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Politiques éducatives territoriales : l’éducation partagée, par Bernard Bier, membre du CA de l’OZP (INJEP) (novembre 2004)

2004

Politiques éducatives territoriales : l’éducation partagée

(Foix, 24 novembre 2004)

par Bernard Bier,
Unité Recherche Etudes Formation
de l’Institut National de la Jeunesse et de l’Education Populaire (INJEP).

En introduction, j’évoquerai quatre textes législatifs ou réglementaires qui témoignent d’évolutions non négligeables dans le champ éducatif :

1) la loi d’orientation du 10 juillet 1989 pose l’élève au centre du dispositif scolaire, au centre du système éducatif
et ré-affirme la nécessité d’associer les parents au fonctionnement de l’école et d’en faire des partenaires à part entière de la communauté éducative, déjà affirmée dans la circulaire n° 85-246 du 11 juillet 1985.

2) le 25 octobre 2000, une circulaire interministérielle (Education nationale, Jeunesse et Sports, Culture, DIV) introduit la notion d’éducation partagée :
"En proposant aux collectivités territoriales et à leurs groupements de négocier et de signer les contrats éducatifs locaux (C.E.L.), l’Etat affirme depuis deux ans sa conviction que l’éducation est une mission partagée",
cela suite à un colloque mars 1999 (organisé par la DIV, à l’initiative du ministère délégué à la ville) : "Une responsabilité partagée : l’éducation dans la ville".

3) le 1er août 2003, dans la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, à l’initiative du seul ministre de la ville, des passages sur l’école (titre 5) "Améliorer la réussite scolaire" qui concernent les établissements en ZUS (en fait ZEP et REP) avec des objectifs, des modalités pratiques, des dispositifs, des indicateurs... (par exemple, proportions d’enseignants de moins de trente ans, réalité du turn over). La loi définit "le cadre qui déterminera les enjeux stratégiques, les objectifs prioritaires et les moyens mobilisés".
Mais le 1er septembre, lorsque le ministre de l’Education nationale signe une circulaire sur les ZEP, il n’y est pas fait allusion !

4) la Loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales rappelle les missions de l’Etat.
L’article L. 211-1 du code de l’éducation est ainsi rédigé :
« Art. L. 211-1. - L’éducation est un service public national, dont l’organisation et le fonctionnement sont assurés par l’Etat, sous réserve des compétences attribuées par le présent code aux collectivités territoriales pour les associer au développement de ce service public.
« L’Etat assume, dans le cadre de ses compétences, des missions qui comprennent :
« 1° La définition des voies de formation, la fixation des programmes nationaux, l’organisation et le contenu des enseignements ;
« 2° La définition et la délivrance des diplômes nationaux et la collation des grades et titres universitaires ;
« 3° Le recrutement et la gestion des personnels qui relèvent de sa responsabilité ;
« 4° La répartition des moyens qu’il consacre à l’éducation, afin d’assurer en particulier l’égalité d’accès au service public ;
« 5° Le contrôle et l’évaluation des politiques éducatives, en vue d’assurer la cohérence d’ensemble du système éducatif.
« Tous les deux ans à compter de l’entrée en vigueur des dispositions de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, le Gouvernement transmet au Parlement un rapport évaluant les effets de l’exercice des compétences décentralisées sur le fonctionnement du système éducatif et sur la qualité du service rendu aux usagers. Le Conseil supérieur de l’éducation, le Conseil territorial de l’éducation nationale et le Conseil national de l’enseignement agricole sont saisis pour avis de ce rapport. »
Cette loi du 13 août 2004 crée un conseil territorial de l’éducation nationale.
« Art. L. 239-1. - Le Conseil territorial de l’éducation nationale est composé de représentants de l’Etat, des régions, des départements, des communes et des établissements publics de coopération intercommunale.
« Il peut être consulté sur toute question intéressant les collectivités territoriales dans le domaine éducatif. Il est tenu informé des initiatives prises par les collectivités territoriales et il formule toutes recommandations destinées à favoriser, en particulier, l’égalité des usagers devant le service public de l’éducation. Il est saisi pour avis du rapport d’évaluation mentionné à l’article L. 211-1. Il invite à ses travaux des représentants des personnels et des usagers.
Et ouvre la possibilité de créer à titre expérimental des Etablissements publics d’enseignement primaire.
Article 86. Les établissements publics de coopération intercommunale ou plusieurs communes d’un commun accord, ou une commune, peuvent, après avis des conseils des écoles concernées et accord de l’autorité académique, mener, pour une durée maximum de cinq ans, une expérimentation tendant à créer des établissements publics d’enseignement primaire.Dans le respect des dispositions des articles L. 211-1 et L. 411-1 à L. 411-3 du code de l’éducation, les statuts de ces établissements sont adoptés par délibération, après accord du représentant de l’Etat. Le conseil d’administration de l’établissement comprend des représentants des collectivités territoriales, des enseignants et des parents. Un décret en Conseil d’Etat détermine les règles d’organisation et de fonctionnement de cet établissement ainsi que les modalités d’évaluation des résultats de l’expérimentation.

