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Assassinat d’un enseignant. Le point de vue de deux psychologues de l’éducation nationale et de Marie-Rose Moro (La Maison des adolescents) (ToutEduc)

23 octobre 2020

Assassinat d’un enseignant : "il est important de voir ses émotions reconnues" (L. Chazelas, Association française des psychologues de l’Education nationale)

Notre système scolaire vient de subir un traumatisme. La réponse est évidemment politique et pédagogique, elle est aussi psychologique. Or les psychologues de l’Education nationale ont été très peu sollicités. ToutEduc leur donne la parole, "en clair", remplisssant ainsi une mission de service public, en commençant par Laurent Chazelas, président de l’AFPEN (l’Association française des psychologues de l’Education nationale)

Laurent Chazelas : C’est vraiment un dur métier d’être enseignant aujourd’hui et beaucoup sont épuisés, ils ont connu le confinement, le déconfinement, ils portent un masque toute la journée, et maintenant cet attentat. Ils sont en situation de fragilité et il faut vraiment les accompagner. Robert Badinter a parlé d’eux récemment comme des "héros tranquilles", on voit bien aujourd’hui que c’est l’Ecole qui, en première ligne, fait la République. Quel poids sur leurs épaules !

ToutEduc : N’y a-t-il pas justement un risque à trop insister sur la dimension héroïque de l’enseignement ?

Laurent Chazelas : Bien sûr. Quand on voit tout ce que Samuel Paty avait mis en place, on peut être tenté de s’identifier à cet enseignant modèle et à cette victime. Il faut que les enseignants entendent qu’on ne leur demande pas d’en faire tant. Il ne faut pas non plus qu’ils soient dans le déni. "On n’a pas peur", dit le ministre. Mais il est normal d’avoir peur, et il est important de voir ses émotions reconnues pour pouvoir les dépasser, d’où l’importance de se retrouver, d’échanger...

ToutEduc : Et c’est là que le psychologue de l’Education nationale intervient...

Laurent Chazelas : ... à la place qu’on veut bien lui laisser. On réduit trop souvent son rôle aux bilans pour les enfants en difficulté d’apprentissage ou en souffrance psychique, mais c’est un (une) professionnel.le qui accompagne les équipes, collectivement ou individuellement, les élèves, les familles. La MGEN est en train de mettre en place des cellules d’écoute et personne ne nous a rien demandé ! Personnellement, j’ai la chance de dépendre d’une inspectrice de circonscription qui m’a proposé d’élaborer des recommandations aux enseignants pour la rentrée...

ToutEduc : Et que conseillez-vous ?

Laurent Chazelas : De prendre le temps d’écouter ce que les élèves ont à dire, de leur demander ce qu’ils savent, où ils étaient, ce qu’ils ont ressenti, de corriger lorsqu’ils se trompent sur les faits, mais d’en rester au factuel, sans en rajouter. Si il y a une minute de silence, il faut qu’elle soit précédée de ce temps qui permettra aux enfants ou aux jeunes de se saisir de cet évènement, de donner du sens à l’hommage qui sera rendu à cet enseignant, car sans ce temps pour expliquer, il pourrait y avoir des débordements.

ToutEduc : Et si, malgré toutes les précautions prises, un enseignant se trouve face à un élève qui dit "bien fait" ?

Laurent Chazelas : Il faut d’abord se dire qu’à l’impossible nul n’est tenu, qu’il n’y a pas de réponse simple, uniforme à ce type de situation. On peut d’ailleurs avoir une réflexion en amont, certains enseignants sont trop fragiles, trop bouleversés par cet acte criminel pour affronter ces émotions, c’est au collectif, au groupe, de les préserver, de se répartir les tâches. Mon premier conseil aux enseignants, c’est "prenez soin de vous, faites des choses qui vous font plaisir". Quand c’est une figure d’autorité qui est attaquée, tout l’édifice est fragilisé, cela vaut pour les adultes comme pour les enfants et les jeunes, l’école pour eux doit être un lieu où ils se sentent en sécurité.

