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L’écrit et les méthodes de lecture : - une affaire d’école ou une affaire de classes ? (une tribune de Jean Foucambert dans ToutEduc) - un lecteur des Cahiers commente un courrier de SOS éducation

10 octobre 2019

Méthodes de lecture : Une tribune de Jean Foucambert contre la syllabique, outil de domination

Jean Foucambert, président de l’AFL (Association française pour la lecture) nous adresse cette tribune que nous publions bien volontiers. Nous en extrayons une phrase qui nous semble en être la clé : "c’est (le) statut inconditionnel d’interlocuteur actif, qui permet à chacun d’entrer dans la maîtrise d’une nouvelle technologie."

L’ÉCRIT : UNE AFFAIRE D’ÉCOLE OU UNE AFFAIRE DE CLASSES ?

Les écrits ont la matérialité des outils qui les produisent, la socialité des lecteurs qui y recourent et la fonctionnalité des questions qu’on leur pose. Le besoin initial d’écriture est probablement lié à des exigences dépassant les capacités de mémorisation dans l’échange d’informations, la tenue de comptes financiers, la codification de lois et l’enregistrement d’une Histoire. Dès la plus haute Antiquité, l’écriture a évolué pour l’élaboration des calendriers et la nécessité politique de consigner les événements historiques et environnementaux. Néanmoins, sur les quelque 3 000 langues répertoriées, à peine plus d’une centaine s’écrivent...

Platon témoigne d’une crainte généreuse : « Cette connaissance aura pour effet, chez ceux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu’ils se remémoreront les choses. ». Aussi, très rapidement, cet écrit devint-il l’affaire d’initiés qui le produisent et le reçoivent à leur profit et qui veillent à ce que n’importe qui ne puisse y recourir aisément : propriété de l’information, des comptes, de la production des lois, de l’écriture d’une Histoire, etc. Dès son invention, l’écrit s’est inscrit dans la réalité des rapports sociaux du côté de la domination et des privilèges.

Globalement, cela ne posera guère de problèmes jusqu’à la mise en question du servage et des droits féodaux : à la fin du 18ème siècle, ces dominants sont encore très peu nombreux, quelques centièmes par classe d’âge, réunis par une noblesse vigilante autour du roi. Ce qui trompe aujourd’hui encore, ce sont les études littéraires que la majorité d’entre nous a dû côtoyer dans le secondaire et qui se résument à une liste d’écrivains dont il était censé avoir lu au moins quelques lignes. Mais, à la Renaissance, Rabelais, de son vivant, c’est une publication de quelques centaines d’exemplaires ! Ronsard, Montaigne, à peine plus, ce qui ne retire rien à l’intérêt possible de leur œuvre mais circonscrit, par génération, le territoire de leur rencontre à quelques milliers d’économiquement privilégiés.

Rares sont d’ailleurs les histoires de la littérature élargissant celle-ci aux territoires effectifs qui, à la fois, la causent, l’expliquent, la ressentent et en résultent, témoignant ainsi de leur volonté de ne pas séparer l’étude du fait littéraire des lieux qui le produisent et y recourent. Le 17ème siècle, c’est le grand siècle, le siècle classique, celui où a été produit l’essentiel des textes grâce auxquels tous les écoliers nés avant la Seconde guerre mondiale « ont appris leur langue, se sont familiarisés avec la syntaxe, se sont entraînés à classer leurs idées, à clarifier leurs raisonnements ». Bonjour donc les Fénelon, La Bruyère, Perrault, Boileau, Molière, Racine, La Fontaine et les autres..., tous dépendants du Roi et de la noblesse et, en moyenne, d’un tirage initial de 1500 exemplaires !