Que pouvons-nous tirer de ces faits ? Ils témoignent d’évolutions fortes - comme nous le verrons plus loin -, accélérées, à l’initiative de l’Etat, non sans cacophonies parfois, avec la reconnaissance incontestable du rôle des collectivités territoriales (ainsi que d’autres acteurs ) dans le champ éducatif, champ encore entendu, mais non exclusivement, comme celui de l’école. Et l’annonce vraisemblable d’autres évolutions.

I. Retour sur l’histoire : l’exception française

Du modèle républicain jacobin de l’école...

En France, l’école est assimilée spontanément à l’Etat, tant dans nos représentation que dans son histoire. Dans d’autres pays européens par exemple, parler d’école renvoie d’emblée au local. Deux cultures, deux traditions. En ce sens, il apparaît pertinent de parler d’exception française.
Pourquoi cette différence ? Il importe si l’on veut resituer les évolutions récentes, comprendre les débats en cours, expliquer les pesanteurs et les incompréhensions réciproques de faire un détour par l’histoire. Nous nous appuierons pour ce faire sur les travaux d’historiens ou sociologues comme A. Prost, F. Dubet, F. Lorcerie... et remonterons à l’époque fondatrice de la République - et plus précisément d’un modèle de celle-ci, la République jacobine.

La République naissante se veut rupture radicale avec l’ordre ancien, assimilé à l’obscurantisme. Avec cet ordre nouveau, nous serons conduits à entrer dans le monde des lumières et de la raison. Vision manichéenne, rupture en partie mythique comme l’ont montré divers travaux, de Tocqueville à Furet, mais qui va profondément structurer notre imaginaire et la construction de la société naissante.
Souvenons-nous à ce propos qu’un des actes fondateurs qui va marquer deux siècles de notre histoire est la Loi Le Chapelier de 1791, qui interdit les associations, suspectes d’être les héritières des corporations d’autrefois, d’introduire de la division dans la société naissante, et de valoriser des sociabilités et regroupements qui font écran entre l’Etat-nation et le citoyen. La citoyenneté mise en scène dans ce modèle consiste en un face-à-face entre le citoyen (et non pas l’homme. cf. Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen) et l’Etat, lequel incarne l’intérêt général, qui comme le disait déjà Rousseau ne saurait être la somme des intérêts particuliers.
Un des outils de la construction de l’Etat-nation, de la République naissante, de l’émancipation souhaitée par les Lumières est bien évidemment l’instruction publique.
Rappelons le contexte d’une France très fortement rurale, à faible scolarisation, avec des parlers hétérogènes (mais où le français est loin d’être majoritaire). La France jacobine fera des choix par la mise en place progressive d’un système centralisé, qui procèdera par exemple à l’éradication des "patois"...
Dans ce contexte, et dans la cohérence de ces choix, l’école, bras séculier de la République, visera à transformer l’enfant en élève (nombre de textes en témoignent !), détaché de toute appartenance sociale, culturelle, sexuée.. La maître, véritable moine soldat (les "hussards de la République !), ira en terre de mission porter les Lumières à des zones qui en sont éloignées (les écrits des corps enseignants et d’inspection en zone rurale fin 19ème siècle ressemblent assez souvent à ceux de maints enseignants de nos modernes banlieues sur la barbarie des élèves, la démission des parents...). Issu de l’école normale, astreint à une exemplarité morale quasi exemplaire, tout entier porté par sa vocation et incarnant l’Etat au local, l’instituteur (un beau nom : celui qui institue !) s’adressera, non à l’enfant et au jeune, mais à l’élève, à la raison en l’élève, qui aura dépouillé à l’entrée tout ce qui le rattache au monde. Et il n’est pas sans signification qu’un philosophe comme Alain - pourtant radical-socialiste ! - défende "l’école-sanctuaire". L’école a un statut d’extra-territorialité.
Ce mouvement ira s’accroissant avec la rivalité qui tout au long de la 3ème République mettra l’école en concurrence avec l’église catholique pour éduquer la jeunesse dans des valeurs concurrentes. Il s’agit bien d’arracher l’enfant à son environnement et de le conduire à l’instruction d’abord (Condorcet) voire à l’instruction civique puis à l’éducation, dira-t-on plus tard. En résumé, l’école républicaine s’est construite (idéologiquement) contre le territoire et les familles.

