions, en augmentation de 14 points par rapport à l’enquête précédente », indique le rapport. De même, on passe, entre 2013 et 2022, de 23,5 % à 38,1 % des répondants qui déclarent ne pas se sentir « respectés » par leur direction. De manière concomitante, la part des personnels se disant victime de « harcèlement moral », en particulier de la part de la direction, est en forte augmentation.

Lassitude des chefs d’établissement [...]

Extrait de lemonde.fr du 18.10.22

 

Climat scolaire : Un bilan très négatif de la politique Blanquer
"L’école de la défiance ", c’est l’intitulé du rapport issu de l’enquête menée par les deux sociologues de l’éducation que sont Éric Debarbieux et Benjamin Moignard – grands spécialistes de la violence en milieu scolaire et du climat scolaire – pour l’Autonome de Solidarité Laïque (ASL). Et c’est une petite bombe. Loin des discours sur une prétendue école où la montée de la violence serait galopante, l’enquête montre une relation plutôt apaisée et satisfaisante entre les personnels des établissements du second degré et les élèves. Là où le bât blesse, c’est dans la relation avec la hiérarchie hors établissement avec une défiance forte chez près de 8 sondés sur 10. Un bilan sans appel de la politique Blanquer et surtout de la façon autoritaire dont il a mené les réformes lors du dernier quinquennat.

« L’Autonome de Solidarité Laïque (ASL) veut porter la voie des personnels », explique Vincent Bouba, président de l’association. « C’est pourquoi il était important de recueillir le ressenti et les maux de la profession ». Le rapport « l’école de la défiance » se veut être une perception du quotidien du métier, de l’environnement et du rapport aux autres des personnels en poste dans les établissements du second degré. « Après notre première étude de 2013, nous souhaitions savoir ce qui avait évolué, si les problématiques d’il y a dix ans étaient toujours d’actualité » ajoute Vincent Bouba. « La réalité de ces résultats ne peut être ignorée par le ministre de l’Éducation nationale. Le combat de l’ASL dans les mois à venir sera d’œuvrer au service d’un climat apaisé dans nos établissements » conclut le président de l’ASL.

Pour Benjamin Moignard et Éric Debarbieux, les enquêtes de victimation et de climat scolaires sont une tradition ancienne, leurs travaux cherchent à mieux comprendre les conditions de travail des personnels. « Nous avons proposé cette enquête à l’ASL car nous percevions dans les établissements, sur le terrain, des changements. Nous souhaitions pouvoir les évaluer » explique Benjamin Moignard.

Et les résultats de cette enquête ont de quoi surprendre. Ils sont sans appel quant aux effets de la politique Blanquer sur le « moral des troupes ». « Cette enquête est surtout éclairante d’une organisation en plein malaise dans ses modes de fonctionnement et de gouvernance » indique le rapport. Contrairement à 2013, les chercheurs ont interrogé les personnels sur le sentiment d’une laïcité menacée au sein de l’école, une question « alimentée parfois par les discours malsains d’une partie du personnel politique et d’idéologues plus soucieux d’attiser les haines que de les apaiser » selon le rapport.

Forte dégradation du climat scolaire mais une relation avec les élèves satisfaisante

Première surprise, une forte dégradation du climat scolaire entre 2013 et 2022 d’après les personnels. 37,8 d’insatisfaits en 2013, 50,7 en 2022. Soit un bond de 13%. Plus d’un personnel sur deux. En lycée professionnel, 56%, contre 41% en lycée général et 54% en collège, « une conséquence du tri social qui s’opère dès la troisième » explique Éric Debarbieux. Pour autant, la relation aux élèves est positive, elle est même en hausse de 2% par rapport à 2013 passant à 80,1% et très majoritairement, les personnels se sentent respectés par les élèves (84,5%).

Des phénomènes de violence rares

Concernant la violence, sa perception par les personnels reste stable. La victimation des personnels par les élèves a même baissé de plus de 2% puisque 40,2% des personnels rapportent s’être fait injuriés dans le cadre de leur fonction. D’ailleurs, 98% des personnels déclarent n’avoir jamais été victimes de violences physiques, contre 95,2% en 2013. Les violences avec armes restent rarissimes, 0,4% des répondants. Quant aux intrusions, elles sont d’une extrême rareté, seulement 0,4% déclarent avoir été agressés par des individus extérieurs à l’établissement.

