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Actes de la Journée de l’OZP : Travailler en ZEP, 8 mai 2004
Animatrice : Francine Best
Au cours des rencontres mensuelles de l’OZP reviennent sans cesse des questions sur le travail en ZEP, ses contraintes et ses exigences particulières, et sur les conditions d’un exercice plus efficace des différents « métiers » de l’éducation prioritaire. On s’y interroge également sur l’identité professionnelle, la formation, le profil et la légitimité des différents acteurs. Tous ces thèmes constituent aujourd’hui la trame centrale de cette Journée nationale.
Jacky Beillerot, professeur émérite de l’université Paris X-Nanterre, sciences de l’éducation, a beaucoup travaillé sur la formation des formateurs de tous ordres, et sur la formation continue dans et hors l’Education nationale. Il est aussi l’initiateur et le créateur de la Biennale de l’éducation et de la formation.
Reprenant une par une les questions posées par l’OZP lors d’un entretien préparatoire à son intervention, il livre ici un point de vue sans détours et stimulant sur différents aspects du travail en ZEP.
Enseigner en ZEP : un art ou un métier ?
Même si tous les personnels de l’Education nationale ne déclinent pas de la même façon le verbe « enseigner », la traditionnelle question de l’art ou du métier est toujours d’actualité dans le premier comme dans le second degré. C’est l’existence d’un fond culturel français, dans un pays où l’anti-pédagogie est une passion, qui explique la pérennité de cette question. Comme nous sommes dans une situation paradoxale, répondre « c’est à la fois un art et un métier » serait insuffisant.
Vers 1996 ou 1997, c’est à dire à la fin du siècle dernier, le président de la plus grande université scientifique du monde, à New York, a listé ce qui, à la fin du XXème siècle, restait inconnu. Le premier item de cette liste qui constitue autant de programmes de recherches pour le XXIème siècle est la méconnaissance des mécanismes de l’apprentissage humain. Il n’existe pas de théorie suffisamment intégrative qui permettrait de comprendre à la fois les mécanismes de l’apprentissage et ceux des difficultés d’apprentissage. A côté de ce constat, des expériences, des réussites multiples et diverses ne cessent de s’accumuler d’une façon linéaire. Mais le nombre de facteurs dont dépend une réussite d’apprentissage, ici une réussite scolaire, est tel que nous sommes incapables encore aujourd’hui de passer du relevé de leur accumulation à une représentation claire et lisible. Si l’expérience révèle un certain nombre de possibilités (et en cela l’expérience des mouvements de l’éducation nouvelle est très riche), les découvertes, y compris celles produites par les sciences sociales et humaines sur tout ce qui concerne l’éducation et l’apprentissage, ne sont pas transférables mécaniquement.
La question de l’art ou du métier concerne les enseignants mais aussi un autre champ, un autre modèle souvent utilisé : le modèle médical. L’idée de créer des entretiens de Bichat de l’Education est à l’origine de la Biennale de l’éducation et de la formation. Très vite, des limites à ce rapprochement sont apparues : le système scolaire ne possède pas l’équivalent des CHU que pourraient être des hôpitaux pédagogiques, ni l’équivalent de la grande spécialisation médicale. Le pendant de ce corps très particulier que sont, dans le monde entier, les enseignants hospitalo-universitaires, qui assurent le progrès et les transformations nécessaires à notre bien-être et à notre santé, n’existe pas dans le champ de la pédagogie. Nous disposons de pédagogues, qui pourraient dans notre comparaison être les médecins généralistes. Mais si un médecin généraliste qui ne réussit pas à porter un diagnostic ou à guérir son malade peut l’adresser au système hospitalier, l’enseignant lui est seul face aux difficultés. Si aucune société n’a inventé le pendant des enseignants hospitalo-universitaires en matière de pédagogie, c’est peut être que ce n’est pas si évident que cela.
Est-ce que travailler en ZEP consisterait à, ou exigerait de, devenir un super-spécialiste, un super-pédagogue ? Avant de continuer la comparaison avec le modèle médical, il faut se souvenir qu’un médecin généraliste est formé à bac plus 6 ou 7 et que les grands spécialistes de la médecine, qui sont spécialisés dans un découpage très complexe des spécialités médicales, ne deviennent ce qu’ils sont qu’à bac plus 10 ou 15. Comme il est complètement déraisonnable de penser que quinze jours de stage de formation continue puissent égaler une formation de dix à quinze ans, il faut, pour ne pas se leurrer soi-même, se poser la question : la société est-elle prête à investir dans des études si longues pour former de grands spécialistes de l’apprentissage et de l’enseignement ?
