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Bulletin de l’association OZP, n° 8, septembre 1995
Prioritaire, quelles(s) priorité(s) ?
Jean-Yves Camaret
Depuis l’origine, le dispositif des Zones d’Education Prioritaires (1982) a introduit dans l’idéologie constitutive de l’Education nationale une double rupture dans le traitement de la question scolaire en France. La première rupture se situe au niveau de la conception territoriale qui, rompant avec une politique nationale uniforme d’attribution de moyens sur l’ensemble du territoire national, lui substitue une approche locale établie selon la nature de l’environnement (social, économique, culturel, éducatif...). La seconde rupture se situe au niveau de la conception méthodologique qui, rompant avec l’uniformité des pratiques sur la quasi-totalité du territoire national, lui substitue une approche différenciée établie selon l’analyse des besoins du public concerné.
Il serait simplificateur d’en rester à ce seul schéma organisationnel : depuis un siècle, il y avait l’école uniforme ; à partir des ZEP, il y aurait l’école différenciée ! Dès 1881, l’école obligatoire n’était pas unique : double réseau du primaire (l’école du peuple) et du secondaire (celle de la bourgeoisie). Dès 1909, à la pédagogie normale s’est adjointe une pédagogie spéciale pour les élèves différents : « anormaux d’école », arriérés. Il faudra attendre 1975 pour que l’ensemble des élèves relevant de l’enseignement normal se retrouvent scolarisés dans une structure unifiée.
De même c’est en 1975 que les enfants handicapés se voient reconnaître le droit à la scolarisation. Enfin, c’est en 1976 qu’apparaissent une mesure et un dispositif communs aux enseignements normal et spécialisé (le projet d’adaptation se réalisant par l’action conjointe, « selon un projet », du GAPP (Groupes d’Aide PsychoPédagogique) et des enseignants d’un même groupe scolaire).
En définitive, si le dispositif ZEP initie bien cette double rupture en 1982, depuis 1989 il n’a plus sur la scène scolaire ni l’exclusivité, ni la place centrale ! En effet la loi d’orientation a consacré, pour l’ensemble de la communauté scolaire, toutes les dispositions de déconcentration (autonomie des établissements), de décentralisation (contrat Etat/communauté éducative) et de différenciation (projet à tous les niveaux : de service - académique, établissement, école, classe..., - de public - ordinaire ou en difficulté, de la maternelle à l’université -).
Qu’est-ce qui singularise donc le dispositif des Zones d’Education Prioritaires, bien au-delà de la vitrine de l’approche territoriale développée par le ministère de l’Education nationale ? Non pas l’approche partenariale, qui se développe conjointement dans d’autres secteurs d’intervention : culture, sport..., mais plutôt l’idée selon laquelle l’école doit appliquer dans certains lieux, « quartiers défavorisés des villes et des banlieues, les plus difficiles », une politique de discrimination positive, « qui prenne en compte les difficultés propres dans lesquelles certains jeunes étaient plongés ».
La grande difficulté actuelle de cette idée de « promouvoir une école inégalitaire pour créer les conditions d’une véritable égalité », de donner plus à ceux qui ont moins, est que sa représentation est devenue centrale et cruciale du problème scolaire, alors qu’auparavant elle était d’autant plus facile à justifier qu’il ne s’agissait que d’une logique périphérique, d’exception à la règle commune ! Un affadissement de l’enjeu sociétal de la réussite et de l’échec scolaire s’est constitué par le développement d’une analyse apparemment plus neutre, « objectivée », de l’efficacité de l’école. L’enjeu ne serait plus une forme scolaire de redistribution des richesses, mais une amélioration significative de la réussite scolaire par des innovations pédagogiques. Situer la justesse à la place de la justice revient à choisir l’ordre (la stabilité) plutôt que le mouvement, à vouloir la reproduction (différente de la perpétuation), fondée à la fois sur l’idée d’une sélection naturelle et celle d’une méritocratie plutôt que la solidarité humaine.
Si dans ces zones prioritaires - définies beaucoup plus par la logique de la politique de la ville, là où « la reconquête sociale, l’aménagement du territoire, la revitalisation économique » sont nécessaires -, l’effort se porte sur la seule amélioration de pratiques, qui porte en elle le projet constant de participer à l’établissement de l’ordre sociétal (distribution des rôles et places par la sélection scolaire, les diplômes), l’action engagée risque de se limiter au cauchemar de l’excellence. La priorité dans les ZEP demeure toujours l’éducation (au sens paradoxalement de l’instruction de Condorcet), c’est-à-dire former des citoyens égaux (et non hiérarchisés) qui par l’universalité des savoirs construiront une société plus solidaire.
Pour certains, la priorité en ZEP pourrait se résumer en la seule amélioration de l’efficacité scolaire, c’est-à-dire en l’obtention d’une meilleure réussite scolaire des élèves dans un système à forme et fonction nettement sélectives (à l’image « d’une raffinerie de pétrole » comme le souligne nettement François Dubet) , ce qui consisterait en une représentation statistiquement plus juste de chaque catégorie socioprofessionnelle dans les différents niveaux de l’ordre social, fabriqué en grande partie par la position acquise de sortie de l’ordre scolaire.
Pour moi, il ne s’agit que d’une subsumation de la tension irréductible et nécessaire du couple (au sens physique) instruction-éducation qui veut à la fois viser le progrès constant des idées et des savoirs par la confrontation et la concurrence, en même temps que la recherche en actes d’une société plus solidaire par la coopération et la tolérance ! Entre les différents principes qui ont constitué l’école républicaine, le plus utopique mais encore actuellement le plus producteur de sens, donc le plus fabricateur de lien social, demeure celui de l’école libératrice, et non sa version affadie, embourgeoisée, technico-économique de l’égalité des chances.
Cela constitue la priorité originelle et résolument originale de la politique des ZEP, qui vise à produire une société plus juste en corrigeant par l’exercice de la solidarité nationale dans tous les domaines de l’action éducative (et non strictement seulement dans le pré carré du quasi-monopole de l’instruction par la scolarisation). En effet ce qui est prioritaire dans cette forme d’action, ce n’est pas cette position d’exclusivité (au sens commercial) de l’école dans ces zones (position qui illustre plutôt leur abandon par les autres services publics), mais surtout la volonté d’y fournir un service encore plus juste, c’est-à-dire qui n’exclura personne (de là aussi la profusion des structures spéciales qui peuvent s’entendre autrement que comme de la seule relégation ou stigmatisation).
Ce qui est prioritaire enfin, c’est de constituer des Zones d’Exception Périphériques, où l’âpre lutte méritocratique, qui constitue « l’essence » (au double sens philosophique et mécanique, cf. Antoine Prost) du système scolaire, puisse être remplacée par des énergies de substitution, pour que s’exerce la solidarité nationale. Mais peut-être que cette politique est déjà et sera toujours victime de sa trop forte charge substantielle : comment certains auraient-ils le droit d’avoir plus que moi, que nous, alors que la compétition et la concurrence devient partout plus dure ? La priorité alors serait que l’exception infirme la règle et qu’elle devienne « l’élitaire pour tous » !
Jean-Yves Camaret