Le rapport note que les personnels exerçant en éducation prioritaire, les personnels non-enseignants – la vie scolaire et les personnels en charge de classes spécialisés sont plus souvent victimes de leurs élèves que leurs collègues. Les personnels les moins exposés exercent en lycée général, « une conséquence du tri social, sachant que la sociologie de la violence reste une sociologie de l’exclusion » notent les deux chercheurs.

Effondrement de la qualité des relations entre adultes

La grande surprise, et pas une bonne, c’est l’effondrement de la qualité des relations entre adultes avec une remise ne cause très forte des hiérarchies, tant proches que lointaines.

78% des personnels estiment ne pas être respectés par la hiérarchie externe à l’établissement – rectorats, ministère. Seulement 7% des enseignants ont une évaluation positive des réformes, 40% chez les personnels de direction. Ces résultats signifient que 93% et 60% des personnels chargés d’appliquer les différentes réformes du dernier quinquennat les désapprouvent. Au niveau de la réforme de la formation initiale, le constat est là aussi sans appel. Ils sont moins de 8% à l’approuver. Et près de 7 enseignants sur 10 s’estiment mal formés – C’était 58,1% des personnels en 2013.

Au sein des établissements, là aussi les relations se dégradent. Près d’un personnel sur deux (48%) perçoit une mauvaise qualité de la relation enseignants/direction. Ils étaient 34%, il y a dix ans. 40,5 % des personnels pensent que les équipes ne sont pas solidaires, contre 33,6 en 2013.

Autre résultat marquant, un personnel sur cinq déclare avoir été harcelé moralement lors de l’année 2021-2022, ils étaient un sur dix en 2013. Pour la grande majorité des répondants, le harcèlement est le fait de membre du personnel – 43% par la direction pour les enseignants et CPE. Autre indication du climat régnant dans les équipes, près d’un personnel sur trois (30,6%) déclarent avoir été mis à l’écart par une partie au moins des membres du personnel de leur établissement, là encore la hausse est conséquente, c’est 12,3% de plus qu’en 2013.

Effondrement de la satisfaction dans le métier

Les auteurs du rapport notent « un immense malaise dans l’organisation scolaire où il ne s’agit pas de dire que les directions sont moins efficaces qu’antérieurement, mais que la perte de sens liée à des réformes mal comprises et malmenantes, ajoutée à la crise sanitaire et à une communication ministérielle erratique, ont placé les cadres de terrain dans des situations très difficiles à gérer ».

Les revendications salariales, peu nombreuses en 2013, sont fortes en 2022, « elles témoignent d’un fort sentiment de déclassement et de maltraitance politico-institutionnelle » commentent Éric Debarbieux et Benjamin Moignard. Le résultat de cette perte de sens et de reconnaissances – tant sociétal que financière – amène à une hausse exponentielle du nombre de personnels insatisfaits par leur métier, 55% contre 24% en 2013. Les auteurs parlent d’effondrement. Et quand on interroge les personnels sur le fait de songer à quitter le métier, plus d’un répondant sur deux y pense souvent ou très souvent (51,3%), ils étaient 30% en 2013.

Une laïcité menacée au sein de l’école mais qui se base plus sur un sentiment que sur des faits

La dernière partie de l’enquête intègre des questions liées à l’actualité de ces dix dernières années. Elle interroge les personnels sur le sentiment d’une laïcité menacée au sein de l’école - 53% des personnels partagent cette inquiétude, sur l’obligation de demander aux élèves de modérer leurs propos – la moitié des répondants demandent assez souvent ou souvent à leurs élèves de modérer leurs propos et sur la remise en cause de leur enseignement – 13% y sont confrontés assez souvent ou très souvent.

Ces chiffres, plus d’un enseignant sur deux estimant la laïcité menacée à l’école, sont largement tempérés par les chercheurs. « Le fait d’enseigner en REP ou non n’a pas d’incidence significative sur ce sentiment, comme la composition sociale des établissements. Plus que ces variables sociales, la question du climat scolaire est là encore centrale : 63% des répondants qui se disent insatisfaits du climat scolaire considèrent la laïcité menacée à l’école, contre 38% de ceux qui apprécient le climat le plus favorablement. Il semble donc que les craintes à l’égard de la laïcité s’insèrent dans une appréhension plus négative de l’école en général, plutôt que sur la base des contextes d’exercice du métier ».

