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Choc des savoirs, Pisa, mixité sociale, recherche et pilotage, climat scolaire, évaluations nationales... : Yves Reuter répond longuement aux questions de linternaute

6 février

"Nos dirigeants connaissent très peu les conditions réelles d’enseignement"

"Nos dirigeants connaissent très peu les conditions réelles d’enseignement "Yves Reuter, universitaire spécialiste de didactiques et de pédagogies, estime que l’Education nationale a de nombreux atouts dont elle se prive, à commencer par les enseignants qu’elle n’écoute pas assez...

Mais où va l’école française ? C’est peu dire que depuis quelques mois, les enseignants et les équipes de l’Education nationale sont particulièrement sollicités. Et sont tout autant dans l’expectative. Gabriel Attal, à la tête du ministère pendant 6 mois avant de s’installer a Matignon, a lancé des engagements importants pour l’école, en termes de formation, de structuration des enseignements et d’exigence, avec ce message politique : davantage de fermeté, d’autorité, de discipline, davantage de suivi et d’engagements auprès des élèves en difficulté.

Peut-on s’attendre à des changements bénéfiques pour les élèves et les professeurs rapidement ? Que sait-on vraiment du niveau des collégiens et lycéens ? L’Education nationale a-t-elle les moyens et les ressources pour engager les réformes à venir avec efficacité ? Yves Reuter, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université de Lille 3*, qui vient de publier Comprendre et combattre l’échec scolaire (Berger-Levrault), nous apporte quelques éléments d’éclaircissements.

Linternaute - Les résultats de Pisa, qui ont mis en lumière les difficultés des élèves français, ont provoqué un électrochoc. Peut-on affirmer avec certitude que le niveau a baissé ces dernières années ?

Yves Reuter - On ne peut pas le formuler aussi simplement. Au vu des résultats de PISA, les résultats des élèves ont certes baissé, notamment en français - plus précisément en compréhension de l’écrit, ce qui est très parcellaire - et en mathématiques. Mais ça n’investigue pas d’autres domaines, comme l’histoire, l’éducation physique et sportive, l’oral. Et cette baisse n’est pas plus Importante en France que dans de nombreux autres pays. Elle est en partie attribuable d’ailleurs au Covid et aux dispositifs mis en place pour faire face au Covid.

Il faut faire attention : par rapport au nombre de matières qui sont enseignées à l’école, au collège et au lycée, PISA, c’est quand même un prisme qui est assez réduit. Il faut se méfier parce qu’on a tendance à accabler les enfants, en oubliant, par exemple, qu’ils écrivent plus que leurs parents et leurs grands-parents au même âge. Les lycéens ont également des connaissances sur le numérique. Curieusement, on n’évoque pas ça. PISA reste une enquête qui donne des éléments intéressants parce qu’elle permet d’évaluer des dizaines de pays, mais du fait de son ampleur, elle perd en précisions sur toute une série de choses.

Comment expliquez-vous, tout de même, les mauvais résultats de la France dans PISA ?
Il faut se méfier du discours catastrophiste. On est, en fait, dans la moyenne. Et on peut avancer quelques éléments qu’on ne met pas suffisamment en avant. D’abord, il y a des changements de ministres et des changements de politiques en matière éducative qui sont incessants. Par ailleurs, il y a un manque criant d’enseignants : 67% des établissements manquent d’enseignants ; si on rajoute des remplaçants qui arrivent peu formés, ça fait beaucoup de contraintes pour une transmission des savoirs vraiment bien menée. La formation des enseignants est aussi en partie en déshérence. Les pays qui ont les meilleurs résultats PISA, globalement, sont ceux qui prennent le temps des réformes et ils ont quand même une formation très importante et très suivie des enseignants.

Le ministère de l’Education nationale entend justement mettre beaucoup de moyens pour former les enseignants, en insistant sur les fondamentaux, avec la volonté que la "méthode de Singapour" s’impose...

Il y a un processus de ghettoïsation et d’exclusion qui est quand même très problématique.
Il faudrait s’assurer que la ministre et le Premier ministre soient déjà au clair avec la méthode de Singapour. Cette méthode repose sur le temps long, on prend le temps de former les enseignants régulièrement et d’expliquer et de réexpliquer incessamment aux élèves jusqu’à ce qu’ils aient compris. Ce n’est pas simplement une méthode pratique, mais aussi la bonne compréhension du temps nécessaire aux acquis. Ça, visiblement, notre ministre, aussi dynamique soit-il - je parle du précédent - ne l’a pas particulièrement en tête, du moins au travers de ce qu’il dit.

Il faut surtout bien comprendre une chose sur l’école française, c’est qu’elle est particulièrement inéquitable, c’est à dire qu’elle ne parvient pas à diminuer l’impact du milieu socioculturel sur les performances des élèves. L’école française se caractérise aussi par des procédures sévères de sélection des enfants. Il y a un processus de ghettoïsation et d’exclusion qui est quand même très problématique. Visiblement, lutter contre ces phénomènes n’est pas dans les priorités politiques à l’heure actuelle.

