Réflexions sur la notion de « lien social »

20 décembre 2006

Extraits de « Horizons stratégiques », le19.12.06 : Les évolutions du lien social, un état des lieux

Une étude de Pierre-Yves Cusset

Résumé

Le « lien social » est le plus souvent évoqué sur le mode de la déploration. Il se déliterait sous la pression d’un individualisme triomphant. Pourtant, la grande majorité des sociologues estime que l’implosion ou l’atomisation de la société ne sont pas à l’ordre du jour. Si les modes de sociabilité évoluent, les liens ne sont globalement ni moins nombreux ni moins riches aujourd’hui qu’hier.
Il reste que les diagnostics pessimistes peuvent s’alimenter d’un certain nombre de réalités telles que la déstabilisation de la famille, la croissance de l’isolement et de la dépression, le désinvestissement de la sphère politique, la hausse de la délinquance et des incivilités ou encore les difficultés rencontrées par notre modèle d’intégration.
Certaines de ces évolutions peuvent se lire comme la contrepartie des libertés nouvelles portées par l’approfondissement - et peut-être l’accélération - du processus historique d’individualisation. Celui-ci a tendance à changer les caractéristiques d’un lien social qui devient davantage construit à partir de l’individu et moins hérité du passé ou imposé par le groupe.

Tout bien considéré la bonne santé du lien social semble menacée par trois risques principaux. Premièrement, et pour des raisons à la fois démographiques et sociologiques, il existe un risque d’aggravation des situations d’isolement, tout particulièrement des personnes âgées.
Deuxièmement, on pourrait voir se dégrader la qualité des interactions qui prennent place dans les espaces publics, alors même que c’est dans ces espaces que s’éprouve le plus directement notre capacité à vivre ensemble.
Enfin, il est possible que l’on assiste à une forme de « calcification » du lien social, alimentée par l’aggravation des phénomènes de ségrégation résidentielle et scolaire et par l’accroissement des tensions entre groupes, qu’ils soient constitués sur une base ethnique, religieuse ou culturelle.

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Un extrait

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La question de la ségrégation scolaire est intimement liée à celle de la ségrégation résidentielle, en raison même de l’existence de la carte scolaire. Ainsi, la concentration des jeunes d’origines ouvrière et étrangère dans un certain nombre de collèges reflète globalement la concentration de leurs parents dans certains espaces résidentiels. Toutefois, une enquête réalisée sur l’ensemble des collèges de l’académie de Bordeaux pour l’année 2000-2001 apporte des éclairages nouveaux sur ce phénomène (Felouzis, 2003). Alors que dans cette académie, les élèves issus du Maghreb, d’Afrique noire et de Turquie représentent 4,7 % des collégiens, on constate que seulement 10 % des établissements scolarisent 40 % de ces élèves. 17 collèges accueillent entre 20 % et 40 % d’élèves du Maghreb, d’Afrique noire et de Turquie, alors qu’inversement, 81 établissements en scolarisent moins de 1 %. Surtout, l’enquête révèle que la ségrégation ethnique à l’école est beaucoup plus forte que la ségrégation sociale. Et il n’y a aucune raison de penser que ce résultat, observé dans l’académie de Bordeaux, ne soit pas vrai pour l’ensemble des académies.

Pour les personnes de milieu populaire, et tout particulièrement pour les personnes d’origine immigrée, ces phénomènes de ségrégation - le plus souvent subie - associés au chômage persistant des jeunes, rendent plus difficile l’émancipation des individus vis-à-vis de leur milieu d’origine, de leur famille ou de leur quartier. En effet, une telle émancipation exige elle-même un minimum de ressources qui ont tendance dans ce cas à faire défaut : indépendance financière, possibilité de se déplacer facilement, logement autonome ou au moins espaces où l’on peut jouir d’une certaine intimité, perspectives de mobilité professionnelle ou géographique, etc. Le risque est donc de voir se développer un réinvestissement des appartenances héritées, religieuses ou ethniques. C’est là une deuxième forme de calcification du lien social, désignée le plus souvent comme une montée des logiques communautaires.

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