Au 18ème siècle, la bourgeoisie prit conscience de sa nouvelle spécificité économique et, tout en restant fidèle au système monarchique qu’elle fréquentait, se donna les moyens de s’inventer ‘symboliquement’, hors de la Cour, dans les salons, les cafés et les clubs. Une bonne partie des auteurs qui y furent accueillis s’impliquèrent d’ailleurs, d’une manière ou d’une autre, dans l’Encyclopédie. Diderot dit qu’une telle entreprise ne put s’exécuter que par « une société de gens de lettres et d’artistes, des hommes liés par l’intérêt général du genre humain et par un sentiment de bienveillance réciproque ». Au début, on y trouve des savants, des amis personnels de Diderot, comme J.-J. Rousseau, encore inconnu, des artisans qui collaborent à la description des ‘arts’, et même des prêtres qui se chargent d’articles philosophiques. Au point de vue social, ils sont en général des possédants, roturiers ou non. Ils auront pour adversaires ceux qui, par leurs intérêts, sont liés à l’ancien régime : les courtisans, la noblesse d’épée ou de robe, le clergé, ceux qui sont attachés à la défense des privilèges et que Diderot et ses amis considèrent comme improductifs. Les auteurs sont donc des bourgeois citoyens qui ont « le goût pour les arts utiles » qui les unissent. Ils ne coïncident plus avec la bourgeoisie d’ancien régime ; ils ne ressemblent pas encore à la bourgeoisie capitaliste qui se développera au siècle suivant.

Ainsi, cette littérature reste toujours le fait de privilégiés. Les premières souscriptions de l’Encyclopédie débouchent sur des diffusions d’environ 3000 exemplaires. C’est environ au même nombre que s’élève en 1761 la première édition de La Nouvelle Héloïse... S’il est important d’insister sur ces tirages, c’est qu’ils permettent de faire une hypothèse sur le nombre de lecteurs experts en un instant donné. Qui sont-ils ? Où et comment le sont-ils devenus ? Il semble bien y avoir eu une sorte de parti encyclopédiste qui ne pensait nullement à un renversement de régime par la violence. Il voulait seulement opérer des réformes, sans toujours se rendre compte qu’elles pouvaient être parfois incompatibles avec les fondements même de l’ordre social. L’échec du ministère Turgot sera celui des tentatives de réformes telles que les concevaient de nombreux encyclopédistes. Sous la Révolution, ceux d’entre eux qui lui survivront, ainsi que leurs héritiers, rejoindront, dès 1791, la Contre-révolution et les plus audacieux d’entre eux seront Girondins (Condorcet, Rolland), mais on n’en retrouvera aucun chez les Montagnards...

Alors, cette Révolution fut-elle seulement la fille des Lumières ? La masse du peuple français qui la fit triompher, celle qui démantela la Bastille et ramena le boulanger, la boulangère et le petit mitron à Paris était dans sa grande majorité analphabète ! Les colporteurs vendaient certes des romans au château mais des almanachs et des chansons au village. Si la Révolution française a été différente de toutes les précédentes, c’est parce qu’il existait dans la France de 1780 des hommes un peu plus instruits, animés d’un esprit de responsabilité et d’un dévouement ardent à la cause publique mais ne soupçonnant pas que la demande du roi de réunir des États Généraux pourrait déboucher sur une révolution qu’ils étaient, dans leur grande majorité, loin de souhaiter... Ils mirent leur rapport à l’écrit au service des Cahiers de doléances en jouant un rôle déterminant dans leur rédaction, Et, très naturellement, ils devinrent des élus au sein du Tiers-État. « Dans un siècle où chaque citoyen, dira Malesherbes en 1775, peut parler à la nation entière par la voie de l’impression [...], les gens de lettres sont au milieu du public dispersé ce qu’étaient les orateurs de Rome et d’Athènes au milieu du public dispersé. ». En 1789, à peine 10% de la population savaient « lire », dont une petite minorité de manière un peu experte ; les universités ne totalisaient guère plus de 12 à 15000 étudiants. « Dans les villes, les Cahiers furent surtout rédigés par les maîtres des corporations ; dans les campagnes, les paysans se tournèrent vers leurs porte-parole habituels : curé, maître d’école, laboureur, avocat, notaire. » Sur 1300 députés du Tiers état, on ne comptait qu’une quarantaine de paysans (des laboureurs aisés) et aucun artisan ou commerçant.

