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Défense de « l’Affirmative action » ("action affirmative" en français) américaine

18 novembre 2005

Extrait du « Figaro » du 17.11.05 : L’« action affirmative » pour forcer les portes de l’intégration

Au lieu de se plaindre du regard parfois caricatural que les étrangers portent sur la crise des banlieues, il serait plus opportun d’étudier les méthodes qu’ils ont utilisées pour favoriser l’intégration. Ainsi l’« action affirmative » pratiquée aux Etats-Unis depuis les années 60 mérite un examen attentif et lucide, fondé non sur des idées reçues comme il en circule tant en France, notamment dans les cercles gouvernementaux, mais sur les faits. Décryptage en dix points.

1) La traduction française « discrimination positive » est une absurdité : le mot « discrimination » n’a jamais eu le moindre sens positif ni en français ni en anglais. Adopter un terme aussi contradictoire, c’est discréditer d’emblée la méthode. La vraie discrimination (forcément négative), c’est la réalité de la France aujourd’hui.

2) Qu’est-ce alors que l’« action affirmative » ? Ceci : les entreprises et les agences publiques doivent engager des employés issus des minorités sous peine d’être en infraction avec la législation sur la non-discrimination dans l’emploi, et les universités doivent considérer que l’appartenance à une minorité est un « plus » dans le dossier d’un étudiant, comme le sont les activités sportives ou civiques. L’action affirmative, c’est un « coup de pouce » donné aux minorités, et non l’instauration de quotas. Contrairement à ce que l’on dit souvent ici, les quotas sont interdits aux Etats-Unis.

3) Il est aussi faux de dire que chaque Américain serait définitivement « fiché » selon sa « race ». Déclarer son appartenance ethnique, lors du recensement d’une candidature dans une université ou dans une entreprise, est toujours facultatif. L’appartenance ethnique n’apparaît ensuite sur aucun document officiel (permis de conduire, carte de Sécurité sociale, passeport). Rappelons que la carte d’identité n’existe pas aux Etats-Unis.

4) On oppose souvent le « modèle républicain à la française » à un prétendu « modèle communautariste à l’américaine ». Cela n’a pas de sens. Les deux Constitutions - française et américaine - garantissent l’égalité de tous les citoyens sans distinction de sexe, de religion ou d’origine. Aux Etats-Unis, l’action affirmative n’est ni un principe constitutionnel ni le projet de figer la société dans des divisions communautaires. C’est une méthode pragmatique, pour faire entrer les minorités défavorisées dans la marche économique de la nation.

5) L’action affirmative ne contrarie pas davantage l’« égalité des chances » telle que la conçoit la loi Borloo. Au contraire, c’est son objectif. En 1965, le président Johnson l’avait définie ainsi : « Nous ne cherchons pas seulement la liberté, mais l’égalité des chances. Pas seulement l’égalité en tant que droit et théorie, mais l’égalité en tant que réalité et résultat. »

6) Quarante ans après cette déclaration, on ne peut que constater les progrès accomplis : en 1960, seuls 13% des Noirs faisaient partie de la classe moyenne ; ils sont aujourd’hui 66%. Certes, ces chiffres signifient aussi qu’un tiers des Noirs vivent encore dans la pauvreté (comme l’a montré la catastrophe provoquée par l’ouragan Katrina) et que bien du chemin reste à parcourir. Mais passer de 13% à 66% d’« intégrés économiques » dans un pays héritier de l’esclavage et de la ségrégation, c’est une impressionnante avancée.

7) L’action affirmative a aussi entraîné une prodigieuse évolution des mentalités. Jusqu’aux années 60, le sud des Etats-Unis était régi par une ségrégation implacable, que maintenaient les tribunaux et la police locale, et leur auxiliaire direct, le Ku Klux Klan. Dans le nord, les Noirs avaient été repoussés vers des ghettos insalubres où sévissaient la criminalité et le chômage. Aujourd’hui, le racisme n’a pas disparu, mais il est devenu légalement et socialement inacceptable ; tous les enfants apprennent à l’école la vie de héros nationaux comme Martin Luther King ou Rosa Parks ; Colin Powell a dirigé l’armée des Etats-Unis, et Condoleezza Rice conduit les Affaires étrangères.

8) Contrairement à ce que prétendent certains responsables français, les Etats-Unis n’ont pas renoncé à l’action affirmative. Sa nécessité a été reconfirmée par la Cour suprême en 2003. Outre les Noirs, tous les groupes exposés à des discriminations dans l’emploi - souvent encore les femmes, mais aussi les Hispaniques, les homosexuels, les handicapés - demandent à leur tour à en bénéficier.

9) C’est vrai, cette méthode n’est pas sans défaut : elle provoque frustrations, conflits, procès ; elle s’accompagne d’une bureaucratie tatillonne. Il ne faut pas croire que les Américains s’y soient jamais pliés facilement. Pour que les gouvernements successifs et les tribunaux l’aient imposé, il a toujours fallu deux clés. D’abord, la prise de conscience nationale que sans intégration l’avenir du pays tout entier était en danger, et c’est cette prise de conscience qui sous-tend la volonté politique. Ensuite, une économie dynamique et créatrice d’emplois : quand les jobs sont rares, il est très difficile, sinon impossible, de faire accepter que des postes soient réservés à une catégorie de citoyens. Le chômage, c’est l’une des causes principales de l’échec de l’intégration en France.

10) Pas plus qu’elle ne prône le communautarisme, l’action affirmative ne le crée. Mais elle prend acte que le communautarisme existe et s’efforce de le combattre. Oui, il peut sembler choquant, sur le plan des principes, d’identifier les citoyens selon leurs origines ethniques. Mais c’est oublier que dans la réalité ces citoyens sont déjà identifiés comme tels, qu’ils sont déjà séparés les uns des autres dans des communautés tenues à l’écart, et qui, par voie de conséquence, se replient sur elles-mêmes. Vaut-il mieux s’arc-bouter sur des beaux idéaux au prix d’un dramatique immobilisme ? Ou opter pour le moindre mal, c’est-à-dire regarder la réalité de la France en face et tâcher avec détermination et modestie d’ouvrir vraiment les portes de l’intégration ?

Nicole Bacharan, historienne, politologue, spécialiste des Etats-Unis, auteur de Faut-il avoir peur de l’Amérique ? (Seuil).

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