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Travail en équipe et pédagogies alternatives. Dynamiques d’une recherche collaborative à l’école élémentaire [en REP+], Presses universitaires de la Méditerranée, janvier 2024 (entretien du Café avec Bruno Robbes)

2 septembre

« Il n’existe pas de recettes fonctionnant en toute situation »

Entre 2014 et 2019, Sylvain Connac, Nathalie Denizot et Sébastien Pesce, sous la direction de Bruno Robbes, ont mené une recherche à l’école élémentaire de la Rue d’Oran, dans le quartier populaire de Château-Rouge à Paris. Dans un livre qui montre comment cette recherche s’est faite, les auteur·es expliquent aussi tout leur intérêt pour les enseignant·es lorsque partant de leurs préoccupations professionnelles, ils et elles exercent leur réflexivité par la recherche et peuvent en intégrer les résultats pour transformer leurs pratiques. On y voit une équipe enseignante au travail, qui élabore des dispositifs en réponse à des difficultés avec une certaine efficacité, à tel point que les chercheur·es ont proposé l’idée d’« équipe enseignante apprenante ». En cette période où le travail et la formation des enseignants sont malmenés, nous avons là matière à penser une école élémentaire différente faite par des enseignants capables de penser ensemble leur métier et de le faire évoluer, à l’opposé de la logique de l’enseignant-exécutant. Bruno Robbes répond aux questions du Café pédagogique.

À l’heure où la part universitaire de la formation des futurs enseignants est remise en cause, vous publiez un livre sur l’intérêt des recherches collaboratives. Pourquoi ce livre maintenant ?

Cela fait une quinzaine d’années que les recherches collaboratives connaissent un regain d’intérêt en sciences humaines et dans les sciences de l’éducation. Elles ne sont pourtant pas nouvelles. En 1896, Dewey créait une école-laboratoire reliée au département de pédagogie de l’Université de Chicago. Plus près de nous, en France, on peut citer les recherches-actions développées à l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP) à partir des années 1970. Une définition élaborée à l’époque précise qu’« il s’agit de recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité ; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations ».

Pour faire lien avec l’université et la formation des enseignants, la principale caractéristique de ces recherches est de faire collaborer chercheurs et praticiens. Les chercheurs sont responsables de la démarche et de la méthodologie de recherche ; les praticiens sont maitres de la conduite et des pratiques de classe, d’école. On part des demandes et des problèmes professionnels des praticiens, on les élabore ensemble pour les traduire ensuite en objets et en questions de recherche. On considère aussi que les praticiens détiennent un savoir issu de leurs pratiques auxquels les chercheurs ne peuvent accéder qu’en leur reconnaissant une compétence dans la recherche.

Dans la recherche conduite à l’école de la rue d’Oran, enseignants et chercheurs se sont mis d’accord sur les objets à étudier. Les enseignants ont participé à l’organisation et au recueil des données. Les temps de restitution – où les chercheurs présentaient leurs observations et leurs analyses – ont permis d’une part, d’ajuster les objets et les questions de recherche ; d’autre part, d’enclencher un travail de reprise de ces résultats intégrant les réactions des enseignants. Ces temps de co-analyse ont contribué co-produire des savoirs.

Quel intérêt de ces recherches ?

Ces recherches partent des préoccupations des praticiens : elles étudient des problèmes professionnels dans les contextes où ils se posent. On est loin d’une recherche qui arriverait avec des solutions « clé en main » ou qui prescrirait de « bonnes pratiques », puisque l’objet même de ces recherches, ce sont les pratiques existantes que nous observons, étudions et analysons en commun.

Ainsi, on peut espérer que les praticiens s’approprient davantage les résultats de ces recherches, car ils en comprennent l’utilité. On peut aussi espérer lever certaines méconnaissances ou incompréhensions sur ce qu’est la recherche en éducation. On prévient également les sentiments désagréables éprouvés par des enseignants après certaines expériences malheureuses : être « utilisés » par des chercheurs qui viennent les observer et qu’ils ne revoient plus ; être « niés » en tant que professionnels lorsque des chercheurs émettent de vives critiques sur leurs pratiques et qu’ils n’ont pas la possibilité de s’expliquer.