Mais avec les Cahiers de doléances, le « populaire » plonge dans la fonction initiale de l’écrit : établir des listes (et pas de n’importe quoi !) afin de soulager la mémoire en lui trouvant un classement, ce qui sollicite de nouvelles opérations intellectuelles sur une réalité mise à distance (et pas n’importe laquelle !), afin de regarder les faits, non plus les uns après les autres mais pour ce qui les réunit ou les oppose, donc de formaliser à leur propos un point de vue, une conception, une théorie. C’est cette approche théorisante partagée dans un collectif grâce au langage écrit qui approfondit l’expérience du monde et permet d’agir autrement sur lui ; de même pour une approche théorisante grâce au langage mathématique ; ou une approche par un langage pictural ; ou musical... Il n’y a pas un préalable technique à de tels questionnements mais l’implication d’un groupe qui a besoin que vous vous associez et que vous partagiez et nourrissiez le mode d’investigation qui est pour le moment le sien afin de l’enrichir progressivement du vôtre. Préalable à tout savoir technique, c’est ce statut inconditionnel d’interlocuteur actif, qui permet à chacun d’entrer dans la maîtrise d’une nouvelle technologie de l’intellect. L’aspect proprement technique est l’affaire du sujet lui-même qui en a déjà développé plein d’autres depuis les premières secondes de sa vie, à commencer par le murmure d’accueil de la sage-femme !

La rédaction des Cahiers de doléances par une classe moyenne quelque peu lectrice conduisit celle-ci à rencontrer sur le terrain la population ‘de base’ afin de mettre en forme avec elle, au-delà d’une simple liste, leur expérience sociale – et donc leurs espoirs et leurs suggestions. À la différence de ces lettrés, ces milieux populaires étaient illettrés, au sens où aucun collectif n’avait encore exprimé son exigence qu’ils pensent avec un langage écrit. Mais là, la demande était faite par la bourgeoisie, avec plus ou moins de sincérité : elle avait besoin d’eux en tant que lettrés, ce statut leur était donné et n’avait rien à voir avec un quelconque alphabétisme. Elle avait besoin dès maintenant qu’ils réfléchissent avec elle sur des textes complexes et recourent à une raison graphique ; plus ou moins d’ailleurs selon les lieux et les personnes. Elle pressentait qu’il ne serait pas toujours facile de passer avec eux du féodalisme au capitalisme et que ces milieux populaires étaient ceux dont elle allait ensuite exploiter la force de travail ! Qu’ils pensent avec de l’écrit pour l’aider aujourd’hui, certes, mais pas assez pour la combattre demain...

Pour cette bourgeoisie, la révolution sociale, économique et politique fut achevée dès septembre 1792 mais, du fait de la trahison obstinée du Roi soutenu par la majorité du clergé, de la noblesse et des puissances étrangères, elle dut poursuivre, provisoirement et contre son gré, une collaboration avec les milieux populaires qui commencent à entrevoir un système républicain. Le 24 juin 93 fut donc annoncée la Constitution de l’An 1, jamais appliquée et, le 28 juillet 1794, elle parvint à se débarrasser des Montagnards qui s’étaient engagés, eux, à être révolutionnaires jusqu’à la paix. Ce fut alors la Contre Révolution thermidorienne, la Terreur blanche, le Directoire, le Consulat, le Premier Empire, enfin la Restauration d’un roi. Au cours du 19ème siècle, elle ne fut ainsi républicaine ( !) que quelques semaines lorsqu’elle eut à nouveau besoin d’être soutenue par les milieux populaires afin de renforcer son pouvoir politique et mieux accompagner son évolution économique. Mais elle retournera au plus vite à un homme fort et à un système de moins en moins démocratique. Thiers qui écrasa les Communards et domina les premières années de la Troisième République – avant de passer la main à Mac Mahon ! – n’avait-il pas été déjà choisi en 1831 par Louis-Philippe pour réprimer Les Canuts ? Cette volonté se poursuivra d’ailleurs au 20ème siècle et à l’avènement en 1958 d’une Cinquième République. Qu’on compare alors la Constitution de 1793 avec ce que la France connaît aujourd’hui...

