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(Observatoire des zones prioritaires : www.ozp.fr)
n° 12 - février 1999
Compte rendu de la réunion publique du 10 février 1999
Michèle Protoyerides, muséologue, auteur d’un rapport sur l’accueil des publics défavorisés dans les musées et observatrice de la convention ZEP-Musées de Compiègne, a été invitée par l’OZP pour faire part de ses réflexions six ans après la première convention "ZEP-Musée". Il apparaît en effet que le nombre de conventions est limité, principalement en raison de l’idée prédominante qu’il faut se "recentrer sur les apprentissages ".
Fréquenter un musée favorise-t-il les apprentissages ? Si oui, cela intéresse les ZEP. Quelles sont alors les conditions du succès ?
Intervention de Michèle Protoyerides
Un diagnostic initial pessimiste
C’est le point de vue de la muséologue et non celui de l’enseignante qui est donnée ici. Les efforts ont porté sur la mise en relation des musées avec des catégories sociales dites défavorisées, mais pas dans un cadre scolaire. Cette expérience va être exposée sous l’angle suivant : est-il utile de mettre des jeunes en difficulté sociale en relation avec des musées ?
La réponse n’était pas gagnée d’avance : les jeunes baignent dans une culture qui apparaît aux antipodes de celle des musées. L’enquête du ministère de la culture l’indique : on constate une écoute intensive de la musique et un goût prononcé pour les sorties et les distractions entre copains, mais les musées sont clairement situés dans la partie rejetée de la culture commune. De plus, ceux qui sont en difficulté sociale n’ont souvent pas les prérequis nécessaires à la lecture des œuvres d’art (on parlera ici uniquement de la catégorie des musées d’art, on sait qu’il en existe bien d’autres).
L’enquête menée pour ce travail analysait le fossé d’incompréhension existant entre ces jeunes-là et les musées : les premiers estimaient que les musées n’étaient qu’un rassemblement de choses posées au hasard et les seconds constataient que les jeunes se dispersaient automatiquement dès qu’ils étaient entrés, qu’ils étaient sans cesse en mouvement et que, de plus, ils faisaient preuve d’une grande susceptibilité, estimant qu’on les traitait comme des enfants lorsqu’on s’adressait à eux pour leur proposer quoi que ce soit.
Agir parce que l’enjeu est important
Sensibiliser ces jeunes à des pratiques culturelles était nécessaire dans la mesure où - on le sait - c’est dans la diversité que s’appréhende la culture. Or, contrairement à des jeunes de milieux favorisés, ils appréhendent celle-ci de façon monolithique, même s’il existe par ailleurs une "culture jeune" générale. Ainsi, chez les uns, les musiques écoutées ou les films vus sont variés, chez les autres, ils sont uniformes. On voit aussi que la capacité d’adaptation dans la vie ultérieure d’adulte est liée à cette ouverture culturelle. L’enjeu est donc important.
L’hypothèse est que la culture, avant d’être artistique (pour ce qui concerne cette catégorie de musées), est une affaire de compréhension du monde : c’est grâce aux repères culturels qu’on pourra lire le monde et s’y mouvoir en liberté. Les incertitudes, qui sont le lot quotidien des jeunes, surtout de ceux qui nous intéressent, seront plus facilement traitées s’ils ont des repères culturels solides et variés.
Les musées d’art apparaissent alors comme des lieux certes difficiles d’accès mais aussi privilégiés, puisque lieux de mémoire, d’histoire et de création. L’accent a été mis sur ce dernier point, auquel les jeunes pouvaient être plus particulièrement sensibles.
Comment ce lieu pouvait-il permettre d’amorcer un rapport renouvelé à la culture, quel que soit l’héritage culturel des jeunes ? A quelles conditions ce rapport à la culture était-il à même d’enclencher d’autres rapports au savoir ?
Ce n’est pas du coté des contenus que le travail a été orienté (est-il utile que les jeunes sachent que Courbet est né en 1819 ?) mais vers les procédures d’acquisition : comment les représentations par rapport aux musées, donc à la culture savante, peuvent-elles être modifiées ? Quelles sont les démarches d’appropriation qui peuvent être mises en œuvre ?
Des conditions
Un tel itinéraire peut être suivi aux conditions suivantes :
– croire que c’est possible ("désirer pour qu’ils désirent"),
– avoir recours aux médiations culturelles.