Il existe deux contre-exemples à cette difficulté à appliquer le modèle médical à l’éducation :
Le premier se trouve dans le livre « L’enfant violent : le connaître, l’aider, l’aimer » (Bayard 2000), dont l’auteur, Jean Dumas, universitaire et professeur clinicien suisse vit aux Etats-Unis depuis une vingtaine d’année. C’est un homme d’une grande modestie, qui ne cache pas ses échecs. Il a créé une des rares cliniques universitaires dont il est le patron. Il y accueille des enfants violents qui lui sont signalés par les enseignants, les parents, les travailleurs sociaux. Pour faire face à la violence des enfants, dont il constate l’expression de plus en plus précocement, il a mis au point un programme d’éducation et de rééducation. Il explique dans quelles conditions son équipe de psychologues et lui même mettent en place une remédiation à la fois éducative et scolaire, dans un temps donné et sur le modèle hospitalier.
Le second contre-exemple est l’ouvrage de Serge Boimare, « L’enfant et la peur d’apprendre » (Dunod, 1999). Responsable du centre Claude Bernard, à Paris qui accueille des enfants en très grande difficulté, Serge Boimare est lui aussi clinicien. L’extrême attention et le suprême investissement de l’équipe de psychologues et de cliniciens qui traite le cas d’un enfant, et d’un seul, est frappante. Cette équipe s’occupe d’une personne, en l’occurrence d’un enfant ou d’un adolescent, lourdement, en mettant en œuvre des éducations, des pédagogies, des rééducations extrêmement individualisées qui ont un coût considérable mais qui produisent des résultats.
Travailler en ZEP : un métier identique ou différent ?
Que faudrait-il apprendre pour devenir un spécialiste des enfants ou des adolescents en difficulté d’apprentissage ? De quels savoirs avons-nous besoin ? Lesquels devons nous développer pour devenir des spécialistes ? La réponse est simple : il faudrait pouvoir cumuler deux types de savoirs : ceux issus des recherches des sciences sociales et humaines et ceux obtenus à partir d’un travail sur la modélisation de l’expérience.
Une quinzaine de disciplines des sciences sociales et humaines scrutent depuis une cinquantaine d’années les phénomènes de l’apprentissage. Les savoirs issus des recherches sont très vastes. Les connaissances en matière d’éducation font appel à la philosophie, à la linguistique, à la sociologie, à la psychologie, mais aussi à l’ethnologie et aux neurosciences...pour ce qu’elles nous disent et surtout pour ce qu’elles ne nous disent pas. Même si ces domaines ne s’inscrivent pas dans les préoccupations immédiates des enseignants, elles devraient faire partie de leur culture de base afin qu’ils ne soient pas évacués et écartés des progrès scientifiques.
Le deuxième grand type de savoirs qui permettrait aux enseignants d’atteindre une plus grande spécialisation se trouve dans un travail à conduire sur la modélisation des savoirs issus de l’expérience car ils soulèvent de nombreuses questions théoriques. Les praticiens ont beaucoup de mal à organiser ce qu’ils savent faire, ce qu’ils découvrent, individuellement ou à plusieurs.
Comment fonctionne un nouveau dispositif : les acteurs de ZEP « oubliés du système » ?
Il est possible de considérer (même si ce point de vue est contestable) que l’on peut travailler de deux manières différentes, dans la routine et la répétition ou dans la créativité.
Bien que reposantes, la routine et la répétition sont les signes d’une dépression psychique et d’une régression. Elles constituent un investissement minimal, auquel chaque adulte a droit. Cependant, une activité pleine et entière renvoie à des pratiques pensées, réfléchies, analysées, discourues. Une action, comme un dispositif, quel qu’il soit, ne peut vivre seule sur sa lancée. Transposez cela à ce que vivent les ZEP actuellement : ce n’est pas parce qu’il y a eu une initiative en 1981, puis des relances, que le dispositif peut continuer à fonctionner. Il faut que ses acteurs l’investissent et le portent individuellement et collectivement. Or vous avez été et vous êtes encore dans une situation politique qui fait de vous « les oubliés du système ».
