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A Nancy, E. Philippe et JM. Blanquer dévoilent le nouveau métier enseignant
Face à la grève historique des enseignants, JM Blanquer était venu vendre un "moment historique" pour l’Education nationale. Dans le gymnase fissuré du lycée Georges de la Tour de Nancy , le 13 décembre, les deux ministres ont fait face à 100 enseignants qui ne s’en laissent pas conter. Deux visions s’affrontent. JM Blanquer décrit longuement son projet de nouveau métier enseignant à des professeurs pleins de ressentiment qui parlent des difficultés réelles du métier. Les ministres n’ont pas convaincu. Une enseignante résume la soirée. "Comment voulez vous que nous vous croyons quand vous dites que vous allez prendre en compte notre avis ?" demande t-elle à E Philippe et JM Blanquer. JM Blanquer répond par l’opportunité d’un nouveau métier enseignant, liant revalorisation et redéfinition du métier. Et il confirme que les enseignants vont perdre une semaine de congés pour être formés...
Malgré le tri les professeurs ne sont pas laissés faire
Il les avait pourtant bien sélectionnés. Selon notre confrère de l’Est Républicain, les 100 enseignants invités à rencontrer E Philippe et JM Blanquer à propos de la réforme des retraites ont été choisis par le rectorat de Nancy-Metz le 12 au soir. Plus d’un millier d’enseignants de Nancy avaient reçu la veille un mail leur demandant s’ils souhaitaient participer à la soirée. Selon la FSU 54, citée par l’Est républicain, aucun de 300 adhérents Fsu ayant demandé à participer n’a été retenu. Malgré les efforts de JM Huart, ancien Dgesco nommé recteur de Nancy-Metz en juillet 2019, qui a du s’improviser animateur de la soirée, tout cela a été fait en vain. Durant deux longues heures les enseignants n’ont cessé de manifester leurs doutes, leur refus de la parole ministérielle et leur colère. Les ministres en sont restés pour leurs frais.
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Blanquer : le travail enseignant redéfini
Le principal apport de la réunion résulte des questions des enseignants présents qui ont interrogé les ministres sur l’évolution de leur métier.
Pour JM Blanquer, "le moment est historique" pour l’Education nationale. "Il y a des crispations mais on est venu dire qu’il a une opportunité de faire avancer les rémunérations et la qualité du système éducatif".
Le premier principe affiché est la réorganisation du travail enseignant. "On va rendre visible ce qui est invisible", explique JM BLanquer. "C’est une avancée". Cela veut dire probablement que le nouveau statut enseignant comprendra expressément des tâches qui aujourd’hui sont explicites mais non précisées. "On va avoir l’occasion de mettre à plat ce qui est fait par les professeurs". Le ministre a donné en exemples l’accompagnement personnalisé des élèves ou les corrections de copies. Ces dernières n’entrent pas aujourd’hui dans la définition du temps de travail des enseignants. Demain elles pourraient l’être. Pour JM Blanquer le moment est venu de faire évoluer "le rôle du professeur". C’est l’idée du "professeur du 21ème siècle".
La durée du travail des "nouveaux enseignants" rallongée
E Philippe lâche une piste pour illustrer le nouveau métier. "Aujourd’hui on a le même service à 30 ans qu’à 60 ans. On pourrait demander un peu plus quand on est jeune et un peu moins quand on est moins jeune". En fait le gouvernement introduit ainsi l’idée que les enseignants du nouveau statut lié à la mise en place de la retraite travailleraient davantage que ceux du statut actuel. La durée du travail redéfinie dans le nouveau métier comptera davantage d’heures de travail. Une perspective tout de suite critiquée par une enseignante qui cite la durée du travail calculée par le ministère (Depp) qui dépasse déjà les 40 heures hebdomadaires.
Des primes pour de nouvelles missions
La revalorisation sera t-elle de la prime ou du salaire demande un enseignante. "Ce sera l’objet des discussions dans les 6 prochains mois", répond JM BLanquer. "Mais il est probable que les hausses seront des primes", ce qui fait crier la salle. Le ministre doit alors expliquer que les primes peuvent être universelles comme l’ISAE et l’ISOE actuelles. Mais il ajoute que dans ISOE il y a le O de orientation et que c’est un nouveau rôle pour les enseignants... On reste dans l’optique de primes liées à de nouvelles missions des enseignants. JM Blanquer parle de "personnalisation " du travail enseignant. On comprend l’embarras : modifier les grilles indiciaires des enseignants obligerait à faire évoluer aussi celles des corps comparables de la fonction publique...