Si nous prenons nos distances avec l’histoire et que nous essayons de saisir les logiques à l’œuvre, nous nous trouvons en présence d’un modèle de société où l’Etat seul incarne l’intérêt général. D’où bien sûr l’uniformité du modèle. Rappelons cette anecdote réelle ou apocryphe selon laquelle un ministre de l’instruction publique ou de l’éducation affirmait savoir à l’heure dite à quel exercice se livraient tous les instituteurs de France ! Les agents de l’Etat ont pour but de faire descendre, voire d’imposer... D’où aussi, dans cette logique, la légitimité à penser en terme de contrôle.
Dans ce modèle, le partenariat n’a aucun sens ; le monde de la famille est suspect par définition et à tenir hors de l’école. C’est d’ailleurs l’époque des politiques hygiénistes (cf. J. Donzelot, La police des familles, sur la création du médecin de famille comme outil de contrôle) et du regard "colonial" des élites républicaines sur les classes populaires (rurales ou ouvrières) à "civiliser" ; Quant aux élèves, ils ne pouvaient être que destinataires des enseignements.

Je ne m’étendrai pas ici sur le développement parallèle, dans l’espace local - mais aussi sous des formes parfois fédérées, de structures de prise en charge de l’enfance et de la jeunesse hors temps scolaire (patronages, associations...).

... à l’émergence d’un nouveau modèle

Ce passage à un nouveau "modèle" fut progressif. Il commença incontestablement dans la seconde moitié du 19ème siècle, où, face aux limites perceptibles de la République politique à assurer l’émancipation de tous, peu à peu s’inventa la République sociale (J. Donzelot, L’invention du social ; R. Lafore, La République sociale) et la lente montée de l’Etat-providence.

Tout au long du vingtième siècle, des courants pédagogiques dans l’école (mais marginalement : Freinet, Montessori, la pédagogie institutionnelle) ou hors de l’école, certains courants d’éducation populaire attachés aux méthodes actives abordèrent de manière assez différente la démarche éducative, avec le souci d’une prise en compte de l’enfant dans sa totalité...

Très schématiquement nous pouvons détecter dans les années soixante quelques signes de ces évolutions :
 le développement et la vulgarisation des travaux sur la connaissance de l’enfant ("l’effet Dolto")
 l’irruption de la jeunesse sur la scène publique et l’émergence de la "culture jeune" (E. Morin). Les jeunes ont leurs idoles, leurs médias et deviennent prescripteurs et consommateurs... Quelques années plus tard, mai 68 !
 la redécouverte progressive des valeurs du local, de la région et la montée de l’idéologie du "small is beautiful"

Deux événements, pour ce qui nous concerne, apparaissent déterminants, qui à l’aube des années 80, vont constituer une rupture et l’entrée progressive dans un nouveau modèle :
 les lois de décentralisation et de déconcentration
 les politiques de discrimination positive en réponse à la crise : la solution ne peut plus venir d’en haut/ du centre, mais se règlera au local, avec la participation des habitants ou des publics concernés (cf. les trois rapports fondateurs Dubedout, Bonnemaison, Schwartz). C’est l’époque aussi d’Alain Savary et de la mise en place des ZEP.
Précisons toutefois que nous sommes dans des politiques territorialisées (à l’initiative de l’Etat) plus que dans des politiques territoriales.

Conjointement apparaissent des termes nouveaux dans le discours des politiques publiques, qui vont nous devenir familiers - à défaut parfois que leurs contenus soient clarifiés - : partenariat, projet, diagnostic, évaluation, développement local, équité, discrimination positive, gouvernance...