Si vous réfléchissez à ce qui se passe dans ce pays depuis la seconde guerre mondiale, vous voyez comme moi que, contrairement à ce que certains disent, l’Education nationale n’est pas inerte. Des initiatives et innovations considérables et en tous genres ont vu le jour ces soixante dernières années.
Globalement, les évènements se déroulent toujours de la même façon. Lorsqu’il y a identification d’un problème, il y a peu de temps après une tentative de résolution par l’invention, en général, d’un nouveau dispositif. Ainsi, on a inventé les psychologues scolaires, les infirmières, les travailleurs sociaux, la formation continue, les GRETA, les COP, etc. Un tout petit nombre de personnes (un politique, un directeur de cabinet, quelqu’un nommé par le président de la République, etc.) met toute son intelligence et sa volonté au service de la création de ce nouveau dispositif. Des moyens sont attribués pour le faire vivre. C’est la période pionnière. Tout se réalise dans l’enthousiasme et dans le militantisme. On a l’impression qu’il se passe quelque chose d’utile. Mais la fonction du créateur est de créer et non d’accompagner sa création. Son successeur au pire saborde le dispositif, au mieux le laisse en l’état vivre sur sa lancée, puis petit à petit s’étioler car il est rarement la priorité du nouveau politique qui arrive. Il ne reste alors que les acteurs pour faire vivre le dispositif dans un contexte de déshérence politique. Très vite, ils ne savent plus comment faire et quels sont leurs rôles. Les acteurs sont alors abandonnés et deviennent des oubliés du système. S’ils ont obtenu un certain nombre d’avantages matériels, ils s’y attachent mais ils ne sont plus soutenus ... et le même phénomène se répète à chaque dispositif nouveau.
Il existe en fait deux niveaux au fonctionnement d’un dispositif : celui de l’investissement individuel des acteurs et celui de l’investissement collectif. Les acteurs, s’ils ne peuvent que revendiquer, demander, exiger qu’un dispositif soit politiquement pensé, ne peuvent réfléchir que de leur place, qui n’est pas politique. Dans le cadre de cette analyse, la manière dont les dispositifs et en l’occurrence les ZEP peuvent être réinterrogés et réappropriés nous fait rencontrer deux mots banaux mais essentiels : le mot de projet et celui d’innovation.
L’anticipation, la mise en perspective font qu’un dispositif continue d’être pensé, donc d’exister. La manière dont les lycées autogérés ont été créés à l’initiative d’Alain Savary et de Gabriel Cohn- Bendit, et surtout leur capacité à se renouveler en permanence depuis plus de vingt ans sans se transformer radicalement, est un exemple probant de pérennité dynamique d’un dispositif : recevoir des adolescents a obligé les équipes enseignantes à s’adapter et à procéder à une mise à jour permanente de leur réflexion.
Travailler à plusieurs ou travailler en équipe ? Identité collective et bénéfices
Travailler à plusieurs n’est pas la même chose que travailler en équipe. Travailler à plusieurs signifie vouloir chercher et donc essayer de trouver sa propre participation à une identité collective pour soi et vis-à-vis des autres. Chacun de nous a une perception individuelle de cette identité collective. Or qu’est-ce que l’identité collective d’une Zone d’Education Prioritaire ? Parce que ce ne sont pas les mêmes personnes qui y travaillent, parce que ce ne sont pas les mêmes histoires, parce que ce ne sont pas les mêmes partenaires, etc., l’identité collective de la ZEP A n’est pas celle de la ZEP B. Pour construire ces identités collectives et singulières, un ensemble de personnes doit approfondir les métiers et les fonctions que les uns et les autres occupent dans le dispositif, travailler sur les rôles et les statuts de chacun. Pour que l’identité collective fonctionne, ce qui n’exclut pas évidemment les tensions et conflits, il y a des verbes d’action qui doivent être interrogés et qui ne peuvent pas être réduits à la définition du dictionnaire. Il faut se demander lorsqu’on travaille à plusieurs, collectivement, ce que signifient piloter et coordonner et à qui est dévolue chacune de ces fonctions, quelles en sont les frontières.
Pour répondre à ces questions, il ne faut pas craindre d’aborder le thème des bénéfices et de se demander : l’identité collective produit-elle des bénéfices et pour qui ? L’identité collective engendre de nombreux bénéfices, en particulier avoir du plaisir à travailler ensemble, à être en groupe, à réussir un certain nombre d’actions. C’est un plaisir qu’il est possible de partager avec d’autres. Il est de l’ordre du renforcement narcissique bien que n’étant pas identique au plaisir individuel.