La simple confrontation avec l’oeuvre d’art ne suffit pas, contrairement à ce que pensait Malraux. Des
prérequis sont nécessaires. Les représentations sociales ("cette culture n’est pas faite pour moi") peuvent être transformées par la médiation culturelle. Bourdieu et les études du ministère de la culture montrent qu’il faut trois générations pour acquérir un héritage culturel normatif ou dominant. On imagine bien les difficultés que peuvent avoir ces jeunes à mettre en relation les références culturelles qu’ils possèdent avec les œuvres exposées.
L’objectif de la médiation culturelle n’est donc pas d’abord de partager un savoir, même si celui-ci est
essentiel. Il s’agit de partager un langage fait de références communes. Jean Kohn, dans son travail sur les espaces de médiation culturelle, souligne que ceux-ci doivent favoriser une préparation à voir et à entendre, et non s’arrêter sur « 1’appropriation d une œuvre".
A partir de collections permanentes, on a donc cherché à créer ces espaces : il fallait que ces jeunes trouvent dans les œuvres des repères qu’ils possédaient déjà, quoi qu’on en pense et quoi qu’ils en aient pensé eux-mêmes. Une anecdote : un jeune s’arrête dans un musée devant un jeu d’échec en cristal de roche taillé, provenant d’une collection royale. Il a reconnu l’objet et a commencé à le détailler, alors que jusque-là il avait déambulé. Cet objet, déjà connu, l’a retenu.
Ne pas aller une seule fois au musée : y retourner. Ou alors, il faut que la visite unique s’inscrive dans un projet plus large, où sa place aura été prévue. La durée est un facteur fondamental. Nous avons travaillé avec des volontaires et sur la base d’un contrat : "Si vous vous engagez, vous restez jusqu’au bout du cycle". II y a bien eu quelques coups de canifs au contrat, mais il a été à peu près respecté.
La diversité des approches est essentielle : les discours classiques sur les œuvres sont inutiles, voire répulsifs. Nous avons donc cherché à ce que ce soient des artistes, qui eux parlent d’expérience, qui apportent cette information sur les oeuvres. Dans les cycles, on a proposé une pratique artistique pour que les jeunes découvrent ce qu’ils faisaient eux-mêmes et ce qu’ils regardaient. La photographie nous a aidés. Les jeunes pensaient que les visiteurs de musées étaient des gens très compétents et très cultivés : des photos représentant des œuvres mais aussi des visiteurs face aux œuvres les ont amenés à prendre de la distance avec les œuvres, à les regarder et s’interroger sur les autres visiteurs : ceux-ci n’étaient pas ce qu’ils croyaient et eux-mêmes n’étaient donc pas a priori exclus de la fréquentation des musées.
Le musée seul ne peut vaincre les obstacles. Le rôle des médiateurs a été essentiel. Les médiateurs invitent à la découverte et soutiennent sans cesse l’effort à faire pour cela. Des partenariats ont été montés avec des associations culturelles qui mettaient en présence créateurs et médiateurs : ainsi les jeunes étaient accompagnés de gens connus d’eux et se trouvaient avec des créateurs qui les invitaient à créer et à voir les œuvres.
Au sein du groupe des pairs, les jeunes ont échangé. La curiosité pour les autres a permis la curiosité
pour les œuvres. La confrontation des points de vue a favorisé la maturation des idées.
Des résultats
Le mode d’appropriation des œuvres a été considérablement renouvelé et élargi. L’interdépendance de tout ce qui a été proposé a joué, plus qu’un élément ou un autre. Cependant, les chemins ont été différents selon les individus.
Certaines médiations sont-elles meilleures pour aboutir aux apprentissages formels ? L’apparence des
jeunes est la mobilité physique. Le résultat a été une mobilité mentale. La visite-conférence et la rencontre avec les artistes sont plus porteurs d’acquisitions directes de connaissances, mais les échanges entre pairs, la découverte des intérêts des uns et des autres, les rôles sociaux attribués aux personnes rencontrées (personnels de musée, médiateurs, créateurs...), tout cela a contribué à ce que des démarches d’appropriation s’organisent.
Le retour volontaire au musée, hors du contrat, a été général. Déjà, à la fin du contrat, tous disaient qu’ils reviendraient. Ils l’ont effectivement fait avec des amis, la famille parfois, seuls aussi.
L’expérience esthétique vis-à-vis de l’œuvre éveille toute une curiosité intellectuelle, une émotion esthétique qui va conduire à vouloir connaître d’autres œuvres. C’est la mise en jeu de la pensée, de la perception et de l’émotion. L’émotion esthétique met ces trois choses en route. C’est l’installation d’une "posture d’apprentissage", tant recherchée par les enseignants de ZEP.