Les enseignants peuvent aussi penser qu’ils sont porteurs des valeurs de la République, et au-delà même, des valeurs qui fondent l’humanité, et qu’ils n’en sont pas les auteurs, ils sont les messagers de valeurs qui ne se négocient pas.

ToutEduc : L’institution peut-elle attendre de vous que vous interveniez lorsque des "signaux faibles" sont perçus, pour prévenir des catastrophes à venir ?

Laurent Chazelas : Il arrive effectivement et ceci dès la maternelle, qu’un enseignant se rende compte qu’un enfant décroche, soit en souffrance, ou qu’une famille dérive, se situe du côté de l’excessivité. Le PsyEN peut susciter un travail pluridisciplinaire mais avec la famille. Un homme politique, Richard Ferrand, a cru bon de demander aux parents de "foutre la paix" aux enseignants. Bien sûr qu’ils ne doivent pas agresser les personnels, mais le principe de co-éducation est inscrit dans la loi...

ToutEduc : Mais a-t-il les moyens d’agir ?

Laurent Chazelas : C’est là que les inégalités sociales sont flagrantes. Si certaines familles peuvent bénéficier d’un secteur libéral moins encombré, d’autres, qui n’en ont pas les moyens, sont adressées au CMP ou au CMPP, avec des listes d’attente de deux ans ! Il faudrait au minimum qu’un psychologue figure parmi les conseillers du recteur, pour organiser les relations avec le secteur médico-social, dans la mesure des moyens disponibles...

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par L. Chazelas et libres de droits

Extrait de touteduc.fr du 23.10.20

 

Assassinat d’un enseignant : "un vrai traumatisme collectif et un brouillage total des valeurs" (Marie-Rose Moro, Maison des adolescents)

Notre système scolaire vient de subir un traumatisme. La réponse est évidemment politique et pédagogique, elle est aussi psychologique. ToutEduc donne la parole, "en clair", à Marie-Rose Moro, cheffe de service de "la Maison des adolescents, Maison de Solenn" (AP-HP), présidente du Collège national des universitaires de psychiatrie.

ToutEduc : En quoi la situation créée par cet assassinat est-elle spécifique ?

Marie-Rose Moro : Ce n’est pas la première fois qu’un enseignant est assassiné. Mohamed Merah a tué à Toulouse un professeur et trois enfants parce qu’ils étaient juifs. Samuel Paty a été tué parce qu’il était enseignant et que, en tant que tel il incarnait la liberté d’expression, le savoir, la transmission. Il a été victime d’un acte odieux de guerre alors qu’il était tout simplement en train de faire son travail de manière pacifique. Et l’assassin était très jeune, 18 ans, un adolescent réfugié, ce qui crée une forme de proximité avec les élèves de ce collège ce qui renforce encore la violence extrême, réelle et symbolique de l’acte. Nous avons affaire à un vrai traumatisme collectif et à un brouillage total des valeurs.

ToutEduc : Quel rôle peuvent jouer les psychologues de l’Education nationale ?

Marie-Rose Moro : Ils sont malheureusement trop peu nombreux encore pour représenter seuls la dimension psychologique de ce drame, mais ils peuvent contribuer à ce que personne ne soit laissé sur le côté. Les enfants les plus vulnérables sont ceux qui ne trouveront pas leurs mots pour exprimer leurs émotions, qui vont avoir des réactions inappropriées, et les psychologues peuvent aider à engager le dialogue, à construire une loi commune avec ceux qui n’arrivent pas à rentrer dans le collectif, ils peuvent aider à faire autrement, mais tous ensemble... Ne laissons aucun élève hors du lien scolaire, hors du savoir.

ToutEduc : Les enseignants sont-ils eux-mêmes toujours en mesure de réagir au mieux, et même de demander de l’aide ?