C’est pourquoi ces quelques semaines de la Convention montagnarde peuvent être observées à travers le recours actif au langage écrit des Sans-culottes de la Commune insurrectionnelle de Paris. Ce peuple des faubourgs était encore dans sa grande majorité constitué d’analphabètes que les luttes quotidiennes avaient contraints à ne plus être illettrés. Quand bien même étaient-ils imprégnés de la pensée d’Hébert, de Marat ou de Robespierre, très peu en avaient eu d’abord une connaissance directe. Le Sans-culotte moyen n’avait guère l’habitude ni le temps de lire individuellement les feuilles populaires dont le nombre pourtant décupla. Quatre genres ‘littéraires’ auront toutefois contribué, dans la foulée des publications de colportage, à multiplier l’audience de la pensée philosophique : les civilités, les almanachs, les chansonniers et la presse. Sur ces entrées, les sociétés populaires alimentèrent le moment venu la réflexion de la sans-culotterie, notamment parisienne, dès lors qu’elles perçurent la nécessité de s’impliquer davantage encore dans le soutien des Montagnards contre les Girondins.

C’est qu’en quatre ans, l’éducation mutuelle avait, de fait, tenu une place de plus en plus importante dans le déroulement des rencontres de ces sociétés populaires : lecture, par ceux qui savaient un peu plus lire, des journaux patriotes, des discours prononcés dans les clubs et aux Jacobins, des décrets et des lois ; discours civiques ou moraux par des militants ; récitation par des enfants de la Déclaration des droits, ainsi commençaient le plus souvent les séances. C’est de cette manière que furent partagés notamment les difficiles discours de Robespierre. De même pour la presse par la relecture collective qu’on en faisait régulièrement le soir. Également dans la journée, les travailleurs ou les passants qui se groupaient sur les places ou sur les chantiers autour de lecteurs publics. La presse politique peut sans risques être considérée comme le véritable genre littéraire de la période révolutionnaire.

C’est donc ce recours collectif à l’écrit, dans l’instant, sur le tas, sans avoir le temps que les uns fassent la classe aux autres, qui a permis l’élaboration, la confrontation et l’avancement des principaux thèmes politiques par les différents acteurs impliqués. Ce qui n’avait encore jamais eu lieu dans l’Histoire et ce qui est donc ‘révolutionnaire’, a été cette nécessité et cette possibilité d’investir ensemble une situation nouvelle pour des individus, les uns qui manient déjà l’écrit et les autres pas encore. Ces derniers vont devoir penser directement sur et avec l’écrit des premiers sans avoir jamais subi un temps d’alphabétisation. Comme les nouveau-nés sont plongés directement dans la fonctionnalité du langage oral des adultes sans qu’on ait pu encore leur enseigner les phonèmes ou comme ils se sont immergés dans la diversité des choses avant qu’on leur en ait énuméré les catégories... Et donc, en accédant concrètement au fonctionnement d’une technologie intellectuelle grâce à la complexité du rapport social qui l’implique. Rien de bien original car c’est ce que tout individu s’est appris lui-même depuis sa naissance du fait d’un partenariat réciproque que son environnement attend de lui ! Ce savoir apprendre ne s’enseigne pas, il est ce par quoi l’individu réajuste nécessairement le sens qu’il tire du monde dans lequel son environnement le plonge et dont il devient dès le premier moment, avec ses caractéristiques personnelles, partenaire, et donc coproducteur. Il n’y a aucun savoir préalable possible à lui faire acquérir pour qu’il « développe ses capacités intellectuelles en intégrant toute expérience nouvelle à sa vision instantanément complexe de la vie qui comporte des espoirs et des peurs, des amours et des haines, des attitudes envers les autres et envers lui-même. » Du reste, comment pourrait-on l’enseigner avant que de le vivre ?