Le second bénéfice produit est le développement en soi de son état d’adulte, c’est à dire de ses capacités psychiques et intellectuelles dans le rapport avec les autres, et donc avec ses pairs. Il existe encore un autre bénéfice pour le développement de l’identité individuelle qui n’est peut être pas remarqué immédiatement : seul le travail à plusieurs permet de récupérer du pouvoir sur ses actes, car, si nous n’avons pas tout pouvoir sur nos actes, nous en avons cependant beaucoup.
Le travail à plusieurs et la construction d’une identité collective qu’il engendre ne sont pas linéaires. Il y a des moments où l’aspiration à vivre à plusieurs collectivement est forte, et il y a des moments de régression. En ce moment, nous vivons une période d’hésitation sociale : il y a dans le système scolaire tension entre le désir du travail collectif et celui du travail individuel. Le fait que les projets d’établissement n’aient pas connu le développement et la réalité que l’on pouvait espérer (un certain nombre de projets d’établissements sont des coquilles vides) interroge. Certains auteurs pensent que nombre d’enseignants sont réticents au projet d’établissement parce qu’un engagement dans la vie collective d’un établissement impose des contraintes, du travail, du temps et que ce sont autant de choses qui ne bénéficient pas à un investissement personnel.
Comment recruter en ZEP ?
Travailler à plusieurs renvoie, en ZEP, à la question du « comment recruter ? ». Un certain nombre d’auteurs estiment que l’organisation du travail traverse une phase de très grandes transformations. L’existence de postes de travail impliquerait que les travailleurs les investissent avec un projet individuel, qu’ils se montrent volontaires et qu’ils s’engagent beaucoup. De tels changements font peur car ils peuvent conduire à de nouvelles exploitations et à l’accroissement du niveau des normes et produire ainsi de nouveaux exclus. La question du niveau d’exigence et d’engagement par rapport à un poste de travail, en l’occurrence par rapport à un poste en ZEP, n’est pas une question réservée à quelques professions. Elle est valable pour l’ensemble des nouvelles situations de travail.
De ce point de vue, il serait intéressant de regarder ce qui se passe dans les pays nordiques, qui passent pour être plus avancés que nous en matière d’éducation et de scolarité. Comment les enseignants investissent-ils leur poste de travail ? Il faudrait regarder également du côté des mouvements d’éducation nouvelle ce qu’ils nous disent de l’investissement des collègues et comment ils l’expliquent. Il faudrait aussi observer le fonctionnement du recrutement dans les systèmes d’enseignements autres que celui de l’Education nationale (les enseignements privés mais aussi les enseignements publics qui ne relèvent pas de l’Education nationale). La constitution d’une petite cartographie à partir de ces observations nous permettrait de comprendre qu’un recrutement fait à partir d’un système de points et d’attributions obligatoires est un obstacle à la constitution d’un travail en équipe. Il est nécessaire d’inventer une façon de recruter qui ne soit pas uniquement mécanique et automatique, mais qui ne soit pas non plus que de l’ordre du désir d’une bande de copains de travailler ensemble. Il y a probablement à s’interroger sur des solutions intermédiaires, qui existent déjà.
Les motivations et le coût du travail en équipe
Pour pouvoir travailler en équipe d’une façon dynamique et dense, il y a un certain nombre de conditions qui impliquent un engagement du ou des acteurs et un accueil pour intégrer les nouveaux. Cela revient à dire que travailler en ZEP nécessite d’assumer une certaine part de militantisme. Militant de quoi ? Pas obligatoirement comme dans le passé, comme jadis, pas nécessairement non plus avec de grands idéaux idéologiques mais en croyant simplement à ce que l’on fait. A partir de ce moment là, il est possible de chercher à construire une forme de militantisme à plusieurs. Il y en a de très nombreux exemples.
