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Évaluations nationales : un fiasco documenté…
À quoi servent les évaluations nationales ? La question a souvent été posée par le Café pédagogique qui montre leurs limites. C’est aussi le résultat du travail de Nicole Raybaud-Patin, chercheuse à l’unité Éducation formation travail savoirs de l’Université Jean Jaurès. Ses observations d’enseignantes dans deux écoles (publiées dans « Appropriations de nouvelles prescriptions – Activités en éducation scolaire », édition Octares) montrent comment celles-ci s’emparent des évaluations et en modifient les prescriptions. Résultat, les deux objectifs poursuivis par le ministère, piloter par les résultats et aider les enseignants, ne sont pas atteints. Pour faire des évaluations, des outils réels pour une politique, le ministère devrait commencer par en faire partager les enjeux…
Un système d’évaluation
Nicole Raybaud-Patin est allée observer sur le terrain la façon dont les enseignantes s’appropriaient les évaluations nationales dans deux écoles, une école Rep+ et une école d’application nettement plus privilégiée. Elle a confronté ses observations aux remarques des enseignantes et aux injonctions officielles qui encadrent les évaluations.
Car Nicole Raybaud-Patin rappelle tout l’environnement des évaluations. Voulues par le ministre JM Blanquer, conçues par les services du ministère, les évaluations bénéficient du soutien de tout l’appareil hiérarchique de l’institution scolaire. L’administration centrale prépare des outils de communication qui sont ensuite assénés aux inspecteurs qui eux-mêmes les assènent aux enseignants. Tout un système de vérifications, du sommet à la base, vise à imposer les évaluations qui sont en effet effectivement passées par les écoliers de CP. Les enseignants ont les injonctions des inspecteurs. Ils ont aussi des guides qui dictent très étroitement les conditions de passation.
Nicole Raybaud-Patin montre comment ces évaluations participent d’un mouvement international qui vise à piloter par les résultats à travers des outils numériques et à imposer des pratiques pédagogiques. En France, cet appareil est d’autant plus lourd que les évaluations sont une nouveauté et que les enseignants ne les veulent pas. L’autrice évoque « l’environnement hostile » qui les entoure.
Des observations de terrain
Mais elle s’attache surtout à observer la façon dont les enseignantes, de 2018 à 2020, s’en emparent. « Pour chacun des exercices proposés aux élèves, des durées sont précisées dans le Guide pour l’enseignant. Nos observations nous ont permis de constater qu’elles n’étaient pas suivies par les trois professeures des écoles qui nous ont accueillie dans leur classe » dit N Raybaud-Patin. Les enseignantes ont de bonnes raisons pour cela. « Dès le moment où j’ai lu les séquences à faire passer / je me suis dit c’est trop long / cela demande trop de temps d’attention / j’ai décidé de faire des coupures, en classe et même je pense l’an prochain par une récré / … / et puis j’attends que tous aient fini / … », explique l’une d’elles.
Les enseignantes apportent de nombreux ajouts verbaux par rapport à ce que le guide dit de faire. « « les élèves, ils savent pas se repérer dans un document pareil / le cahier de l’élève / c’est pas un vrai cahier c’est plutôt un livret // repérer les numéros de page / le haut / le bas / etc. // alors, je les ai aidés / je leur montrais plusieurs fois et je passais dans les rangs vérifier le pointage à chaque item avec les symboles repères prévus / ça en a pris du temps /…. / on s’est même entrainé avant à se repérer dans ce cahier / je recommencerai l’an prochain », explique l’une d’elles.
Des évaluations instrumentalisées
N Raybaud-Patin montre aussi que les évaluations sont instrumentalisées par les enseignantes. « Ces professeures des écoles utilisent d’autres formes d’évaluations, dès le début de l’année scolaire, et déclarent connaître ainsi ce que « valent » leurs élèves… Les 3 professeures des écoles sont critiques sur ces évaluations nationales, car elles portent sur des compétences non travaillées en maternelle, elles ne sont pas conçues pour permettre aux élèves de participer à leurs propres évaluations et les outils de remédiation proposés par le ministère sont jugés peu intéressants. La deuxième année où sont déployées ces évaluations nationales, les trois professeures des écoles précisent que ces évaluations n’ont pas modifié leurs pratiques. Elles précisent, de plus, que le traitement des difficultés est plutôt externalisé hors « temps de classe ».
Finalement, les enseignantes se conforment aux prescriptions vu la pression hiérarchique, mais elles les instrumentalisent. L’une d’entre elles n’hésite pas à dire qu’elle triche pour aider les élèves à réussir de façon à mettre en valeur le travail fait.