On l’a bien vu dans les pages précédentes, l’exercice d’une raison graphique a été, pendant des siècles, le fait d’une infime minorité de dominants circonscrite autour du monde religieux, de la noblesse et de la Cour, progressivement rejoints – puis contestés – par une bourgeoisie soucieuse de contrôler les moyens politiques nécessaires à son rôle nouveau dans l’économie. Il est vraisemblable que la réalité des rapports sociaux allait, pendant la Constituante, conférer à ceux qui maniaient déjà l’écrit le soin de concevoir la nouvelle Constitution puis, pendant la Législative, d’en définir les lois organiques ; et que les gens du peuple furent associés à ces élaborations en prenant eux-mêmes position d’abord sur des avis – au début le plus souvent oraux – des différents courants qui tentaient de s’en faire des alliés. Puis, par la force des choses, textes en main, textes qu’il fallait d’abord comprendre collectivement afin d’y revenir, en débattre et en proposer des réécritures contradictoires. Le texte écrit est alors la base objective et incontournable d’une réflexion démocratique.

Mais, à partir de juin 1793, on arrive à un point de rupture. La bourgeoisie nouvelle a obtenu ce dont elle avait politiquement besoin pour se développer économiquement. Les milieux populaires ont acquis à ses côtés un recours direct au langage écrit comme outil de pensée qui va permettre à leurs militants d’approfondir de manière autonome leur statut de classe sociale au sein du capitalisme. Mais il deviendrait vite dangereux de les laisser s’habituer trop à théoriser... Les recours à l’écrit des milieux populaires et de la bourgeoisie vont diverger et se combattre mais la fonctionnalité du langage écrit comme outil de pensée reste la même pour les dominants comme pour les dominés. Thermidor, le Directoire et le Consulat firent fermer tous ces foyers politiques et les gouvernements qui se succédèrent au 19ème siècle contrôlèrent allègrement l’édition et la presse. Ils tournèrent le dos à ce recours partagé à l’écrit au sein du corps social qui avait marqué la période révolutionnaire et en refirent l’affaire de privilégiés à leur service, ce petit pourcent qui suivit un enseignement directement dans le secondaire afin d’entrer dans les grandes écoles ou l’université. Toutefois, l’installation rapide d’un capitalisme industriel s’accompagna d’une multiplication de conflits localisés dans lesquels les milieux populaires continuèrent de développer sur le tas, pour leur compte, l’outillage intellectuel d’analyse et de théorisation de leurs luttes. Si bien qu’ils pratiquèrent une instruction mutuelle où l’écrit continua d’être utilisé directement dans la fonctionnalité de l’action et l’hétérogénéité du groupe, une éducation mutuelle où chacun apportait ce qu’il savait et où cela fit rapidement beaucoup.