Pourquoi, bien que le travail en équipe soit préconisé depuis soixante-dix ans par tout le monde, ne le rencontre-t-on que très rarement ? La réponse est simple : c’est parce que c’est difficile. Il n’y a de travail en équipe que de la part d’un groupe de personnes unies dans une tâche commune, ce qui pose déjà beaucoup de questions. Quelle est la tâche commune ? Qui la définit ? Et, évidemment, comment ces personnes se sont-elles retrouvées ? Le travail en équipe implique la supériorité de la coopération sur la division, ce qui ne va pas de soi. Si on ne pense pas que coopérer à plusieurs est plus efficace que de travailler seul, il n’y a aucune raison de travailler en équipe. D’autre part, le travail en équipe ne se décrète pas. Il n’y a travail en équipe que de par la volonté des équipiers de travailler ensemble au minima. A partir de ce moment là, il faut aussi de la technique.
Voici un exemple : celui des réunions. Dans notre système éducatif, les réunions sont des catastrophes. Il n’y a pas un chef d’établissement sur dix qui sache animer une réunion. Or le travail en équipe passe par la réunion. Cela s’apprend. Il faut que les réunions soient dynamiques, vivantes, bien animées, productives, efficaces, qu’elles commencent à l’heure et s’arrêtent toujours avant l’heure fixée. Si la réunion est mal conduite, si personne ne sait l’animer, le travail en équipe se dilue, se perd.
Un collègue a fait une thèse sur une école publique originale depuis vingt-cinq ans, l’école des Bourseaux, en étudiant l’évolution de cette équipe et les problèmes qu’elle a rencontrés. D’après lui, l’analyse des fonctionnements et des dysfonctionnements des groupes et des équipes permet de mettre en lumière deux phénomènes : un individu peut s’engager dans un processus créatif quand les formes d’organisation lui offrent une marge de liberté et donc une part de pouvoir, non pas tant de pouvoir sur les autres mais de pouvoir sur ce qu’il fait. Le deuxième phénomène repéré est que, pour comprendre ce qui se passe, il faut enrichir la définition de l’équipe pédagogique. Elle ne peut exister que s’il s’agit d’un groupe de travail composé d’individus égaux unis par une personne centrale, des individus liés par un projet commun et qui forment ensemble un espace symbolique nécessaire au travail psychique de chacun et du groupe. Qu’est ce qui fait courir un enseignant qui s’engage en équipe dans un changement significatif de l’école ? La réponse à cette question est, selon notre auteur, que le moteur de l’engagement dans une école pas comme les autres - et les ZEP c’est bien un peu cela - s’appuie sur des désirs, désir de création et désir de vivre, c’est-à-dire un désir de réalisation de soi et une demande de reconnaissance comme sujet autonome. Le désir d’exister, qui peut s’entendre comme désir d’appartenance et quête d’affiliation, conduit au désir de trouver un sens à ce que l’on fait et à ce que l’on est.
Le travail en équipe est donc possible mais il est coûteux et pas seulement en temps. Le problème
est de savoir avant de s’y engager ce qu’il va coûter au psychisme : le frottement des humains entre eux crée des tensions, de la chaleur, de l’agressivité, qu’il faut réguler. Comme une véritable propédeutique du travail en équipe n’est pas suffisamment assurée, ces phénomènes font peur.
Les effets pervers et la notion de non-nuisibilité
La notion de perversion bureaucratique recouvre plusieurs phénomènes. On a découvert, il y a vingt ou trente ans, qu’une action produit de l’attendu mais qu’elle produit également des effets pervers, pas toujours attendus, très déroutants, parce que l’on est confronté au mythe de Sysiphe. Les exemples sont si nombreux que les Américains ont inventé à partir de ce constat, et pour des dispositifs sociaux, le concept de « non-nuisibilité ». Avant de mettre en place un dispositif, ils tentent de savoir s’il ne va pas être plus nuisible que rentable. Ils ont décidé qu’à partir du moment où celui-ci ne nuisait pas, il était rentable. Ensuite la question du bénéfice et du degré d’efficience se pose.
Actuellement un certain nombre de travaux disent qu’il n’est pas évident que le dispositif ZEP ne nuise pas, de la même façon qu’on le dit pour nombre de dispositifs d’aide scolaire ou sociale. Les chercheurs utilisent en effet ce principe de « non-nuisibilité » dans leurs travaux. Les médecins, eux aussi, le manient constamment. La réflexion éthique et morale a de ce fait considérablement progressé. A ce stade, il est donc possible et même souhaitable de se demander si la mise en place d’un dispositif n’est pas plus nuisible que bénéfique, et si oui à quel niveau. A partir du moment où entre 20 et 25% d’élèves sont en ZEP, il n’est plus possible de parler d’exception. Cependant, si ce n’est plus un dispositif d’exception, comment peut-on le qualifier ? Quelle est son identité ? Les politiques et les administrateurs qui ont étendu le dispositif ZEP à partir de critères techniques, démographiques etc., et avec les moyens y afférents, avaient très certainement de bonnes intentions. Mais il se trouve que l’étendue d’un dispositif mis en place a aussi un effet : si de 20 à 25% des élèves sont scolarisés en ZEP, cela veut dire que 20 à 25% d’établissements sont en perdition et que la ségrégation s’accroît d’autant.