Quant aux demandes de modération de leurs propos aux élèves, c’est en grande partie lié aux insultes et langage déplacés, sur les situations de racismes, de xénophobie ou de LGBT-phobie. 24% évoquent la religion. Et pour la remise en cause des enseignements pour motifs religieux, ils sont 16% des enquêtés (sur les 13% des répondants de l’enquête) à déclarer une remise en cause en lien avec la religion.

Pour Jean-Louis Linder, vice-président de l’ASL, ce rapport vient en complément du baromètre annuel de l’association. « L’ASL constate une vraie défiance des personnels » explique-t-il, « elle est ancrée. Il faut trouver des solutions. Nous, l’ASL, sommes force de proposition ». L’association propose une prise de position ferme de la justice pour une prise en compte systématique des plaintes concernant les insultes, menaces et la diffamation des personnels d’éducation. Une automaticité de la protection fonctionnelle pour tout personnel qui la demanderait, « quoi qu’il en coûte ». Une réflexion autour du fléchage des lignes budgétaires de l’éducation nationale et sur les priorités pour améliorer le climat scolaire et le bien-être des personnels et enfin, la prise en compte de la voix des partenaires de l’École et le dialogue systématique sur les problématiques de protection des personnels.

Lilia Ben Hamouda

Le rapport

Extrait de cafepedagogique.net du 19.10.22

 

Éric Debarbieux : Le quinquennat Blanquer a été celui du repli sur soi
Spécialiste internationalement reconnu de la violence scolaire, ancien délégué ministériel chargé de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire et ancien Président de l’Observatoire International de la Violence à l’Ecole, Éric Debarbieux est l’un des chercheurs, au côté de benjamin Moignard, de l’enquête réalisée par l’Autonome de Solidarité Laïque (ASL) « À l’école de la défiance ». Une enquête pour mesurer les transformations vécues par les personnels et l’évolution de leur perception en 10 ans. Il revient sur ce travail et les questions qu’il soulève.

Pourquoi une telle enquête maintenant ?

Depuis plusieurs années, nos recherches – à Benjamin Moignard et moi - sont axées sur le climat scolaire et la violence en milieu scolaire. Après le quinquennat Blanquer, il nous semblait judicieux de mener une nouvelle enquête, dix ans après celle que nous avions menée en 2013. On sentait sur le terrain une montée en puissance de la défiance envers la hiérarchie et un certain malaise dans les équipes, nous souhaitions quantifier ce malaise.

Et puis, concernant la violence, tellement de choses circulent et sont récupérées politiquement de façon très souvent nauséabonde, qu’il nous semblait important de mettre un peu de raison dans le débat public.

Que nous apprend-elle du climat scolaire ?

Il est important de rappeler que le climat scolaire, ce n’est pas simplement le bien-être des élèves. C’est le point de vue de différentes catégories de différents acteurs des conditions de travail au sein d’un établissement scolaire mais aussi la manière dont le contexte extérieur rejaillit sur ces conditions de travail. Effectuer une enquête de climat scolaire, c’est aller voir si les différents personnels d’un établissement ont des visions qui se heurtent, qui se complètent ou sont les mêmes. C’est voir comment les différents acteurs d’un établissement interagissent. Le concept de climat scolaire donne donc une vision sur l’organisation du système, c’est de la sociologie des organisations.

Notre enquête nous apprend donc que le climat scolaire s’est dégradé de façon notable, on passe de 37,8% d’insatisfaits en 2013 et 50,7 en 2022, soit plus d’un enseignant sur deux. C’est assez spectaculaire. Cette insatisfaction est très peu sur la relation aux élèves mais beaucoup sur la relation aux adultes.

Dans quel état est la relation élèves-personnels ?

La relation aux élèves reste à un bon niveau pour 80% des répondants, il y a même une légère amélioration - +2%, qui est significative sur le plan statistique. Le sentiment d’être respecté par les élèves est là aussi à un niveau satisfaisant pour 84% des sondés. Ces résultats ne minorent en rien les difficultés que rencontrent les personnels, cela ne signifie pas que tout est parfait, nous ne relativisons pas sur le plan qualitatif mais sur le plan quantitatif, il est important de le rappeler. On est donc face à un effondrement du climat scolaire mais pas de la relation aux élèves. C’est loin de la conception ethnologique des sauvageons.

Les personnels sont-ils plus victimes de violence aujourd’hui qu’en 2013 ?

Les personnels ne perçoivent pas plus de violence qu’en 2013. Et quant aux violences orales subies, les personnels déclarent qu’elles ont sensiblement baissé – une baisse de 2%. Quant aux violences physiques, là aussi elles restent très à la marge – 2% des sondés. Les violences avec armes – et souvent des armes par destination, cutter, ciseaux…- sont d’une extrême rareté.