La recherche à l’école de la rue d’Oran nous a permis d’identifier quatre conditions favorables à l’instauration d’une relation de confiance solide et durable entre chercheurs et enseignants : l’installation de la négociation initiale dans un temps long ; l’articulation des objets des chercheurs avec les demandes évolutives des enseignants ; la mise en place par les chercheurs d’un dispositif permettant l’expression collective puis individuelle des demandes des enseignants ; enfin, l’élaboration d’un contrat de collaboration clarifiant les rôles, incluant des points négociables/non-négociables pour chacun.

Ces recherches, enfin, permettent de produire des savoirs que l’on ne peut produire autrement – savoirs utiles pour l’action, savoirs sur les pratiques et leurs effets, savoirs in situ et de portée plus générale -, du fait du croisement des regards entre praticiens et chercheurs. La qualité et la vraisemblance des savoirs en est enrichie. À ce titre, notre livre prend place dans les vifs débats qui agitent actuellement les milieux des recherches en éducation à propos de l’étude et de l’évaluation des pratiques et des pédagogies différentes, du fait de la domination des recherches fondées sur « l’école efficace » ou « sur la preuve ». Il montre qu’il existe d’autres types de recherches développant d’autres formes de rationalité scientifique et d’autres types de preuves, sans tomber dans l’idéologie ou l’opinion. Nous pensons par exemple à la notion de « preuves anthropologiques » fondées sur la connaissance pratique et la connaissance de la pratique.

Le livre évoque justement l’étude des pratiques des enseignants. Quels résultats de cette recherche sur ce point ?

Notre recherche est née de la demande conjointe d’une équipe enseignante pratiquant une pédagogie différente de travailler avec des chercheurs, et d’une équipe de chercheurs d’étudier les pratiques d’écoles différentes. Quatre types de pratiques ont été étudiées : la coopération entre élèves dans des classes ; des pratiques de production d’écrits analysées selon un double regard didactique et pédagogique ; les relations enseignants/élèves et entre élèves ; enfin, le travail d’équipe entre les enseignants.

À propos de la coopération, après avoir observé des situations de travail en groupe et en binômes dans quatre classes – CP/CE1, CE2, CM1, CM2, la recherche consistait à accompagner les enseignants dans la formation des élèves à la coopération et la structuration des consignes d’organisation du travail, puis à mesurer les effets de cette formation. Outre qu’elle a permis d’identifier neuf dimensions du travail en groupes du côté des élèves et cinq repères organisateurs des situations d’aide et de tutorat, la recherche a montré la nécessité d’accompagner, sur plusieurs années, les enseignants souhaitant intégrer ces pratiques. Elle a aussi permis de préciser les contenus relatifs aux agirs coopératifs, renforçant la nécessité de créer une didactique de la coopération entre élèves.

Des pratiques de production d’écrit – en l’occurrence des devinettes – dans un CP/CE1 mettant en œuvre le dispositif « Plus de maitres que de classes » ont d’abord été analysées séparément. L’analyse didactique a montré comment le genre de la devinette devenait un objet – une forme – scolaire complètement reconfiguré par les deux enseignantes. Différents types de difficultés d’apprentissage ont été identifié. L’analyse pédagogique a mis en évidence des problèmes – tels que l’aide aux élèves en difficulté, l’organisation des temps de découverte et de différenciation – mais aussi des pistes possibles. Le croisement des regards didactique et pédagogique – rare en sciences de l’éducation – a permis d’observer comment les usages des notions d’objectif, d’objet, de tâches ou d’activités, de différenciation, de construction étaient tantôt proches, tantôt différents ou complémentaires.