Il faut absolument réfléchir à ce phénomène et militer pour une redéfinition des ZEP qui soit plus serrée, plus aiguë ; je sais d’ailleurs que c’est là l’une des positions essentielles de l’OZP.
Par ailleurs, que nous ayons accepté que les dispositifs pour des élèves en difficulté s’appellent des zones est scandaleux. Lorsque l’on aime les mots, lorsque l’on y est attentif, il n’est pas possible d’imaginer que le mot « zone » soit valorisant, car les effets pervers sont aussi dans les mots et leur signification symbolique n’est pas mesurable.
Les quatre niveaux de l’évaluation
Depuis vingt-cinq ans, de grands progrès ont été accomplis dans le champ de l’évaluation. Cependant, il est nécessaire de progresser encore car, à terme, il faudra évaluer toutes les activités humaines et sociales, tout simplement parce que les besoins croissent plus vite que les budgets. Il est donc normal que les citoyens et les politiques se posent la question de la rentabilité d’un système, d’un fonctionnement, d’un dispositif. Il est indispensable de s’engager intellectuellement et hardiment dans les procédures et processus d’évaluation.
Le conseil national de l’innovation s’est préoccupé de savoir ce qu’étaient les innovations dans le système scolaire. Personne n’a pu répondre à cette question. Une première enquête, suivie d’une seconde, bien qu’inachevée, a donné un certain nombre de résultats. Aussitôt la question « comment évaluer les innovations ? » est apparue. A cette occasion, une toute petite découverte a été faite : les problèmes d’évaluation ne sont pas que des problèmes techniques. Bien entendu il y a une dimension mathématique de l’évaluation mais c’est la position de l’évaluateur qui est déterminante. Il est apparu que, pour évaluer un dispositif, il ne fallait pas moins de quatre regards différents, qu’il faut ensuite synthétiser. Qui s’empare de ces quatre évaluations et pour quoi faire ?
Il faut apprendre aux praticiens, individuellement et collectivement, à avoir le souci de l’évaluation de leurs actions et de leurs activités. A la question « est-ce que ça marche ? », les innovateurs répondent trop souvent : « ça va mieux ». Ils traduisent ainsi leur contentement mais ils n’apportent pas de réponse à la question posée. Or il faut arriver à expliciter les effets et analyser les résultats de son action : est-ce que les élèves apprennent mieux, et quoi, en faisant ceci ou cela ? Car l’important dans un acte d’enseignement, c’est que l’apprenant apprenne ce que je veux qu’il apprenne. S’il apprend plus, tant mieux, mais il faut au moins qu’il apprenne ce que je souhaite qu’il apprenne. Le praticien est le seul qui peut avoir son propre niveau d’évaluation. Il a le devoir et le droit d’évaluer son action .
Il existe une deuxième évaluation, celle que l’on peut pratiquer entre soi, entre pairs. Les mouvements d’éducation nouvelle la pratiquent fréquemment. Le fait d’être entre pairs, entre acteurs de même niveau intellectuel qui peuvent échanger en toute connaissance de cause, sans rapport hiérarchique, la rend très exigeante mais aussi très efficace.
La troisième évaluation pratiquée, l’évaluation par la hiérarchie, est tout à fait légitime. Il est normal qu’une grande administration évalue ses activités par l’intermédiaire de ses corps d’inspection, à condition que ce ne soit pas la seule évaluation pratiquée.
L’évaluation conduite par des acteurs extérieurs à l’action (universitaires, chercheurs, consultants etc.) qui ne sont pas impliqués dans la mise en œuvre de l’activité qu’ils évaluent est la quatrième source de l’évaluation.
