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Prendre les professeurs des écoles et les journalistes pour des crétins ?
A la suite de la publication des résultats des évaluations CP-CE1, Roland Goigoux a examiné les publications du ministère de l’Education nationale pour comprendre comment on pouvait faire parler - et donc aussi faire mentir - les chiffres.
Le 7 mai 2019, en conclusion du Grand débat, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, a écrit à tous les professeurs des écoles pour saluer le travail accompli sous sa houlette : « les premiers résultats sont là ».
Pour étayer son affirmation, il s’appuie sur les résultats des évaluations CP et CE1 publiés quelques jours plus tôt[1] par la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, MEN). Dans le domaine de la lecture, un progrès spectaculaire est mis en valeur pour administrer la preuve de son succès : « si, en début de CP, 23 % des élèves n’identifiaient que la moitié des lettres et des sons qui leur étaient soumis, ils ne sont plus que 3,3 % au mois de janvier ».
Les chiffres sont exacts. La DEPP relève que, au mois de septembre 2018, 23 % des élèves ont échoué au test intitulé « Connaitre le nom des lettres et le son qu’elles produisent ». Dans cette épreuve, à dix reprises, les enfants devaient entourer, parmi une suite de cinq lettres imprimées (par exemple « p b d a q »), celle qui correspondait au son qu’ils entendaient au début d’un mot monosyllabique prononcé par le maitre (p. ex. « bulle »). Autrement dit, ils devaient être capables de discriminer un phonème en position initiale (« bulle » commence par le son /b/) puis de sélectionner la lettre correspondant au phonème qu’ils venaient d’isoler. Ceci impliquait de combiner une connaissance de la valeur sonore des lettres (« le B fait Beu ») et une habileté phonologique complexe, généralement hors de portée des enfants à qui on n’a pas encore appris à déchiffrer[2]. Est-ce que, pour autant, cet échec signifie que les élèves sont « en difficulté » comme l’écrit la DEPP ? [...]Si l’on consulte le décret qui fixe les objectifs de l’école maternelle, on peut constater que les compétences ainsi évaluées ne sont pas au programme. Quoi de plus normal, par conséquent, qu’à la rentrée bon nombre d’élèves ne disposent pas de connaissances qui ne leur ont pas été enseignées ? Et quoi de plus normal, quatre mois plus tard, qu’ils sachent ce qu’on leur a appris ? En d’autres termes, en quoi le résultat de janvier peut-il être considéré comme la preuve que « l’École de France sait être réactive et déterminée pour se placer aux avant-postes des politiques sociales de notre pays », c’est-à-dire de la politique sociale du gouvernement ?
Cet argument, élaboré par les services de communication du ministère et déjà relayé par plusieurs DASEN (« le nombre d’élèves en difficulté baisse de 20 points » osent-ils écrire dans les mails adressés aux écoles), est mensonger. Ne prendrait-on pas les professeurs des écoles (et peut-être aussi les journalistes) pour des crétins ?
Comme nous ne pouvions pas nous résigner à le croire, le ministre ayant fait précéder sa signature de la mention : « Avec toute ma confiance », nous avons entrepris d’examiner de plus près les publications ministérielles.
Dans les deux articles qui suivront nous présenterons le résultat de nos investigations à la recherche des mécanismes de fabrication de « bobards » tels que celui-ci.
Le premier article sera consacré à l’analyse des résultats des évaluations CP-CE1 et surtout aux projets de remédiation associés.
Le second dénoncera plusieurs autres petits arrangements avec la réalité, notamment ceux qui discréditent totalement le livre orange (Lecture CP) et font redouter le pire pour les 4 suivants annoncés par la circulaire de rentrée.
En conclusion, un énorme mensonge par omission sera dévoilé.
[2] José Morais (1984/1999), L’art de lire, éditions Odile Jacob.
Première partie : évaluations et remédiations
13 MAI 2019 PAR ROLAND GOIGOUX BLOG : LE BLOG DE ROLAND GOIGOUX
Les évaluations CP-CE1 n’étaient que la première partie d’un dispositif plus vaste appelé « la réponse à l’intervention » (RAI). Roland Goigoux présente ici ce dispositif et l’analyse. Il examine ses conséquences pour la rentrée prochaine.
Première partie : les évaluations nationales et la "Réponse à l’intervention"
L’évaluation : un cheval de Troie
La clé de voûte du dispositif d’évaluation : « la réponse à l’intervention »
Les trois notes d’information publiées par la DEPP officialisent ce que la DGESCO avait laissé dans le flou jusqu’à présent, suscitant la plus grande incompréhension chez les enseignants de cycle 2 : les évaluations CP-CE1 n’étaient que la première partie d’un dispositif plus vaste appelé « la réponse à l’intervention » (RAI). Seule une connaissance de cette opération aurait permis aux maitres de comprendre que les choix des tests puis des seuils de réussite avaient été déterminés par les modalités de remédiation préalablement arrêtées.
La RAI est la version francisée, par les québécois[1], d’un dispositif américain appelé « Tiered approach », c’est-à-dire une approche de prévention par étages (ou par niveaux)[2]. L’objectif est d’intervenir le plus tôt possible pour prévenir les difficultés d’apprentissage des élèves, sans attendre que l’échec s’installe et sans se soucier, dans un premier temps, des causes de ces difficultés. Il suffit de les identifier en définissant des seuils d’alerte lorsque le niveau attendu n’est pas atteint.
* Au premier niveau et dans un premier temps, tous les élèves bénéficient d’un enseignement collectif et identique fondé, dans la mesure du possible, sur les recommandations issues de la recherche en éducation et/ou de leur employeur. En France, cela signifie que les maitres doivent faire classe en respectant scrupuleusement les consignes du guide orange.
* Au deuxième niveau et dans un second temps, les élèves signalés « en difficulté » à l’issue de tests standardisés bénéficient d’un enseignement supplémentaire dispensé par l’enseignant titulaire de la classe. On considère que ces élèves n’ont pas suffisamment « répondu à l’intervention », au sens où ils n’ont pas bénéficié comme on l’attendait de l’enseignement dispensé en collectif.
* Au troisième niveau et dans un troisième temps[3], les élèves qui n’ont pas réalisé les progrès escomptés aux deux premiers niveaux sont destinataires d’interventions complémentaires, souvent délivrées par des enseignants spécialisés ou d’autres professionnels de la rééducation[4].
Dans cette approche du traitement des difficultés d’apprentissage, les enseignants sont invités à se référer à des normes nationales, et non à leurs évaluations personnelles réalisées au cours des activités ordinaires d’enseignement. Fixer ces normes et comparer les élèves sont donc les premières fonctions des évaluations ministérielles CP-CE1. [...]
Extrait de mediapart.fr/roland-goigoux/ du 13.05.19-> https://blogs.mediapart.fr/roland-goigoux/blog/110519/premiere-partie-evaluations-et-remediations]
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