Si nous adoptons le même mouvement de recul que précédemment pour voir les logiques à l’œuvre, nous pourrions dire que nous changeons de paradigme. Au modèle de "l’Etat instituteur" (P. Rosanvallon), prescripteur, avec sa logique verticale-descendante, où l’Etat dit le sens et ses agents sont chargés de mettre en œuvre des politiques élaborées au centre, avec du contrôle de conformité, succède un autre modèle : "Etat animateur", dit Jacques Donzelot, Etat impulseur, régulateur, les mots se cherchent pour dire une forme émergente. Dans ce modèle, la société civile est présente, d’autres acteurs apparaissent avec leur légitimité et leurs attentes spécifiques et il s’agit d’adapter des politiques (en l’occurrence toujours édictées par l’Etat) à la spécificité locale : d’où le rôle du diagnostic, du projet, de l’évaluation. Le sens est à créer. La réponse n’est pas déjà là, elle doit s’inventer, dans l’incertitude souvent, dans l’expérimentation, avec des partenaires. Nous sommes dans une logique horizontale, de co-construction. Le pouvoir de l’Etat ne va plus de soi, il doit se légitimer sans cesse par ses compétences à animer et d’expertise. D’où le succès aussi du terme de gouvernance.

(Par parenthèse, cette nécessité de se re-légitimer en permanence est aussi le quotidien des acteurs institutionnels - enseignants, travailleurs sociaux... - dont l’autorité ne va plus de soi. Eux aussi sont touchés par ces phénomènes de désinstitutionnalisation. Cf. Le déclin des institutions, F. Dubet)

La mise en place de ce nouveau modèle peut s’observer dans le champ scolaire (la politique des ZEP), ou dans l’articulation du scolaire, péri-scolaire voire extra-scolaire (les politiques d’aménagement du temps de l’enfant hier, les politiques éducatives territoriales aujourd’hui)

Afin d’éliminer tout malentendu, précisons que pour les sociologues, les politologues, les épistémologues, cette notion de modèle est une figure idéale-typique (M. Weber), qui vise à rendre compte du réel. Elle est un modèle d’intelligibilité du réel et non la réalité elle-même, toujours plus complexe. Ainsi des travaux comme ceux de Bernard Charlot, L’école et le territoire ou de J.-F. Chanet, L’école républicaine et les petites patries nous ont montré la co-existence d’un discours officiel évacuant le local et des réalités autrement complexes. Nous savons tous comment l’école s’est progressivement ouverte vers l’extérieur au travers de certaines activités pédagogiques. Et aujourd’hui n’importe quel observateur peut observer in situ, dans le champ éducatif ou ailleurs, la co-existence (parfois incertaine) d’un modèle nouveau et d’un modèle ancien.
Peut-être pourrions-nous caractériser la situation présente, où le discours officiel sur l’école, comme nous l’avons vu en introduction, est entré dans une autre logique, où se multiplient les dispositifs ou les politiques éducatives contractuels, comme une époque de tension, d’hésitation entre deux modèles. D’où aussi les débats dont nous sommes témoins aujourd’hui autour du rôle de l’Etat, de la place de l’école, et des politiques éducatives.

II. Défense et illustration de l’éducation partagée

Si l’éducation partagée est une idée encore neuve, qui se développe certes, mais n’est pas encore totalement partagée, ne fait pas consensus, peut-être faut-il prendre le temps de voir succinctement quelques arguments qui la rendent pourtant évidente - avant de pointer les difficultés afférentes.

Hier l’éducation se faisait majoritairement hors de l’école : l’entrée y était plus tardive, la sortie plus précoce. L’école pouvait se limiter à l’instruction, voire à l’instruction civique, car l’enfant, le jeune étaient confrontés à l’extérieur à de nombreuses instances de socialisation, fortement légitimées : famille, église, associations, partis et syndicats. Les sociabilités villageoises y étaient fortement intergénérationnelles (café, fêtes villageoises...).
Aujourd’hui l’enfant et le jeune passent de plus en plus de temps à l’école, et les instances traditionnelles de socialisation se délitent, ne font plus consensus. D’où la nécessaire prise en compte de la dimension éducative, au delà de l’acquisition des savoirs, par l’école.
En outre, ils n’acceptent plus de se dépouiller de leur identité (de leurs identités ?) personnelle(s) en entrant à l’école. L’enseignant doit faire avec, aujourd’hui plus qu’hier, s’il veut les aider à entrer dans des apprentissages et acquérir connaissances et compétences.
Enfin la commande institutionnelle (à commencer par celle du ministère de l’Education nationale lui-même) appelle l’école à s’ouvrir sur le monde, à entrer dans des partenariats... Cela d’ailleurs ne remet pas nécessairement en cause, n’en déplaise à certains !, la clôture symbolique nécessaire à certaines formes propres au champ scolaire : les savoirs didactisés par exemple ou l’apprentissage de l’argumentation dans le débat d’idées.