Lorsque ces quatre types d’évaluation existent, il faut encore déterminer qui s’en empare et dans quelle optique. Les grandes enquêtes sur le niveau des élèves sont de mieux en mieux faites. Cependant, le ministère est très conscient qu’elles n’ont été réalisées que pour inviter les établissements et les enseignants à utiliser les résultats dans le but de mesurer l’écart entre un niveau moyen et leur propre résultat et éventuellement de faire évoluer les pratiques pédagogiques. Or, pour l’instant, cela ne se fait pas.
Les Américains ont mis en place, depuis très longtemps, des agences, indépendantes les unes des autres, à qui les gouvernements commandent des évaluations. Sur un grand programme, le gouvernement mandate deux ou trois agences en parallèle. Le contrat signé contient un codicille qui spécifie que les agences signataires s’interdisent de communiquer entre elles et de se transmettre des données. Ainsi l’indépendance et la spécificité de chacune sont préservées. Elles peuvent poursuivre individuellement leur raisonnement jusqu’à son terme puis remettre leur rapport au gouvernement qui se chargera de la synthèse des travaux. La production de la connaissance évaluée se fait selon des règles relativement strictes qui sont connues des différentes agences.
Les effets de la réduction de la taille des classes
Les numéros 140 (« ZEP : vingt ans de politiques et de recherches », juillet-septembre 2002 ») et 146 de La Revue Française de Pédagogie présentent une note de synthèse extrêmement dense, un peu lourde, sur la recherche en éducation et les ZEP en France qui est une mine d’informations. Deux ou trois membres de votre association pourraient lire cette étude d’une centaine de pages et en faire un résumé que vous pourriez diffuser. Dans le même numéro 146, un article fait le point sur les effets produits sur les élèves de cycle 3 par la présence d’un maître supplémentaire par classe. L’analyse montre que, sur les 277 mesures différentes du lien entre taille de la classe et performance des élèves, seulement 28% sont significatives, 15% concluent à un lien négatif et seulement 13% à un lien positif. Ce résultat incite à dire que la réduction de la taille des classes peut avoir des effets positifs mais seulement sous certaines conditions, que la recherche doit encore déterminer. En fait, plus d’enseignants ou moins d’élèves par classe aujourd’hui, en dépit des évidences, n’induit pas automatiquement des effets positifs. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire en ce domaine, mais qu’il est nécessaire d’adjoindre à cette mesure un dispositif d’évaluation qui permette d’ajuster, de corriger les effets produits, de se demander pourquoi ça ne se passe pas comme on veut, car, s’il est plus difficile d’enseigner aujourd’hui qu’hier, il est sans doute beaucoup plus facile de le faire maintenant que demain.
Autres indications bibliographiques
– « L’évolution de la notion d’adulte », dossier de la revue Savoir, n° 4.
– « Réussir ses apprentissages à l’école et au collège », La nouvelle revue de l’AIS. Adaptation et intégration scolaires, n° 25, premier tr. 2004
Dans la limite du temps disponible, Jacky Beillerot répond ensuite aux questions posées par la salle.
Q : Sachant que le système scolaire accueille des enfants d’âges très différents (de deux à seize ans), la question du nombre d’enfants par classe ne peut-elle pas être nuancée ?
R : Ce sont les éléments d’informations et de connaissance dont on peut disposer en amont, avant de prendre des décisions, qui m’intéressent. De quels moyens se dote-t-on ? Notre administration centrale est très bonne et possède un nombre important d’informations. Le nombre de rapports, de données qui est diffusé est considérable. Cependant, les mesures prises ne sont pas toujours adéquates. Il faudrait sans doute affiner davantage les données, choisir les plus pertinentes et ne pas lancer des mesures sur la simple incitation du politique.
Les chercheurs font des évaluations « post » mais ils n’aiment pas faire des pronostics « ante », parce qu’ils n’ont pas les instruments mais surtout parce que l’on ne peut pas chercher sur ce qui n’existe pas. La faisabilité d’une mesure relevant du champ des sciences sociales et ou humaines n’appartient donc pas à la science, contrairement à ce qui se passe dans le monde industriel et technique : quand des ingénieurs font des études de faisabilité sur tel ou tel moteur, ils font des études techniques et scientifiques. Mais le fonctionnement de la société ne peut pas se comparer à celui d’un moteur.
Q : Vous n’avez pas évoqué une autre dimension de l’évaluation, celle faite par les usagers. Pourquoi ?