La formation continue aura lieu sur les congés
En réponse à une autre enseignante, le ministre s’explique sur les 5 jours de formation continue obligatoire pris sur les congés scolaires qu’un récent décret permet. "La formation continue est un élément décisif pour faire avancer le système scolaire", dit le ministre. "Ceci suppose qu’on va proposer aux professeurs une semaine très intensive de formation de très grande qualité. Ce sera stimulant pour les professeurs et ca pourrait être hors temps scolaire pour éviter l’absentéisme. Mais c’est rémunéré. Ainsi on crée du bien être au travail et on améliore la rémunération".
Il n’est pire personne que celle qui veut faire votre bonheur malgré vous. JM Blanquer aurait du connaitre l’adage. E Philippe avait déjà jugé bon de disparaitre. JM Blanquer termine la soirée en n’évitant pas les prises à partie. "Depuis que vous êtes en poste il y a un alourdissement du travail avec 2 heures supplémentaires obligatoires et 5 jours de congés e moins. Les pensions vont baisser. L’âge de départ en retraite va augmenter" explique un professeur de lycée. "Comment vous croire alors que vous nous avez manipulé au moment d bac", lance une autre enseignante. JM Blanquer ne répond pas. Il part.
François Jarraud
Extrait de cafepedagogique.net du 16.12.19
Christian Maroy : Qu’est ce que le nouveau métier enseignant ?
Spécialiste de l’évolution du travail enseignant en France , en Europe et au Québec, Christian Maroy (Université de Montréal) décrypte ce que le New Public Management fait au métier enseignant. Redéfinition du temps de travail, élargissement des tâches, contrôle serré des enseignants et de l’enseignement, mise en concurrence des professeurs il montre le coût humain coûteux d’une réforme qui n’apporte pas de réelle amélioration du niveau des élèves. Lisez pour mieux comprendre les projets ministériels...
Le gouvernement français, à travers la réforme des retraites, veut changer le métier enseignant et notamment augmenter le temps de travail des enseignants. Est-ce une tendance générale des pays développés ?
En fait la question n’est pas seulement la hausse du temps de travail mais la redéfinition de ce temps. Jusqu’à récemment en France comme en Belgique on calculait le temps de travail des enseignants sur la base d’un nombre d’heures de cours donnés aux élèves. On savait implicitement qu’on doublait ce temps avec les préparations, les corrections et le travail de collaboration. Dans beaucoup de pays la tendance est à redéfinir le temps en comptant le temps des cours et le temps disponible pour l’école. C’est le cas par exemple en Angleterre et dans les pays scandinaves. On attend maintenant aussi du travail de collaboration, de remédiation. C’est vraiment une tendance générale. Evidemment quand on redéfinit ainsi avec précision le travail enseignant celui-ci devient plus contraignant.
En fait c’est un élargissement du travail enseignants ?
Ce qui était implicite devient explicite. Un exemple en Belgique avec le nouveau "Pacte pour un enseignement d’excellence" défini par un décret de mars 2019. Le métier enseignant est défini selon 5 composantes : le face à face pédagogique, les préparations et corrections, le travail collaboratif, la formation continue qui devient obligatoire et le service à l’école : par exemple accompagner des voyages scolaires, recevoir les parents, faire de la remédiation.
Est ce que cela augmente le temps de travail ?
Quand j’ai travaillé sur ce sujet, j’ai trouvé que les enseignants travaillaient environ 40 h par semaine. La redéfinition du métier va augmenter le temps de travail de certains mais pas de tous.
En France on voit un contrôle plus serré des enseignants avec des injonctions pédagogiques, des évaluations nationales systématiques etc. Cette pression hiérarchique est elle aussi une tendance générale ?
Quand on explicite ce qui est attendu on permet des formes de controle par la direction ou l’inspection là où elle existe. Ca donne des points d’appui pour demander des comptes. Mais le controle prend d’autres formes que hiérarchiques.
Le nouveau management public introduit une surveillance plus serrée des pratiques enseignantes. Cela passe moins par le travail en classe que par le travail d’évaluation des enseignants et la manière dont ils couvrent le programme.