Les données comme les professionnels alertent depuis longtemps sur le décrochage scolaire. Pourquoi est-il si difficile à combattre ?
Ce qui se caractérise la dernière décennie, c’est le resserrement des experts entendus et consultés par le gouvernement. Il y a autour du ministère un certain nombre d’experts spécialisés dans quelques disciplines, surtout autour de certains courants des neurosciences. Pourquoi pas, mais ça a rompu avec des formes de discussions antérieures, où on consultait des experts qui étaient des chercheurs dans des disciplines très variées.

Le ministère de l’Education nationale a besoin de comprendre les conditions réelles d’enseignement et d’apprentissage. En fait, nos dirigeants les connaissent très peu, les travaux des experts en neurosciences ne tiennent que très peu compte des différenciations socioculturelles.

"La France est un pays qui se prive de ses expertises en recherche, c’est dommage."
Il y a des tas de courants qui sont très intéressants, vous avez des gens qui sont très affûtés sur les dispositifs pédagogiques. En didactique, vous avez des gens qui travaillent sur l’articulation entre les contenus disciplinaires, vous avez des sociologues qui travaillent justement sur les mécanismes de différenciation sociales, des historiens de l’éducation qui sont précieux. La France est un pays qui se prive de ses expertises en recherche, c’est dommage.

La France se caractérise quand même par un nombre incroyable de rapports parfois très intéressants, notamment de chercheurs de l’inspection générale, etc. qui sont mis dans les tiroirs. C’est une gabegie de temps et de finances. C’est quand même assez invraisemblable de faire travailler des chercheurs, de leur donner des moyens et puis d’enterrer les travaux par la suite.

Il m’est arrivé de rédiger des rapports pour certaines académies, de les remettre et de savoir qu’ils n’étaient pas lus. Parfois, il y a des raisons idéologiques parce qu’il y a, par exemple, un certain nombre d’établissements scolaires qui fonctionnent de manière différente des pédagogies classiques et qui obtiennent des résultats assez probants en matière d’apprentissage. Ce n’est pas forcément apprécié en haut lieu. Ce qui est assez étonnant d’ailleurs, parce que souvent, dans les établissements qui essayent de pratiquer des pédagogies un peu différentes, qui se réclament de l’éducation nouvelle, il y a moins de problèmes de discipline par exemple. Ça mérite d’être interrogé.

Des tests de niveau pour les CP, les CE1, les CM1 et 4e sont désormais effectués régulièrement. Quel sera leur effet sur le long terme ? Seront-ils vraiment utiles pour éclairer les politiques de l’éducation ?

Sur le principe, ce n’est pas inintéressant. Maintenant, les tests sont toujours limités. Plus on veut investiguer une grande population, moins on va être précis sur le diagnostic des problèmes. L’école française, tout de même, se caractérise par des temps d’évaluation très importants. Quand vous allez dans certaines classes, vous vous apercevez que les enfants passent beaucoup de temps sur les évaluations, c’est du temps qui est pris sur le temps des apprentissages.

"Il faudrait que l’Education nationale soit davantage transparente."
Quand ces évaluations avaient été lancées, l’idée était de donner des éléments concrets aux enseignants sur les niveaux des élèves, pour mettre en place des réponses et envisager des formations spécifiques dans des bassins scolaires où il y avait des difficultés qui pourraient être à peu près similaires, dans le but d’améliorer les performances des élèves. Or, cette idée a été abandonnée. C’est dommage. On peut penser que les résultats à l’école Stanislas (établissement catholique privé où sont scolarisés les enfants de la ministre de l’Education nationale, NDLR) seront différents des résultats dans une banlieue défavorisée du Pas-de-Calais. Ça permettrait de mettre en lumière certaines dimensions des inégalités sociales.

Les résultats de ces évaluations ne sont donc pas utilisés concrètement dans les écoles pour travailler les points faibles ?
On peut avoir en partie ces résultats par établissement scolaire, ça c’est possible. Ce qui serait intéressant, effectivement, c’est de les avoir de manière plus précise, par établissement dans une circonscription, dans une académie, etc. Ça permettrait de mettre en relation les choses et de voir comment les établissements se situent. Et surtout par rapport à quoi on progresse, par rapport à quoi on régresse, etc. Il faut surtout que ce soit transparent, c’est à dire que les chercheurs aient accès à l’ensemble des questions et la manière dont c’est dépouillé. Vous avez des sociologues qui travaillent de manière très intéressante sur les phénomènes d’évaluation, les notations, et les biais qui se créent, parfois en défaveur des élèves.

De manière générale, il faudrait que l’Education Nationale soit davantage transparente. Je vais vous donner un exemple. Il existe pour chaque établissement ce qu’on appelle un "indice de position sociale", un "IPS", c’est à dire qu’on calcule pour chaque établissement le positionnement socioculturel des élèves. C’est quand même quelque chose de très intéressant. Il a fallu se battre pendant des années et aller en justice pour que soit communiqué publiquement cet IPS. Ça a permis de s’apercevoir qu’il y avait des établissements qui étaient classés comme très défavorisés, avec des moyens assez importants. Mais leur composition sociale avait évolué et, du coup, ils étaient plus favorisés que d’autres établissements qui avaient moins de moyens. Bien sûr, ça crée des mécontentements, ce qui explique les défauts de transparence parfois.