C’est l’occasion pour moi de rappeler que le drame du meurtre de Samuel Paty ne doit pas être un fait divers, c’est une tragédie. Il ne faut pas que cette tragédie soit l’occasion d’une récupération malsaine, politique et parfois médiatique qui ne tient pas compte de la réalité de la chose et qui méprise quelque part Samuel Paty qui est une victime exceptionnelle d’une tragédie exceptionnelle et non pas le résultat d’une augmentation des violences faites aux personnels de l’éducation. Il ne faut pas faire de ce drame exceptionnel la clé de ce que vont être les relations entre les élèves et les professeurs, particulièrement les élèves que l’on pense être musulmans.

Il me semble aussi important d’ajouter que lorsque violence il y a, elles sont généralement internes à l’établissement et que très rarement du fait d’éléments externes. Les phénomènes d’intrusion sont donc loin d’être majoritaires. Encore une fois, je ne minimise pas la gravité de ces intrusions, mais je les quantifie. Ce n’est pas la vidéo protection, les grilles qui protégeront les établissements. Le problème des violences s’inscrit au cœur du pédagogique.

Dans quel état est la relation des personnels entre eux ?

On constate un effondrement de la relation entre adultes, et à une défiance forte envers les hiérarchies. 78% des répondants ont exprimé l’idée qu’ils ne sont pas respectés par la hiérarchie hors établissement. C’est une évaluation extrêmement négative de la manière de faire les réformes. Le précédent quinquennat était basé sur un double langage, Blanquer qui affirmait ne pas vouloir faire de réformes ou encore qui parlait de confiance… Les réformes ont été nombreuses, et souvent dans la douleur pour les personnels : réforme du bac ou encore du lycée. Il y a un sentiment d’une hiérarchie qui serait complètement hors-sol mais cette enquête montre aussi l’impuissance d’un ministre, aussi autoritaire soit-il.

Autre surprise : la hiérarchie proche est elle-aussi beaucoup plus négativement perçue qu’en 2013, un bond de 14% d’insatisfaits, près de la moitié des personnels. Cela ne signifie que les chefs d’établissements sont devenus plus mauvais, mais que l’organisation place les cadres intermédiaires que sont les chefs d’établissement en position de « sandwich » entre une hiérarchie qui les charge – et les soutient peu comme lors du Covid où les informations étaient données aux médias avant qu’elles ne leur arrivent, et une base qui ne supporte plus le discours de la « confiance » ou encore de la bienveillance.

Dans cette enquête de victimation, le harcèlement moral ressenti a aussi fait un bond. Plus d’un enseignant sur cinq, contre un sur dix en 2013. C’est un indicateur sur la façon dont sont perçues les relations. La solidarité dans les équipes s’est aussi affaiblie.

Toute cela montre une montée de l’incivilité, qui n’est pas seulement de ne pas se dire bonjour, mais qui se caractérise par le repli sur soi, le repli dans son pré carré, dans sa classe. Les espaces publics - cours de récréation, escaliers, sont abandonnés par le collectif laissant ouverte la possibilité d’une violence qui monterait, c’est dangereux.

Que nous dit votre enquête de la gestion du ministère de l’éducation nationale ces cinq dernières années ?

Je ne veux pas accabler Blanquer mais sa pratique ministérielle a été totalement autoritaire, loin du discours de l’autonomie ou de la confiance. Ce n’est pas parce qu’un ministre a une idée, qu’elle va être appliquée d’un claquement de doigt. Il y a une méconnaissance totale de la manière de faire réforme. « On ne change pas une société par décret » disait Crozier. J’ajouterais « on ne change pas une profession contre elle ». La confiance et la bienveillance ne se décrètent pas. C’est un problème d’organisation, de structure pyramidale malgré un discours qui se veut faire confiance à la base.

93% des professeurs désapprouvent la réforme du Lycée ou du bac, ceux qui sont chargés de l’appliquer dans la classe. Et 60% lorsque l’on inclut les directions. Comment voulez-vous que cela puisse fonctionner ?

Autre point, le problème du recrutement n’est pas lié seulement aux salaires, mais à l’évolution extrêmement négative du bonheur au travail chez les personnels en poste. Alors une politique salariale pour les entrants dans le métier ne suffira pas à pallier les problèmes de recrutement ou d’abandon de postes. Aujourd’hui, 55% des enseignants se déclarent insatisfaits, contre 31% en 2013 et 51,3, plus d’un enseignant sur deux, songent souvent à quitter le métier. C’est là aussi un effondrement.