« Simultanément, comme le rappelle Jack Goody, s’accrut la possibilité d’accumuler des connaissances, en particulier des connaissances abstraites, parce que l’écriture modifiait la nature de la communication en l’étendant au-delà du simple contact personnel et transformait les conditions de stockage de l’information. Ainsi fut rendu accessible à tous un champ intellectuel plus étendu. Le problème de la mémorisation cessa de dominer la vie intellectuelle ; l’esprit humain put s’appliquer à l’étude d’un texte statique [...], ce qui permit à l’homme de prendre du recul par rapport à sa création et de l’examiner de manière plus abstraite, plus générale, plus rationnelle. [...] Par le jeu de la transcription de sa pensée personnelle, l’écriture a pour effet d’augmenter le champ de conscience. » Ainsi, au 19ème siècle, la lutte explicite entre capitalisme et prolétariat s’élargit à ce qui les avait auparavant réunis dans leur alliance contre noblesse et clergé. L’instruction du peuple ne fut pourtant pas une priorité de la bourgeoisie. On censura plutôt ses productions écrites et la littérature qui lui était destinée ! Et le prolétariat urbain déculturé se reculturait comme il pouvait : Proudhon n’avait pas tort d’évoquer « le peuple, instruit de longue main par ses journaux, par ses spectacles, par ses chansons, par ses économistes... ». À long terme, le roman feuilleton conserva sa vocation de semeur de sublime et d’accoucheur de révolution. En 1854, un procureur impérial, à propos d’un nouveau roman d’Eugène Sue, parle de « son but de stimuler l’envie et la haine des basses classes contre les classes élevées de la société en abaissant et en diffamant systématiquement ce qui est en haut pour exalter et aduler ce qui est en bas ». Comme le notait un ministre du second Empire : « le roman-feuilleton qui, dans les colonnes inférieures d’un journal, blesse les sentiments honnêtes, fait autant, et peut-être plus de mal que les excitations qui, dans les colonnes supérieures, tentent d’agiter les esprits. »

L’habileté de la bourgeoisie dans cette lutte sera de feindre d’ignorer qu’il puisse y avoir un usage de l’écrit pour théoriser une autre expérience que la sienne. Néanmoins, la formation d’une main d’œuvre industrielle nécessita, au fil des décennies, une initiation rudimentaire à quelques langages de base afin de lire, écrire, compter, pratiquer une langue commune. Et pouvoir enfin apprécier les bienfaits d’une communauté nationale définie par les dominants. Pour autant, les milieux populaires – mais il est plus légitime de parler des ouvriers car le monde rural évolue dans ses propres luttes mais moins rapidement – n’ont cessé de recourir au langage écrit afin de théoriser au quotidien leur engagement économique, social, culturel et politique. On en voit une preuve au surgissement de tracts, de journaux, de discours écrits, d’analyses et d’ouvrages théoriques lors des innombrables grèves, luttes, soutiens et manifestations qui marquèrent le siècle et dans les 2 ou 3 révolutions reconnues comme telles par une Histoire proclamée officielle par ceux qui l’emportèrent. Pour la rencontre du langage écrit par les milieux populaires au cours du 19ème siècle, deux formes d’intervention se sont donc succédées : jusqu’aux années 1870, majoritairement une éducation mutuelle inséparable du quotidien de la lutte collective ; et une forme bourgeoise – longtemps sans grande cohésion – s’installant vigoureusement après que Thiers, revenant d’avoir massacré plus de 20 000 Communards et expédié les autres en Nouvelle-Calédonie, ait annoncé que, si rien n’était fait, il faudrait recommencer avant vingt ans.

C’est alors que Jules Ferry obtint de tous les Conseils généraux qu’il visita – en très grande majorité royalistes, catholiques et conservateurs – l’autorisation de créer pour le peuple un enseignement de base, gratuit, public, laïc et obligatoire afin, annonça-t-il, de « fermer l’ère des révolutions ». Pour les autres, ceux qui désignèrent leur progéniture comme l’élite de la nation se formèrent au Lycée, dès les classes de onzième, de manière payante, facultative, sous le regard des aumôniers. Ainsi, dans les établissements gratuits, on alphabétisa en recourant au B+A= ba que les Jésuites avaient enseigné pour servir la messe en latin ; dans les établissements payants, on plongea immédiatement les enfants favorisés dans des textes longs et complexes, directement écrits pour être lus et installant chacun, en référence à d’autres, une culture : celle du monde de l’écrit. La troisième République n’est évidemment pas celle dont avaient rêvé les Communards. Après avoir longtemps tergiversé, le capitalisme a opté, après la démission de Mac Mahon en 1879, pour une forme républicaine de l’État et le mythe de l’union des classes s’impose tel que Gambetta le proclame : « La fusion s’est faite entre la bourgeoisie et les ouvriers, entre le capital et le travail qui se fécondent l’un par l’autre. » En matière de fécondation, les machinations policières se multiplièrent et, dès Clémenceau, ‘premier flic de France’, des mouchards se glissèrent dans les organisations syndicales. On a appris dans les « grandes école » à faire mieux depuis...