Débat
Le débat amène Michèle Protoyorides à préciser ce qu’elle entend par "cycles". Il s’agit, avec des jeunes de plus de quinze ans, de cycles de durée variable : trois à neuf séances. Quelles œuvres sont visées ? Toutes, en principe, c’est une question de médiation : permettre de poser au présent un regard sur le passé. Certaines œuvres sont quand même très éloignées de nous. Mais la Renaissance italienne, par exemple, est en fait très proche de nous.
L’art contemporain est très difficile à aborder au-delà de quinze ans car c’est un âge de grands bouleversements et le conformisme est sécurisant. Pour les jeunes enfants, c’est au contraire possible et tout à fait souhaitable.
A ce sujet, un participant venu du rectorat de Créteil estime que l’art contemporain propose aux élèves des références en plus grand nombre que l’art ancien. Il cite un travail mené avec le musée du Jeu de Paume. Il s’agissait d’élèves en formation Arts appliqués, mais aussi d’élèves ordinaires. C’est plus difficile avec des adolescents, certes, mais ça marche quand même, si on se situe dans un contexte global : une visite seule serait en effet repoussante pour eux. Il est intéressant de noter qu’avec l’art contemporain le retour au musée est plus naturel ensuite : les jeunes y reviennent plus facilement.
Un autre témoignage, concernant des élèves de maternelle au musée d’art contemporain de Beaubourg,
raconte que, devant l’Ange de Gonzalès, les enfants évoquent Goldorak. Une personne reproche à cet
enseignant d’avoir accepté cette référence. Pourtant, c’est ainsi qu’il faut travailler, estime l’intervenant. Avec des élèves de lycée aussi. Il faut accepter leurs références.
Des expériences locales ou avec de grands musées
Dans la ZEP d’Argenteuil (Val-d’Oise), cette année, une librairie a créé en partenariat un lieu d’exposition où des artistes s’installent pendant un mois. Un conseiller en arts plastiques offre la possibilité aux classes d’y venir : visites, rencontres avec les artistes, constitution de mallettes pédagogiques pour aider les enseignants à préparer la visite et à l’exploiter ensuite. Le renouvellement des artistes permet de présenter aux élèves (appartenant aux niveaux maternelle et élémentaire ou relevant de structures d’accompagnement scolaire) un large échantillon d’art contemporain.
Par ailleurs, dans la même ZEP, un centre de documentation pour les enseignants a été créé : des expositions sur des thèmes généraux y sont installées, avec toujours une extension vers les œuvres d’art. Ce travail est fait avec un conseiller pédagogique départemental en arts plastiques. À propos de n’importe quel thème, la dimension artistique est ainsi rappelée.
Un enseignant indique qu’avec des élèves de lycée professionnel de 18 à 21 ans il avait trouvé une médiation spontanée par le biais d’élèves beaucoup plus jeunes qui créaient à partir de ce qu’ils voyaient. Les plus âgés avaient alors regardé attentivement œuvres du musée et créations d’enfants pour les comparer, les critiquer, se les approprier.
A Clamart, un travail d’élèves de la ZEP a été mené avec le musée du Louvre. Les ateliers animés se sont révélés passionnants. II s’agit d’élèves du cycle 3 (8 à 11 ans). Un travail préalable a été effectué en atelier puis une visite au musée organisée pour voir trois ou quatre œuvres. Dans ces conditions, on peut vraiment lire les œuvres. L’exemple d’un travail sur le clair-obscur est cité. Un suivi en classe a été effectué.
Dans cette commune, une opération avec un centre d’art contemporain local permet aux écoles de la ZEP, et aux autres, de rencontrer des artistes qui exposent leur œuvres. Des interventions dans les classes et des visites régulières au centre (avec possibilité d’atelier) sont organisées pour inciter les élèves à produire. Il y a eu une articulation entre les visites au Louvre et celles au centre local à propos d’une exposition sur la mosaïque : créations dans les classes, ateliers au Louvre et visites au centre. Ce sont les crédits ZEP qui ont permis que se réalise cet ensemble d’activités qui a été très profitable aux élèves.
Une participante vient du Muséum d’histoire naturelle. Elle prépare une thèse sur les relations école/musée et a suivi des classes de ZEP. Quelles représentations les acteurs (école et musée) ont-ils de ces rencontres ? Les définitions apparaissent très différentes. Les objectifs, même, sont différents. La question est de savoir comment les articuler.
Elle a observé que souvent les classes passent une heure seulement au musée et que les élèves sont plus préoccupés par le pique-nique prévu ensuite, ou par le fait d’être en sortie, ou sont plus impressionnés par l’environnement général de la Galerie de l’Evolution... que par ce qu’on leur propose de voir. Il faudrait donc clarifier les objectifs et se préoccuper, au moins, d’un des multiples objectifs prévus pour la journée.