La gestion axée sur les résultats demande des comptes aux enseignants par rapport aux cibles à atteindre : par exemple le taux de diplomation. Grâce a un réseau serré de statistiques, la direction a des informations sur la performance de chaque classe. On peut comparer les écoles, les classes, les matières et les enseignants.
On peut ainsi convoquer des réunions d’enseignants à propos des matières qui ont des résultats jugés insuffisants. Ce couplage entre suivi des statistiques de résultats et réunions pédagogiques fait appel au sens du métier des enseignants et à l’objectif de réussite de tous les élèves. C’est une forme de pression forte qui met les enseignants sur la sellette car on sait quel enseignant pose problème.
Ca aboutit à une gestion des pratiques pédagogiques et à l’harmonisation des critères d’évaluation des enseignants. Il y a une harmonisation des résultats à ces évaluations qui permet de détecter les enseignants qui notent trop sévèrement ou trop gentiment. Dans ce cas ils sont convoqués par la direction pour alignement.
En réponse à cette pression, les enseignants s’en tiennent au programme. Par exemple ils disent ne plus faire de poésies car les élèves ne sont pas évalués sur elles. Au final, cette gestion basée sur les résultats aboutit à une surveillance beaucoup plus forte des pratiques enseignantes et au grignotage de leur autonomie.
Cela a quelles conséquences sur les professeurs, les élèves et leurs résultats ?
Pour les professeurs cela génère de la compétition entre eux et donc du stress. La pression est particulièrement forte pour les enseignants débutants et pour certains enseignants. Il y a aussi une mise sous pression des élèves car eux aussi doivent mieux performer.
Du coté des résultats, en apparence il y en a. Le taux de diplomation augmente un peu. Mais ce n’est pas très clair notamment parce qu’on crée de nouveaux diplômes qui permettent de diplômer les élèves ayant des qualifications semi professionnelles. Par exemple un professeur d’histoire me dit que les résultats s’améliorent en cours de citoyenneté. Mais il ne peut plus emmener les élèves à l’Assemblée nationale car il doit consacrer tout son temps à l’examen ministériel. Donc la finalité de l’éducation à la citoyenneté est affectée. Cela montre que même quand les résultats évoluent favorablement certains apprentissages pâtissent de ce pilotage. Toutes ces politiques aboutissent à des réduction curriculaires.
Enfin , au Québec on voit un net alignement entre les commissions scolaires locales et le ministère central grâce au suivi statistique. On voit une forme de coordination s’installer avec un alignement des pratiques pédagogiques en fonction des plans ministériels. Alors que le discours officiel parle surtout d’école participative associant les parents, en fait on assiste à une centralisation du pilotage.
En France la particularité du système éducatif c’est les écarts entre écoles et établissements en lien avec une forte ségrégation sociale. Cette nouvelle politique réduit-elle ou augmente-elle les écarts entre établissements ?
Au Québec la ségrégation sociale est moins forte qu’en France notamment parce que l’orientation vers le professionnel est plus tardive. Mais depuis plusieurs années la ségrégation entre établissements et aussi entre classes dans le même établissement, augmente. Depuis 1995 on donne plus d’autonomie aux établissements dans le domaine des programmes. Les écoles secondaires publiques peuvent définir des projets particuliers par exemple en sport ou en langues. Elles peuvent sélectionner les élèves de ces classes à projet. Et les parents bénéficient d’un assouplissement de la carte scolaire pour pouvoir inscrire leur enfant dans une classe à projet hors de leur secteur.
Cette politique a été lancée officiellement pour concurrencer le privé. Mais, en fait, elle ne nuit pas au privé. Finalement, les élèves sélectionnés pour ces classes à projet ont 6 à 8 fois plus de chance d’accéder à l’enseignement supérieur que les autres. Les élèves en difficulté scolaire se retrouvent eux de plus en plus dans des classes sans projet particulier avec certains des nouveaux diplômes qui ont été créés. La rencontre de l’Etat qui veut "la réussite de tous" et du libre choix des parents aboutit au final à ce que chacun soit diplômé mais avec une accentuation des inégalités entre les diplômes et pour l’accès au supérieur.
Propos recueillis par François Jarraud
Extrait de cafepedagogique.net du 16.12.19
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