Aujourd’hui ?

En cette rentrée 2019, et plus que jamais, comment ne pas vérifier que, depuis 1880, la substitution d’un enseignement scolaire de la lecture à son apprentissage social a été une grande réussite politique ? Pourtant, si lire consiste bien à chercher dans l’écrit un sens complémentaire à ceux que les autres langages construisent, il importe de recourir directement à des textes écrits et non transcrits. Dès le premier instant, des textes complexes et fonctionnels, comme le sont les paysages, les sons, les relations affectives, l’implicite contextuel de la moindre expérience partagée... Il n’y a qu’à l’école qu’on pense toujours possible d’aller du simple au complexe ! C’est en effet une immersion globale et accompagnée qui permet à tous les nouveau-nés de parler et de penser comme on le fait chez eux ; puis d’aller à la découverte d’autres manières. C’est ce que les milieux populaires ont fait au 19ème siècle, et qui fit si peur en 1871. C’est ce que connaissent encore aujourd’hui les enfants des milieux dits, pour cela, favorisés. Et c’est ce sursis de plus d’un siècle que Jules Ferry offrit aux capitalistes en alphabétisant les pauvres à l’école.

C’est assurément un des enjeux du renouveau possible de l’Éducation populaire : retrouver simplement la nécessité de penser avec l’écrit – comme avec les autres langages – dans la diversité de tous les territoires d’un quotidien hétérogène, ceux où se vivent encore des passions, des colères et des espoirs...
Jean Foucambert

Extrait de touteduc.fr du 08.10.19

 

Point de vue
SOS Bêtise
Claude Viannac

Réaction d’un lecteur assidu des Cahiers pédagogiques à la réception d’un courrier de l’association SOS éducation.

J’ai reçu hier matin dans ma boite aux lettres un courrier de SOS Éducation, accompagné d’un questionnaire. J’ai aussitôt souhaité en faire profiter les lecteurs des Cahiers pédagogiques.

Commençons par le texte introductif (cinq pages quand même !) qui s’ouvre sur une citation de Marie, censée être institutrice (et pas professeur des écoles) en ZEP ( !?) « dans l’Académie de Créteil où 58% des enfants arrivent en 6e en état d’illettrisme profond ». D’où sortent ces pourcentages ? Que signifie « illettrisme profond » ? Et, bien sûr, merveilleuse Marie, au printemps, tous ses élèves savent lire. Bravo donc à Marie qui applique, malgré ses collègues et sa hiérarchie, la lecture « à partir d’une méthode rigoureusement syllabique » (me voilà rassuré : il ne s’agit pas de méthodes syllabiques peu rigoureuses). Une précision encore : « elle est institutrice de CP dans une école rongée par l’illettrisme ». Diable, l’illettrisme dès le début de l’école élémentaire ! Le niveau a tellement baissé qu’on va bientôt voir naitre des bébés illettrés !

C’est la faute à tous les idéologues dénoncés dans ce texte, soit dans l’ordre : FCPE, syndicat SNUIpp-FSU, UNEF, UNL, Philippe Meirieu, idéologues d’extrême gauche, « pédagogistes » aux commandes depuis mai 68. Heureusement que, tel Zorro, le ministre Blanquer est arrivé. Mais il faut le soutenir : « La bonne volonté de Jean-Michel Blanquer est incontestable. Mais, vous le voyez, ces agitateurs subventionnés résistent de toute leur force. »

Extrait de cahiers-pedagogiques.net du 09.10.19->http://www.cahiers-pedagogiques.com/SOS-Betise]

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