Autre élément : en France, nous manquons de structures qui servent véritablement d’interfaces entre les résultats des recherches et les structures de formation, et les enseignants et les parents. On ne met pas assez en lien et on ne se sert pas suffisamment de toutes les compétences.

Quel est votre sentiment sur les mesures annoncées par Gabriel Attal lorsqu’il était ministre de l’Education ? L’uniforme, le redoublement, les groupes de niveau, etc. ?
L’uniforme n’a existé que dans certains établissements et de manière très ponctuelle, ça ne renvoie pas à l’histoire de la France. Ça existe dans différents pays, c’est rattaché à leur culture, mais on ne peut pas dire que ça pèse d’une manière ou d’une autre dans les résultats de performance des élèves. On ne peut pas dire non plus que cela efface les différences sociales. Ça c’est vraiment un mythe. Et parfois, comme dans certains pays anglo-saxons, ça exacerbe les différences entre établissements concurrents. En tout cas, ça ne permet pas de résoudre les problèmes de lecture, d’écriture, de mathématiques, etc.

"Le problème, c’est que l’autorité, ça ne s’impose pas ;"

Sur le redoublement, on s’aperçoit en regardant l’enquête PISA que les pays qui réussissent bien ne sont pas forcément, loin de là, les pays où il y a le plus de redoublements. Alors ça ne veut pas dire qu’il ne faille pas de redoublement du tout, mais ça veut dire qu’effectivement, il faut réfléchir aux meilleures solutions pour les élèves. On peut avoir des groupes de besoin, on peut avoir du soutien pendant les vacances scolaires. Quand on refait faire la même chose à l’élève deux ans de suite, ça ne marche pas vraiment. Si cela a échoué, il faut trouver une autre voie.

C’est-à-dire ?
Il y a besoin d’un certain ordre à l’école et de certaines règles. Le problème, c’est que ça ne s’impose pas. Globalement, ce que montrent plusieurs enquêtes, c’est qu’il est primordial d’avoir un bon climat scolaire, bienveillant et favorable aux apprentissages. Il ne faut pas avoir une conception traditionnelle d’une discipline qui serait forcément répressive : il faut savoir quel est le meilleur moyen de construire les règles de fonctionnement. Ainsi, on peut les faire construire par les élèves, par exemple dès la maternelle, comme ça se passe dans certaines structures. Ça marche assez bien.

La problématique de la discipline ne doit pas faire oublier celle des inégalités. Il faut à l’intérieur de l’école mettre en place davantage d’aides et de moyens, ne serait-ce qu’au niveau de la cantine, au niveau des déjeuners. Il faut avoir des démarches pédagogiques qui soient plus inclusives. Il faut aussi repenser la carte scolaire pour arriver à plus de mixité.

La mise en place de groupes de niveau, souhaitée par Gabriel Attal, peut-elle aller dans ce sens ?
Là encore, les enquêtes et les différents travaux ne montrent pas ça. Le problème des groupes de niveau, c’est que dès qu’ils se pérennisent, on va pérenniser les groupes de forts qui vont avancer vite et les groupes de faibles qui vont avancer moins vite. En plus, ça risque d’être un casse tête dans certains établissements, quand les forts et les faibles ne sont pas les mêmes dans les différentes matières scolaires.

On s’aperçoit qu’il y a des manières de faire fonctionner la classe, avec des pratiques de coopération, de projets, etc, qui permettent de faire travailler les élèves qui ont des rythmes différents, qui ont des moyens différents, ensemble. Ce qui n’empêche pas d’avoir à certains moments, dans la journée ou dans la semaine, des groupes de besoins où on peut intervenir par rapport à tel ou tel blocage. Et n’oublions pas que la France est l’un des pays les classes sont les plus chargées. Et là c’est aussi une différence avec d’autres pays qui fonctionnent mieux.

*Yves Reuter est professeur émérite à l’université de Lille. Il est le fondateur de l’équipe de recherche en didactiques Théodile. Il a mené recherches notamment sur la pédagogie Freinet en milieu défavorisé, sur les expérimentations dans l’éducation nationale, sur les représentations des disciplines, sur les relations entre le vécu des disciplines et le décrochage scolaire. Il a été membre du Conseil scientifique du programme de recherche sur l’éducation et la formation et a fait partie des experts sollicités par les groupes chargés de l’élaboration des projets de programme en primaire, notamment dans le domaine de l’écrit.

Il était encore co-signataire en 2022 d’un rapport sur "Les pratiques collaboratives au service des apprentissages" pour le ministère de l’Education. Il a publié de nombreux livres, parmi lesquels :
Comprendre et combattre l’échec scolaire, Berger-Levrault.
Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, L’Harmattan.
Conscience disciplinaire. Les représentations de disciplines à la fin de l’école primaire, Presses Universitaires de Rennes.
Panser l’erreur. De l’erreur au dysfonctionnement, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.
Vivre les disciplines scolaires. Vécu disciplinaire et décrochage à l’école, ESF.

Extrait de linternaute.com du 30.01.24

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