Force est ensuite de constater qu’enfants et jeunes vivent dans un univers morcelé. Ils sont confrontés dans les différents territoires qu’ils traversent (école, famille, associations et clubs, sociabilités entre pairs, monde des médias, espace marchand) à des systèmes normatifs hétérogènes, à des organisations cognitives différentes. Dans un monde où le système ne donne plus un modèle où le jeune entrera au terme de ses apprentissages, où chacun est obligé de construire lui-même sa trajectoire sans repères évidents, où chacun se retrouve responsable de sa réussite et.. de son échec (avec les effets que l’on connaît en terme d’image de soi), la responsabilité des différents acteurs adultes de l’éducation est d’essayer de mettre de la cohérence (non pas de l’uniformité), d’aider "celui qui entre dans le monde" (H. Arendt) à déchiffrer ces différents espaces, à apprendre à passer de l’un à l’autre, à étayer les plus fragiles. Il s’agit d’un enjeu d’avenir.

De la même manière, comment ne pas prendre en compte l’existence de savoirs multiples et de modes d’éducation diversifiés (formelle, informelle, non formelle) ? D’autant que nous savons que l’entrée dans les savoirs, comme nous le montrent les travaux d’un M. Develay, d’un P. Meirieu, d’un E. Morin, est liée à la capacité à mettre en relation, pour donner sens - les apprentissages sont à ce prix - ; que le temps passé en classe est concurrencé par le temps de confrontation aux médias, par le temps en famille (quoique !), entre pairs, dans les clubs ou associations ; et qu’aujourd’hui les employeurs mêmes, au-delà du diplôme requis, attendent des compétences d’innovation, d’adaptation, relationnelles ?
Comment à ce propos aujourd’hui prendre en compte ces savoirs d’expérience dans le cursus des jeunes et leur reconnaissance. Ceci à l’heure de la VAE !
Il va sans dire - mais autant le rappeler ! - qu’on ne peut guère concevoir le citoyen ou tout simplement l’homme, sans cette capacité à développer l’ensemble de ses potentialités. L’éducation bien pensée ne peut donc aujourd’hui que s’inscrire dans la logique d’ouverture et de partenariat que constitue "l’éducation partagée".

III. Mais quelques questions autour des nouveaux enjeux

Si l’idée d’éducation gagne peu à peu les esprits, elle est loin de faire encore consensus, et se heurte à des difficultés de mise en œuvre, héritées entre autres, mais non uniquement, de l’histoire. Les pesanteurs sont multiples et nous sommes au début d’un processus.
Il me semble important de revenir sur quelques points qui méritent réflexion.

D’abord la notion de partenariat, rhétorique quasi obligée aujourd’hui, dont on oublie trop à quel point elle est récente : elle n’apparaît qu’en 1984 dans le dictionnaire de l’Académie. En fait, elle renvoie à des réalités et des formes fort variées qu’il importerait de distinguer : partenariat de financement, partenariat de projet, partenariat d’action.
Le détour par l’histoire nous a montré à quel point cette approche était étrangère à un modèle culturel donné dont nous sommes les héritiers. D. Glasman souligne qu’on y fait appel, non comme un mode de fonctionnement "normal", mais quand il y a problème. F. Lorcerie, elle, distingue trois modalités de relations écoles-familles : assujetti, clientéliste, partenaire, et constate que la première figure domine largement dans l’histoire. Le partenariat est souvent conçu comme au service de l’école ; et des deux acceptions du terme partenaire (adversaire ou co-équipier), c’est le premier qui domine souvent. Ceci n’est d’ailleurs pas propre aux relations parents-écoles, mais concerne tout autant les partenariats Etat-collectivités, voire internes à l’’Etat, où chacun tend plutôt à affirmer sa mainmise qu’à être dans une logique de co-opération.
Comment sortir d’une logique auto-centrée (amener l’autre sur ses positions) pour passer à une logique de co-construction ? Comment reconnaître la légitimité des différents acteurs avec leur spécificité d’objectifs, de logiques, de territoires, de temporalités, de statuts, de culture ? Comment penser la différence, la difficulté, les désaccords, non comme obstacles, mais comme mode "normal" de fonctionnement, comme chance dans un travail commun, comme possibilité de construire en mutualisant les compétences ? C’est bien une nouvelle culture du partenariat, de la délibération, de la coopération, qui nous fera passer de la méfiance à la re-connaissance, qu’il nous faut inventer, à laquelle nous devons nous former, à laquelle nous devons former les futurs enseignants, travailleurs sociaux, animateurs, administratifs et élus...
Précisons que cette connaissance réciproque est aux antipodes de la confusion des rôles, elle passe par la connaissance et la reconnaissance des rôles et compétences spécifiques et légitimes de chacun. Loin de participer d’un brouillage souvent observable dans la réalité, un partenariat bien compris ne peut qu’être aussi une entreprise de clarification.