Marie-Rose Moro : Leur formation, initiale et continue, est insuffisante sur le plan psychologique, elle devrait comporter un volet psychologie sur qu’est ce que c’est qu’enfant et de l’adolescent, mais aussi des connaissances en linguistique, en sociologie, en anthropologie, en informatique... Ils ont parfois affaire à des enfants et des parents qui viennent d’autres cultures avec un rapport au savoir et aux langues multiple. Ils ont besoin de regards pluridisciplinaires. Les professionnels du soin ont des moments pour se retrouver, parler de leurs patients, avec des compétences diverses. Cela manque dans l’enseignement. Les professeurs reçoivent parfois des confidences de leurs élèves, certaines tout à fait dramatiques, et ils sont seuls pour y faire face, en envisager les conséquences, ils n’ont pas de lieu, pas d’équipe pluridisciplinaire à qui s’adresser.

ToutEduc : Vous sortez là de la situation créée par cet assassinat...

Marie-Rose Moro : Oui, parce qu’il aura des répercussions sur les élèves, sur les professeurs et sur l’école elle-même, et ce n’est pas avec une heure de discussion, une minute de silence, si nécessaire qu’elle soit, les rituels sont importants, ou même quelques heures supplémentaires d’enseignement moral et civique que l’on pourra passer à autre chose. Ce n’est pas de psychiatrie que l’Ecole a besoin, mais de la possibiité de considérer les besoins des enfants et des jeunes de manière globale et collective. On ne parle jamais de psychologie en dehors des difficultés de certains élèves et des situations traumatiques (avec des cellules de soutien psychologique, ndlr), on n’envisage pas ce qui se passe dans la classe comme un fait global et psychologique. La santé psychique des enfants et des adolescents est trop souvent oubliée, comme nous le soulignions déjà en 2016 avec la mission "Bien-être et santé des jeunes" (ici ou chez Odile Jacob, 2019, une version simplifiée et actualisée).

Propos recueillis par P. Bouchard et relus par Marie-Rose Moro, et libres de droit

 

Assassinat d’un enseignant : Les adolescents s’accrochent aux discours de certitudes et les enseignants sont souvent désarmés (S. Amici, Association des psychologues de l’Education nationale, 2nd degré)

Notre système scolaire vient de subir un traumatisme. La réponse est évidemment politique et pédagogique, elle est aussi psychologique. ToutEduc donne la parole, "en clair", à Sylvie Amici, présidente de de l’APSYEN-France, l’Association des psychologues intervenant dans le 2nd degré. Comment comprendre ce qui se passe dans un établissement scolaire et ce qui amène certains adolescents à contester les propos des professeurs ? Les enseignants ont-ils les moyens d’y répondre ?

Sylvie Amici : Les psychologues de l’éducation nationale qui travaillent dans le 2nd degré, dits "PsyEN EDO" pour "éducation, développement et conseil en orientation", interviennent déjà au sein des "cellules de veille" ou GPDS (groupes de prévention du décrochage scolaire) sur toutes les situations qui nous sont signalées comme inquiétantes, absentéisme bien sûr, mais aussi refus de certains cours, opposition systématique. Notre mission va bien au-delà du conseil en orientation. Et ces cellules réunissent, outre le PsyEN, les personnels médico-sociaux, le CPE..., on travaille en équipe et on envisage des modes d’intervention pour le jeune, mais aussi pour son groupe d’appartenance.

ToutEduc : Pensez-vous qu’un tel travail aurait pu éviter cette tragédie ?

Sylvie Amici : Non. Ce qui frappe, c’est la rapidité de l’enchaînement des faits, quelques jours entre le moment où ce professeur fait son cours et son assassinat, alors que le propre d’un professionnel est de ne pas se précipiter. Nous n’avons pas la rapidité des réseaux sociaux. D’ailleurs, on peut se demander si tout le monde n’a pas été dépassé dans l’affaire.