Les relations enseignants/élèves et entre élèves ont fait l’objet d’une enquête sur le climat dans l’école, dont les résultats nous ont ensuite conduits à étudier comment gérer les conflits dans les classes. Pour cela, différentes situations apportées par le chercheur puis vécues par les enseignants ont été analysée. Les trois situations apportées par les enseignants à propos d’élèves perturbateurs ont été co-écrites. Les enseignantes ont identifié des principes directeurs de leurs pratiques : les pratiques efficaces sont poursuivies, celles inopérantes abandonnées. Pour autant, elles ne souscrivent pas à l’idée de « bonnes pratiques ». Elles disent ne pas utiliser n’importe quel outil avec n’importe quel élève et que tout outil, même basique, peut fonctionner. D’autres questionnements ont été approfondis tels que les élèves réclamant de l’attention pour eux seuls ; le regard que les enseignantes leur portent ; le dosage des étayages ou la parole, l’attitude, le geste juste ; la prise de distance quand ses limites personnelles sont atteintes…

Dans cette école enfin, recourir à l’équipe enseignante pour partager les difficultés est essentiel. L’équipe permet une compréhension plus profonde des situations, à condition : d’avoir confiance en l’autre – ce qui passe par l’écoute sans jugement ; que tous acceptent de ne pas savoir ; d’être persuadé que l’on a toujours quelque chose à apprendre des autres ; de partager des valeurs. Une illustration de ce travail d’équipe relatée dans le livre est la façon dont le problème de l’exclusion-inclusion de classe a été pris en charge, avec pour effet observé une baisse durable du nombre d’exclusions.

Vous parlez d’équipe enseignante apprenante – et non exécutante. Un pied de nez au projet de réforme de la formation ?

Je l’évoquais à propos du traitement exemplaire de l’exclusion-inclusion. Nous avons observé une équipe enseignante apprenante. Dans les conseils des maitres, nous avons étudié le dispositif d’« Évaluation partagée des pratiques » et analysé comment, à partir de problèmes professionnels vécus et partagés, les enseignants élaboraient le sens de leurs actions, les faisaient évoluer en exerçant leur réflexivité, retenaient des principes qu’ils jugeaient efficaces ou des outils répondant à leurs besoins. Deux facteurs ont été déterminants : le rôle de la directrice et les horaires dédiés au travail en équipe qui, plus largement, interrogent l’organisation du temps de travail des enseignants.

Ces constats, qui pourraient servir à d’autres équipes, interpellent les conceptions de la formation des enseignants. À l’école de la rue d’Oran, l’IEN permettait à l’équipe enseignante d’élaborer ses propres besoins de formation en autorisant l’intervention d’un formateur ou d’un chercheur identifié par l’équipe, en favorisant la participation des enseignants à des conférences de leur choix ou l’observation de pratiques pédagogiques d’autres écoles.

Pourquoi est-ce si important de former les profs capables de penser leurs gestes professionnels ?

C’est extrêmement important de former les enseignants à la réflexivité, car il n’existe pas de « recettes » fonctionnant en toute situation. Une réponse efficace s’élabore dans un contexte toujours particulier à partir d’un problème rencontré et élaboré – donc d’une nécessité éprouvée – par les enseignants eux-mêmes. Les enseignants de la rue d’Oran partageaient cette idée et c’est ainsi qu’ils faisaient évoluer leurs pratiques, en exerçant leur pouvoir de penser et d’agir sur leur métier.

Plus généralement, cette recherche montre que c’est en postulant la mobilisation de l’intelligence des enseignants, par l’expérimentation et l’inventivité contrôlées, qu’une réforme pédagogique durable est possible. La lente transformation des pratiques suppose de s’inscrire dans une logique de « chantiers » successifs, qui nécessite d’avoir soi-même à inventer pour permettre cette transformation. Ce que l’équipe permet à chaque enseignant, c’est de se sentir capable d’agir, d’échouer, de rebondir, de réussir et de se remettre plus facilement au travail.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Bruno Robbes (dir.), Sylvain Connac, Nathalie Denizot, Sébastien Pesce,
Travail en équipe et pédagogies alternatives. Dynamiques d’une recherche collaborative à l’école élémentaire, Presses universitaires de la Méditerranée,
Collection « Mutations en éducation et en formation », ISBN 978-2-36781-491-9, 32€.

Extrait de cafepedagogique.net du 02.09.24

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