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Extrait de « L’Express » du 15.09.06 : "Il y a des centaines de milliers de jeunes comme les ZEP de Sciences Po"
Cyril Delhay, responsable des "Conventions ZEP" à Sciences Po, revient pour Lexpansion.com sur les relations entre les banlieues et l’école. Il appelle cette dernière à faire sa révolution pour qu’elle cesse de "broyer les talents" et fait pour cela des propositions innovantes.
Cyril Delhay est normalien, agrégé d’histoire et diplômé de Sciences Po. Il a été enseignant à la Courneuve et, depuis leur mise en place en 2001, il est responsable des Conventions Education Prioritaire à Sciences Po, destinées aux élèves issus des ZEP. Il vient de publier Promotion ZEP, des quartiers à Sciences Po, chez Hachette Littérature.
Un livre dans lequel il mêle son expérience personnelle, les témoignages des élèves, et ses réflexions sur la thème de la diversité et de l’égalité des chances à l’école, dans la société et dans l’entreprise.
Les premiers élèves issus des ZEP, entrés à Sciences Po en 2001, viennent tout juste d’obtenir leur diplôme. Etaient-ils des élèves comme les autres ?
Cyril Delhay : Oui et non. Sciences Po était une école avec, en son sein, des élèves issus en grande majorité des milieux favorisés. Les étudiants issus des quartiers pauvres sont évidemment différents parce qu’ils viennent d’autres milieux sociaux qui étaient trop peu présents à Sciences Po. Les épreuves de sélection qu’ils ont surmontées ont mis en valeur leur maturité. Ces élèves ont été confrontés à d’autres difficultés, à l’altérité, à l’adversité, même. Beaucoup ont travaillé à temps partiel, jusqu’à vingt heures par semaine, ils ont été charge de famille, certains ont dû apprendre le Français en arrivant dans le pays. Et en même temps, une fois à Sciences Po, il n’y avait pas de différence avec les autres.
La proportion de "Conventions ZEP" qui sont passées en année supérieure est comparable à celle des élèves issus d’autres procédures de sélection. En 2001, nous avions 17 élèves issus de ces conventions. A la rentrée 2006, ils étaient 75 nouveaux admis. En tout, 264 élèves issus de ZEP sont passés par Sciences Po depuis 2001. Ces élèves font désormais partie du paysage. Plus personne n’aurait l’idée de contester leur présence ici. On est loin du tollé qui avait suivi la mise en place du dispositif il y a six ans.
Il y a les élèves des ZEP qui s’en sortent, une très faible minorité encore, et les autres. Que faire pour intégrer ces derniers ?
Les élèves issus des ZEP et admis à Sciences Po ne sont pas des exceptions, ils ne sont pas les rares élèves méritants parmi une majorité qui ne le serait pas. Des jeunes comme eux, il y en a des centaines de milliers d’autres. Mais dans les cités, ces talents restent en jachère. Les potentiels y sont assassinés parce qu’on ne sait pas les repérer. Il y a 5 millions de personnes qui sont dans ces zones de relégation, comme l’avait décrit Jean-Paul Fitoussi en 2004 dans Ségrégation urbaine et intégration sociale. Il y a là un gigantesque gisement de croissance pour la France. En terme de simple rationalité économique, l’importance d’un investissement intelligent dans les banlieues saute aux yeux.
Pour le moment, c’est un gâchis énorme. Il faut remettre en question une évaluation étriquée des "talents". Les grilles d’orientation et de sélection ont sans doute bien fonctionné jusque dans les années 1960, mais elles ne sont plus adaptées à l’arrivée massive de nouveaux élèves. 2,2 millions de lycéens aujourd’hui, 30.000 seulement dans les années 1930. Mesure-t-on le chemin parcouru ? On reste cependant aujourd’hui dans le même schéma de pensée et de perception des compétences alors que la société a été bouleversée, que le chômage de masse s’est installé et le marché du travail s’est globalisé.
Est-il encore temps pour l’école de s’adapter à ces bouleversements ?
Les ZEP de Sciences Po ont un regard très dur sur l’institution scolaire, qui "pourrit les forces vives". En même temps, ils gardent tous le souvenirs d’excellents professeurs. Ils se considèrent non comme les promus dans un système qui fonctionnerait bien mais comme des rescapés d’un processus qui broie les talents. L’école a un rôle primordial à jouer, mais il faut repenser sa mission. Il faut réussir à faire un suivi personnel des élèves, individualiser les parcours, les modes de validations. Ces élèves viennent de territoires plongés dans une terrible désespérance, avec des taux de chômage de 40%.
Il est temps de dissiper les malentendus et de dire à chacun : "Vous valez quelque chose, vous nous intéressez". Pour les professeurs, c’est une ambition très forte que de renouer avec la mission de instituteurs de la IIIè République.
Avec quels moyens ?
C’est une question de mentalité plus que de budget. Il y a à l’éducation nationale un adulte pour dix enfants. Chaque élève pourrait avoir par exemple un référent adulte qui le recevrait une fois par mois. Ne me dites pas que c’est insurmontable ! Dans les modules de préparation à Sciences Po mis en place dans les lycées des ZEP, ce dispositif a été fondamental. Il a permis à l’élève de se sentir valorisé et au professeur de se sentir impliqué.
On peut aussi imaginer une année d’apprentissage pour tous, entre 14 et 18 ans, où chacun serait initié à trois métiers différents. D’abord, cela permettrait d’ouvrir l’école sur l’entreprise, un milieu qu’elle ne connaît pas assez bien et, pire, dont elle se méfie souvent. Cela ne sert à rien de former des citoyens si ensuite ils restent chômeurs. Et pour les élèves, ce serait un moment de réflexion, de découverte d’autres milieux. Imaginez un fils de banquier en stage chez un plombier, une fille de RMIste découvrant la Cour des Comptes. Cela apprendrait à respecter l’autre, celui qui ne vous ressemble pas. Et permettrait de vaincre l’hyper cloisonnement de notre société.
Propos recueillis par Thomas Bronnec