Objectifs manqués
Finalement, N Raybaud-Patin montre que le ministère manque ses deux objectifs. « Le premier objectif, le pilotage par les résultats, s’effectue avec de très nombreux biais qui ne permettent pas la comparabilité des remontées vers le ministère. Ce pilotage impliquerait des données objectives, transparentes, non contestables, ce qui n’est pas le cas… Nous montrons que, lorsqu’ils se trouvent jugés sur leur travail, des enseignants instrumentalisent les prescriptions : volontairement, ils ne respectent pas les prescriptions nationales, voire les détournent, ce qui met à mal l’ambition pour le ministère de disposer de données fiables pour piloter son système d’éducation… Le second objectif, l’aide apportée aux enseignants pour améliorer les résultats de chaque élève, devrait permettre, grâce aux évaluations nationales, pour chaque professeur des écoles, de situer les niveaux de compétences de « ses » élèves par rapport à une norme nationale et non une norme de classe, voire d’école. Mais les trois professeures des écoles observées ne le voient pas ainsi et trouvent ces évaluations nationales de rapport coût/bénéfice peu intéressant ».
La conclusion mérite réflexion rue de Grenelle. « Ces évaluations nationales pourraient participer, en partie, à la justification « scientifique » d’une politique publique d’éducation, communiquée clairement vers un très large public, à condition d’en faire partager les enjeux à tous ses acteurs, tant individuellement que dans des collectifs. »
François Jarraud
Nicole Raybaud-Patin, Des évaluations nationales en cours préparatoires : appropriations de nouvelles prescriptions, dans « Appropriations de nouvelles prescriptions – Activités en éducation scolaire », édition Octares, ISBN : 978-2-36630-127-4.
Extrait de cafepedagogique.net du 06.12.22
L’ouvrage (présentation éditeur) :
Appropriations de nouvelles prescriptions - Activités en éducation scolaire
ISBN : 978-2-36630-127-4
Rémi Bonasio et Hélène Veyrac (sous la direction)
Préface de Françoise Lantheaume
Postface de Brigitte Almudever
Editions Octarès, 2022
Les prescriptions portées par les systèmes éducatifs se renouvellent sans cesse, au rythme de l’évolution des politiques publiques éducatives, des attentes de la société, des crises, des réajustements imaginés par les différents acteurs. Or, elles sont encore souvent présentées comme des entités autonomes qui déterminent les conduites des acteurs en les contraignant. Abordées sous l’angle de leurs appropriations, comme dans cet ouvrage, les prescriptions prennent une autre tournure, plus intégrée à l’activité.
L’ouvrage constitue une immersion en milieu scolaire (primaire, collège, lycée agricole) par des observations, entretiens, focus group et recherche collaborative. Les prescriptions étudiées prennent des formes diverses (lois, décrets, notes de service, plateformes numériques, règles à suivre en formation d’enseignants, etc.) et concernent des enjeux tels que l’école inclusive, l’enseignement moral et civique, les évaluations nationales, la sélection scolaire, la régulation des comportements des élèves, la formation des enseignants.
Il donne à voir comment les acteurs éducatifs évoluent dans leur rapport à la différence et à l’altérité quand la loi évolue en faveur de l’école inclusive, comment les difficultés des enseignants vis-à-vis de la mise en œuvre d’un enseignement moral et civique amène le ministère de l’Éducation nationale à clarifier les programmes, comment les enseignants aident leurs élèves à réussir les évaluations nationales afin de les maintenir dans une dynamique positive vis-à-vis de l’école, comment des chefs d’établissement accompagnent l’introduction de Parcoursup dans leur établissement sans en percevoir tous les contours prescriptifs, comment l’expérience d’enseignants devient prescription pour d’autres, comment des prescriptions relatives à des désordres scolaires peuvent être conçues, en lien avec la recherche, en s’appuyant sur une analyse de leur appropriation.
Précédemment, c’est une réforme du collège qui a fait l’objet d’un ouvrage pour éclairer l’appropriation de la prescription en éducation chez ce même éditeur (Brossais & Lefeuvre, 2018). Ici encore, les lecteurs (enseignants, étudiants, ergonomes, décideurs politiques, législateurs, formateurs de personnels en milieu scolaire, etc.) auront matière à réflexion sur les liens entre prescriptions et appropriations, à partir de différentes prescriptions qui ont en commun de se situer dans le champ de l’éducation scolaire et d’être perçues comme étant « nouvelles » par les acteurs éducatifs.
• Rémi Bonasio est maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’Université de Toulouse Jean Jaurès. Il s’intéresse à l’activité des acteurs éducatifs en contexte scolaire, notamment lorsqu’ils s’approprient des dispositifs de mise au travail des élèves ou de régulation des désordres scolaires.
• Hélène Veyrac est professeure en sciences de l’éducation et de la formation à l’École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole. Son doctorat en ergonomie aborde l’appropriation des prescriptions dans le secteur ferroviaire. Ses recherches portent sur l’analyse du vécu des élèves et l’analyse du travail des personnels de direction.
Avec les contributions de : Jérôme Amathieu, Julie Blanc, Emmanuelle Brossais, Sébastien Chaliés, Émilie Chevallier-Rodrigues, Martine Durand-Terreaux, Bruno Fondeville, Gwénaël Lefeuvre, Audrey Murillo, Nicole Raybaud-Patin, Florence Savournin.