Comment les choses pourraient-elles changer ?

Nous n’avons pas de solution miracle, cela n’existe pas, comme pour le harcèlement d’ailleurs. Il faut être dans un accompagnement au plus près du terrain par le terrain avec de profondes évolutions idéologiques et de profondes évolutions au niveau de la formation qui ne se feront pas à coups de baguette magique. On pointe un problème, si on ne le pointe pas, il ne peut être résolu.

Vous avez ajouté une nouvelle thématique liée à la laïcité. Les profs pensent-ils que la laïcité est vraiment menacée à l’école ?

La moitié des équipes pensent que la laïcité est menacée au sein de l’école, ce qui signifie que l’autre moitié ne le pense pas. Le drame Samuel Paty participe à cette perception.

Au niveau de la remise en cause de l’enseignement, c’est le fait d’élèves perturbateurs qui auront proférés des injures ou critiquer la manière dont le prof fait cours sans lien avec une quelconque idéologie. Les remises en cause pour faits religieux sont vraiment à la marge, et à égalité avec les remises en cause racistes, xénophobes ou LGBT-phobes, ou en lien avec les théories du complot…

Beaucoup à la lecture du rapport se contenteront de crier au loup, mais le rapport montre bien que la perception est liée à plusieurs éléments. Et j’ajouterai que la responsabilité des discours politiques est très importante dans ces perceptions.

Je profite d’ailleurs de notre entretien pour rappeler l’avertissement que j’avais fait lors de mon audition au Sénat : nous avons une responsabilité politique. La radicalisation du discours politique qui fait du rejet de l’autre un argument électoral a évidemment des conséquences en cours de récréation. Le processus d’ethnicisation des rapports sociaux est clair : je te rejette, tu me rejettes, on fait du nous contre eux et du eux contre nous. Les adultes, le personnel politique et une partie du personnel médiatique ont une responsabilité clé. Nous sommes dans une bi-radicalisation de deux extrêmes : extrême droite et risque de radicalisation – limité - chez certains élèves.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Extrait de cafepedagogique.net du 19.10.22

 

Climat scolaire, un effondrement qui n’est pas dû aux élèves (E. Debarbieux et B. Moignard pour l’ASL)

La méfiance des personnels de l’Education nationale "est devenue telle que tout pilotage hiérarchique, bureaucratique et centralisé est voué aux gémonies, même, et peut-être surtout, celui d’un pouvoir vertical qui affirme de bien haut la liberté des acteurs", estiment Eric Debarbieux et Benjamin Moignard. Les deux chercheurs présentaient, ce 18 octobre, les résultats de l’enquête menée juste avant l’été pour l’Autonome de solidarité laïque et titrée "A l’école de la défiance", une allusion claire à la "loi Blanquer" titrée "pour une école de la confiance".

"On assiste, écrivent-ils dans leur rapport, à un véritable effondrement de la qualité des relations entre adultes, en lien avec une remise en cause très forte des hiérarchies, tant proche que lointaine", puisque 78 % des 8 851répondants, tous personnels du 2nd degré, enseignants, personnels de direction, CPE et vie scolaire, personnels administratifs, personnels de service..., estiment "ne pas être respectés par la hiérarchie hors établissement". Les réformes récentes ne sont approuvées que par "moins de 7 % pour les enseignants" et 44 % des personnels de direction.

Le climat scolaire s’est donc "fortement dégradé entre 2013 et 2022", si l’on compare les réponses données cette année à celles données une dizaine d’années plus tôt à une enquête comparable. Le pourcentage d’insatisfaits passe de de 37,8 % à 50,7 %. Mais les élèves n’en sont pas responsables." 80 % des répondants pensent que la relation entre enseignants et élèves est bonne ou plutôt bonne contre 78 % en 2013. "Le sentiment d’être respecté par les élèves reste très majoritaire (84,5 %), dans toutes les catégories de personnels." 42 % des personnels rapportaient avoir été injuriés dans le cadre de leur fonction en 2013, ils sont cette année 40 %. Quant aux violences physiques, elles sont "toujours extrêmement rares". Les violences avec armes sont "rarissimes (moins de 0,4 % de l’échantillon) et il s’agit dans la plupart des cas d’armes par destination (cutter, compas, outil en atelier)". Les auteurs commentent : une donnée qui rend "totalement caducs les fantasmes de détecteurs de métaux et de fouilles des cartables pour régler le problème". De même pour la vidéoprotection puisque les violences par intrusion sont rares : "2 répondants sur l’ensemble se sont fait frapper par des intrus et 4 par des inconnus à l’extérieur de l’établissement".