R : Des agences américaines y travaillent. En France, la question n’a pas encore été posée. Il s’agit en effet de s’interroger sur ce concept de l’évaluation par les usagers. S’il y a nécessité d’avoir l’avis des usagers lorsqu’il y a un problème, leur avis constitue-t-il une évaluation ?
Depuis plus de dix ans les étudiants devraient évaluer leur université, leur enseignement, leurs enseignants. Pour l’instant rien ne se fait. Cependant il faudra bien un jour se conformer à ces pratiques qui sont déjà mises en œuvre dans les pays anglo-saxons.
Il ne faut pas oublier que les services publics se sont toujours développés en partie contre eux-mêmes, bien qu’un certain nombre d’évolutions interviennent depuis quelque temps : les agents de la poste, par exemple, sont formés maintenant à l’accueil des usagers.
Q : Quelle définition donneriez-vous du verbe « coordonner » ?
R : Je ne peux pas vous répondre. Je suis frappé par le fait que les mots majeurs de l’activité sont des mots très mal pensés, peu pensés. Un vocabulaire flou ne permet pas de travailler correctement car, alors, les rapports de pouvoir sont laissés à l’état sauvage. Rien ne remplace le fait que les membres de l’équipe se mettent d’accord sur la définition des mots, qu’ils en parlent avec l’environnement.
Q : On parle de plus en plus souvent du « malaise enseignant ». Qu’en pensez-vous ? Existe-t-il actuellement une véritable sociologie du monde enseignant ?
R : Il existe de très grands et bons travaux sur les enseignants du 1er et du 2nd degré. En particulier, l’évolution de la composition sociologique des enseignants, leur origine sociale, est bien connue.
Je ne suis pas certain que ce terme de malaise enseignant recouvre quelque chose de précis. Je pense que ce malaise est en partie construit par les médias. Il y a, certes, des enseignants en difficulté. Ce qui est intéressant, c’est de penser qu’être enseignant en ZEP est plus fatiguant qu’être enseignant ailleurs. Pour autant, le turn-over dans les ZEP n’est pas supérieur à ce qu’il peut être autre part. Les choses ne sont pas aussi simples que les grandes catégories d’opinion nous le font penser.
Un corps social n’existe dans son identité collective que par ses organisations. Or les enseignants, en dehors de leurs organisations syndicales, ne sont pas représentés en tant que tels. Pour connaître les enseignants, on est renvoyé à la sociologie des organisations syndicales et des syndiqués. Il serait donc très utile que l’on puisse disposer de travaux très précis sur les différentes catégories d’enseignants.
Compte rendu rédigé par Claude Vollkringer
Ce texte est disponible en format PDF dans une mise en page identique à la version papier des Actes.
Nous avons appris avec beaucoup de tristesse à la rentrée par la presse le décès de Jacky Beillerot survenu le 1er septembre 2004 à l’âge de 64 ans..
Jacky Beillerot connaissait peu l’OZP et n’avait pas travaillé sur les ZEP, mais en nous adressant à lui nous savions qu’il apporterait un regard original, distancié, pertinent et direct sur la façon de travailler en ZEP. Et en effet son intervention a passionné et marqué l’assistance et a souvent servi de référence au cours des ateliers de la journée.
Le Monde du 11 septembre 2004 rappelle longuement le « rôle essentiel qu’a joué dans la communauté des sciences de l’éducation » « cet incomparable praticien de l’enseignement et de la formation » et, après avoir souligné sa capacité d’écoute, sa disponibilité et son humour, conclut : « Une pensée mais aussi indissolublement une éthique personnelle, en sa profonde humanité ».
Sur sa chaleur humaine, sa modestie et son humour, nous voudrions apporter en guise d’hommage un simple témoignage anecdotique. Atteint la veille de son intervention à l’OZP par une subite extinction de voix, heureusement en partie résorbée le lendemain matin, Jacky Beillerot avait avancé devant l’auditoire que « c’était la liste des questions posées par l’OZP qui l’avait laissé sans voix ». Quelques semaines plus tard, il répondait à l’envoi pour accord du texte de son intervention par ces mots tout aussi naturellement cordiaux : « Vous avez transcrit et donc écrit bien mieux ce que j’ai dit. Ce n’était pas une aphonie passagère qui m’inhibait, c’était aussi vous tous, tant plus savants que moi ».
L’OZP présente à sa famille et à ses proches ses condoléances les plus sincères.