Ensuite il me semble nécessaire de revenir sur quelques unes de nos représentations qui perturbent quelque peu l’élan que certains voudraient voir se développer :
Celles d’abord qui oscillent entre l’enfant poète et l’enfant sauvage, la jeunesse comme ressource et la jeunesse comme danger, représentations que des formations sur l’enfance et la jeunesse permettraient de dépasser, formations encore insuffisantes et que l’on pourrait d’ailleurs souhaiter transversales à différentes professionnalités. Rappelons que l’image de l’enfant chez Durkheim, sociologue officiel de la 3ème République, était celle d’un animal à domestiquer - tel était un des rôles de l’école ! Il n’est pas sûr que les représentations dominantes aient aujourd’hui beaucoup changé.
Autre représentation à interroger au travers de nos catégories langagières : parle-t-on de temps scolaire, périscolaire, extra scolaire ? Ou du temps de l’école, du temps de la famille, du temps du loisir et des loisirs - entre pairs, devant les médias, dans les structures d’accueil socio-éducatives ou sportives ? On voit très bien les effets induits en terme de place respective des partenaires.
Interrogeons aussi le discours sur les familles trop souvent "défectologique" (D. Glasman), regardées parfois avec condescendance, perçues souvent comme génératrices de problèmes, qu’elles désertent l’école en ne répondant pas aux "convocations" ou comme trop présentes en se mêlant de ce qui ne saurait les regarder. Qui décide de leur juste place ?
L’ensemble de ces trois points me conduisent aussi à poser la question de la place des bénéficiaires du service d’éducation - y compris dans la mise en place de politiques éducatives. Question ouverte !

D’autres aspects problématiques auraient dû être abordés ici, que les contraintes de temps m’empêchent d’aborder (le projet, le diagnostic et l’évaluation, la politique éducative et le développement territorial, la pilotage et la régulation, les échelles territoriales) - mais sur lesquels un véritable travail de réflexion commune doit être engagé à fin de clarification et en vue de la réussite d’une action ou d’une politique.

En terminant - non pour conclure, mais pour ouvrir quelques pistes - , je ferai neuf remarques :

1) En guise de provocation (quoi que !), il me paraît nécessaire de nous interroger sur notre volonté frénétique d’éducation, sur notre "harcèlement" éducatif. Certaines évaluations ont pointé les "effets pervers" de certaines démarches d’aménagement des rythmes de l’enfant, qui conduisaient à une hyperactivité et à une fatigue accrue. Nicole Delvolvé rappelait ici même l’importance du respect du sommeil, des rythmes biologiques. Je renverrai pour ma part aux travaux de D. W. Winnicott (Jeu et réalité) et à son plaidoyer pour le jeu (entendu comme "play" plus que comme"game"), à l’importance de la rêverie, des sociabilités spontanées entre pairs, de l’apprentissage expérimental de son sexe et de l’autre, et à son importance pour le développement de l’imaginaire, l’équilibre présent et futur. Et nous-mêmes n’avons-nous pas connu des moments intenses de farniente, allongés sur notre lit ou dans un champ..

2) Le mouvement dans lequel nous sommes engagés et dont témoigne la multiplication des rencontres comme celles d’aujourd’hui, est irréversible. Les communes subvenaient en 1980 à 14,3 % des dépenses d’éducation de la nation ; aujourd’hui elles le font à 20, 4%. Conseils généraux et régionaux de plus en plus nombreux s’engagent en ce champ. Et tous attendent, on ne peut plus légitimement, à ne pas être que des financeurs mais à intervenir sur le fond. Le développement d’associations comme l’ANDEV (Association nationale des Directeurs de l’Education des Villes), celui des villes éducatrices, qui regroupe des élus et s’étend en Europe, prouvent aussi ces mutations - de même que l’engagement dans les politiques contractuelles de nombreuses associations.