ToutEduc : En admettant que cette élève n’ait pas voulu ce qui est arrivé, son geste, dénoncer un professeur, n’en est pas moins très violent. Comment la psychologue que vous êtes peut-elle le comprendre ? Que dire aux enseignants qui vont retrouver leurs classes le 2 novembre ?

Sylvie Amici : Dans un collège, nous avons affaire à des adolescents qui se demandent quelle place ils peuvent prendre dans la société, qui construisent leur identité, et comme c’est compliqué, ils s’accrochent à tous les discours de certitudes, à tous les "prêts à penser", qu’ils soient d’ordre religieux, politique, sectaire... Et ces certitudes, ils y tiennent. Alors que le rôle d’un enseignant est de les amener à penser la complexité, d’aller à l’inverse du système cognitif humain, de les mettre en situation de "conflit socio-cognitif". Certains jeunes réagissent et sont dans le refus de penser.

ToutEduc : Vous avez évoqué le travail avec les "groupes d’appartenance", ne s’agit-il pas de réactions individuelles ?

Sylvie Amici : A cet âge où on se cherche, où on a envie de croire qu’il y a un mode d’emploi de la vie, où on n’est pas certain de savoir ce qu’on pense et où l’on peut changer d’opinion d’une minute à l’autre, l’appartenance à un groupe est essentielle et la parole des pairs est déterminante. C’est souvent le dernier qui a parlé qui a raison.

ToutEduc : Y a-t-il des "signaux faibles" auxquels les enseignants devraient être particulièrement attentifs ?

Sylvie Amici : Parmi les jeunes qui nous sont signalés et dont nous évoquons les situations dans ces cellules de veille, certains envoient des appels de détresse, qui peuvent être entendus par le biais de "signaux faibles", mais les adolescents et les jeunes adultes qui sont les plus convaincus, qui ont les positions les plus extrêmes, encore une fois qu’il s’agisse de religion, de politique, de dérive sectaire..., et qui influencent les autres, sont les plus discrets, ils n’envoient pas de signaux faibles. Je suis d’ailleurs frappée d’entendre parler des élèves "en général", comme si ils étaient tous sortis du même moule. C’est aussi vrai des enseignants...

ToutEduc : Que voulez-vous dire ?

Sylvie Amici : Je suis frappée d’entendre parler des professeurs comme s’ils étaient tous, comme Samuel Paty, porteurs des valeurs de la République, tous sur le modèle des "hussards noirs". Beaucoup de ces hussards sont désarmés. Les discours se multiplient sur la nécessité de mieux les former à la laïcité, mais on voit de plus en plus de contractuels qui n’ont eu aucune formation, même dans leur propre discipline. Tous les enseignants ne sont pas des super-professionnels capables d’aborder des questions transversales, des "éducations à...", alors qu’ils sont déjà aux prises avec les contenus disciplinaires. Beaucoup sont précaires, isolés, et ne sont pas en situation d’envisager la complexité. Et même les titulaires sont, pour certains, déstabilisés par la succession des réformes, leur professionnalité est en cause.

ToutEduc : Vous décrivez des situations qui ne sont pas propices à l’enseignement de la complexité...

Sylvie Amici : J’ai beaucoup d’admiration pour les enseignants qui sont confrontés à cette difficulté alors que leurs élèves n’en ont pas envie et qu’ils font partie d’une institution qui fonctionne par circulaires, fiches, méthodes, ce qui renvoie à un système de certitudes. D’ailleurs, bien des occasions où les enseignants pouvaient parler métier, par exemple pour l’élaboration de sujets à l’occasion de bacs blancs, ont disparu. Ils appartiennent à un corps, le "corps enseignant", dont je me demande s’il fait encore corps.

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par S. Amici et libre de droits

Extrait de touteduc.fr du 23.10.20

 

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