En ce qui concerne le sentiment que la laïcité est menacée, qu’expriment 53 % des répondants, c’est plus souvent le fait des personnels qui se disent insatisfaits du climat scolaire, 63 % d’entre eux, alors que ce n’est le cas que de 38 % de "ceux qui apprécient le climat le plus favorablement". Eric Debarbieux fait d’ailleurs le lien entre ce sentiment et celui de n’être pas protégé par l’institution, de n’être pas soutenu. En revanche "le fait d’enseigner en REP ou ailleurs n’a pas d’incidence significative sur ce sentiment."

13 % des personnels sont confrontés "très souvent ou assez souvent" à des remises en cause de leur enseignement, mais les contestations portent plus souvent sur "les méthodes pédagogiques utilisées" que sur les contenus. Au total, 3,7 % des répondants ont été "confrontés, souvent ou très souvent, à une remise en cause de leurs contenus en lien avec la religion". Ces remises en cause ne génèrent "pas forcément" des tensions fortes. "Ca fait partie du travail", estiment beaucoup d’enseignants.

La moitié des personnels disent "demander assez souvent ou souvent à leurs élèves de modérer leur propos", souvent des insultes ou un "langage déplacé ou, pour un quart des répondants, "des situations de racisme ou de xénophobie et de LGBT-phobie" et dans la même proportion, "à propos de la religion" tandis que "15 % des personnels sont confrontés à des discours liés aux théories du complot".

Ces difficultés sont donc réelles, mais elles n’expliquent pas cet "effondrement" du climat scolaire. "La principale évolution des victimations déclarées par les personnels" est due aux relations entre personnels", on passe en 10 ans de 11 % à 20 % de répondants s’estimant harcelés. "Très majoritairement, ce harcèlement supposé n’est pas exercé par les élèves, mais d’abord par d’autres professionnels." Les équipes pédagogiques sont jugées peu ou pas solidaires par 40 % des répondants en 2022 contre 33 % en 2013. La moitié des personnels interrogés (48 %) perçoivent une mauvaise qualité de la relation enseignants/direction, en augmentation de 14 % par rapport à l’enquête précédente. "La perte de sens liée à des réformes mal comprises et malmenantes, ajoutée à la crise sanitaire et à une communication ministérielle erratique, ont placé les cadres de terrain dans des situations très difficiles à gérer (...). La réforme de la formation est conspuée avec un taux d’approbation de moins de 8 % (...). Le scepticisme et la souffrance au travail ont été multipliés tant pour ces cadres que pour la base."

"On passe de 31 % de personnes déclarant n’être pas satisfaites de leur métier à 55 %" en 10 ans. En 2013, 30 % des répondants songeaient souvent à quitter leur métier, ils sont 51 % dans ce cas en 2022. "Le problème n’est donc pas simplement d’attirer de nouveaux enseignants, mais de retenir les autres ou d’éviter leur découragement", concluent les deux auteurs.

Quant à l’Autonome de solidarité, dont la fonction est de "prévenir les risques du métier", mais aussi d’intervenir lorsqu’un personnel de l’Education nationale est mis en difficulté au plan juridique, elle constate qu’après une décrue du nombre des dossiers, liée à la pandémie, leur nombre revient au niveau d’avant crise, et ce sont toujours les menaces ou les diffamations qui viennent en tête. Elle note pourtant une évolution, les demandes de conseils, qui représentait 7 % des dossiers en 2021, est passée à 25 %, une évolution sans-doute révélatrice du besoin de s’adresser "à un tiers de confiance" plutôt qu’à l’administration. L’ASL note également que le nombre de dossiers traités par la Justice diminue très sensiblement : "Il y a de plus en plus de refus de prise en compte (des plaintes) dans les commissariats (...). Alors qu’en 2020, 4,5 % des dossiers étaient traités au tribunal, ils sont moins de 1 % en 2021." L’ASL y voit une des causes de la défiance des enseignants à l’égard des institutions étatiques, qui ne semblent pas considérer qu’ils méritent attention et protection.

Extrait de touteduc.fr du 18.10.22

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