Elle fait un rapprochement avec le débat sur l’art contemporain : à la grande Galerie de l’Evolution, elle a essayé de montrer le lieu comme une œuvre d’art contemporain avec un créateur collectif. La galerie est ainsi d’abord vue comme une œuvre d’art.
Une question est posée sur les petits musées ne possédant ni service pédagogique ni même de personnel pour accueillir une classe : il existe des historiens d’art ou d’autres professionnels à qui l’on peut faire appel sans qu’ils soient attachés à tel ou tel musée.
La méconnaissance des ressources des musées chez les enseignants est soulignée. Au lieu de s’en
désoler, le Centre départemental de documentation pédagogique des Hauts-de-Seine (CDDP 92) publie deux brochures (élèves de 5 à 10 ans et 11 à 18 ans) sur tous les musées, toutes les ressources du département ouvertes aux classes. Toutes les orientations pédagogiques possibles sont indiquées. Des visites d’enseignants avant la visite des élèves sont organisées régulièrement et entraînent un travail en commun de plusieurs classes.
Les enfants ne peuvent s’approprier les richesses des musées immédiatement, il faut qu’ils aient quelques références minimales. Cela doit être fait avant la visite. Il est donc nécessaire de sensibiliser les enseignants à ces questions.
On donne ensuite l’exemple du musée du Petit-Palais à Paris : les élèves y sont accueillis « à bras ouverts" et le musée a une longue expérience avec des élèves de ZEP (convention entre quatre musées de la Ville de Paris, dont celui-ci, et la ZEP de Sartrouville).
Un rappel des conclusions de l’université d’été sur les conventions ZEP-Musées, tenue l’été 1995 à
l’IUFM de Versailles, est alors fait :
Le musée choisi pour établir la convention sert ensuite de rebond pour tous les musées. L’expérience montre que la fréquentation d’un musée incite à en fréquenter d’autres, de nature différente. Un processus d’ouverture culturelle de la ZEP est ainsi enclenché.
II y a 6000 musées en France, dont 5980 qui ne demandent qu’à recevoir des classes, à passer des
conventions ZEP-Musées, à s’adapter aux jeunes visiteurs. Il est regrettable, même si on le
comprend, que les quelques musées-phares comme Le Louvre, Orsay ou le musée d’art
contemporain de Saint-Etienne soient de tels aimants pour les enseignants au détriment des autres.
D’autant plus qu’une convention établie avec un petit musée facilite l’accès aux grands ensuite.
La triade "préparation - visite - exploitation" apparaît toujours indispensable. La visite seule est
inutile. Elle est parfois nocive en ce sens qu’elle laisse un souvenir négatif du musée (et des musées
en général) dans les esprits. Cette triade, de plus, prend beaucoup plus de valeur lorsqu’elle est
renouvelée.
La formation, à tout le moins la sensibilisation, des enseignants est nécessaire. Il faut, en fait, que
ceux-ci apprécient d’abord hautement ces visites pour que leurs élèves en tirent profit.
Enfin, pour rejoindre les premiers mots de l’intervenante, il faut admettre a priori que les musées
peuvent être utiles aux apprentissages des élèves les plus en difficulté sociale et scolaire.
Le témoignage d’une ZEP du XIXème arrondissement de Paris est ensuite apporté : elle est située près de la Cité des Sciences et de la Cité de la Musique. Cette chance a été utilisée par 21 classes de cycle 2 (enfants de 5 à 8 ans). Les lieux se sont avérés difficiles : la "Cité des enfants", partie aménagée spécialement dans la Cité des Sciences, a vu un éparpillement des élèves bien qu’une préparation ait été faite. Pour la Cité de la musique, les élèves n’ont pas d’accès aux écouteurs, donc pas de sons pour des instruments exposés silencieusement. Une amélioration est cependant prévue.
D’autres participants témoignent alors de l’inadaptation de La Villette aux classes, on parle d’expériences "calamiteuses". Il semble que la Cité des enfants soit conçue pour des visites "parents-enfants". Pas d’animateurs, les enseignants doivent venir se former avant la visite. Mais le témoignage de ceux qui sont venus dans ce but le mercredi montre les mêmes difficultés ensuite. Il n’y avait pas de représentants de la Cité des Sciences pour répondre. On s’accorde à penser que le problème devrait un jour se résoudre, l’enjeu pour un tel musée étant de taille.