3) Jusqu’où ira ce mouvement ? Nous avons vu que nous étions jusque là dans des politiques "territorialisées", à l’initiative de l’Etat. Un engagement plus fort des collectivités, une recomposition des forces qui interviennent comme acteurs des politiques publiques peuvent nous conduire à parler (d’ores et déjà ?) de politiques "territoriales". Cette question forte est au cœur des débats et des enjeux du moment.
Pour exemple de mutations en cours ou possibles : en Allemagne, les Länder fixent entre 35 et 45 % des programmes scolaires ; en France, la ville de Tours vient de publier des documents pédagogiques.

4) Compte tenu de la difficulté croissante de l’action éducative, des nouvelles attentes à l’égard des professionnels et bénévoles, des nouvelles configurations de territoires, de structures, d’acteurs, il apparaît impératif de mieux qualifier les acteurs de l’éducation, de les professionnaliser. L’occasion devrait être saisie pour la mise en place de formations croisées (formation initiale et continuée) permettant aussi de se connaître, se reconnaître, d’identifier valeurs, compétences et champ d’intervention des uns et des autres et de construire ensemble une culture de la coopération.

5) L’efficacité de l’action comme de la mise en place, de la conduite, du développement d’actions, de dispositifs ou de politiques appelle un étayage technique de qualité (méthodologie du projet, du diagnostic et de l’évaluation, du pilotage et de la régulation...) D’où le rôle de la formation. Ces outils sont indispensables mais ce ne sont que des outils ! Gardons-nous de tomber dans la "quincaillerie" chère à certains, dans une technicité qui évite de poser la question de fond - si souvent rappelée dans les échanges de la matinée -. Parler d’éducation, c’est d’abord parler de valeurs, de choix de société et d’homme.

6) Mettre en place des politiques éducatives concertées implique la prise en compte des différents acteurs, des différentes temporalités des acteurs, mais aussi des différents espaces (potentiellement) éducatifs.
S’il est bien que les enfants et les jeunes sortent de l’espace scolaire à certains moments, pourquoi ne pas faire que les espaces scolaires de la commune servent à tous, jeunes et adultes, à l’initiative du maire, comme la loi le permet
La loi 83-663 du 22 juillet 1983 art. 25 permet l’utilisation à fin éducative hors scolaire des locaux situés sur le terrain communal, écoles comme tout établissement d’enseignement sur le territoire communal (avec avis du conseil d’établissement et de la collectivité propriétaire) : "la loi réserve au maire, et à lui seul, la décision d’autoriser de telles activités et la responsabilité de cette organisation. La décision ne peut être prise ni par les représentants de l’Etat, ni par le président du conseil général ou régional"

7) Quelles articulations entre les Contrats Educatifs Locaux (CEL) et les Politiques Educatives Locales/Territoriales (PEL, PET) ? entre PEL et Politique Locale/Territoriale de Jeunesse (PLJ/PTJ) ? entre les politiques éducatives pour l’enfance et la jeunesse et les politiques d’éducation tout au long de la vie ? entre les politiques d’éducation et de formation et l’ensemble de la politique d’un territoire ?

8) La notion de "ville éducatrice", mais aussi de "territoire éducatif", "apprenant", "formant" peut-être un moyen de cette articulation.
Comment ? j’évoquerai quelques pistes expérimentées déjà ici ou là :
prise en compte par chaque institution, chaque service de manière transversale, dans le champ de sa compétence, de la question de l’éducation (mais aussi de la jeunesse)
développement des espaces de mutualisation, d’échange de savoirs
mobilisation des ressources locales (patrimoniales ou naturelles, individuelles ou collectives...) à fin éducative
conception de l’éducation comme vecteur du développement local
création d’une culture commune par l’apprentissage du travailler ensemble
prise en compte du continuum des âges (éducation permanente, tout au long de la vie, formelle et informelle)...

9) Travailler à l’"éducation partagée" sur un territoire, c’est construire ce territoire. C’est apprendre ensemble, c’est se confronter à la question de l’hétérogénéité, à celle de la diversité. On est là au cœur de la question éducative comme au coeur de la question de la démocratie politique. Oserai-je parler d’"utopie raisonnable" ?

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