Le chercheur, le politique et l’enseignant : des logiques différentes ?

Logiques de recherche, logiques d’action, avec Jean-Yves Rochex (Université Paris VIII) (Rencontre OZP)

octobre 2001

-----LES RENCONTRES DE L’OZP-----

Observatoire des zones prioritaires

n° 28 - octobre 2001

Logiques de recherche, logiques d’action : quels apports réciproques ?

Compte rendu de la réunion publique du 3 octobre 2001

Dans quelle mesure la recherche menée à partir du travail quotidien des professionnels exerçant en ZEP peut-elle enrichir l’action et la réflexion de ces personnels ? En quoi la façon d’enseigner peut-elle donner lieu à des travaux réalisés par des chercheurs ? De quelles manières ces recherches peuvent-elles être diffusées afin de participer à une démocratisation plus grande de l’accès au savoir ?
Toutes ces questions ont été abordées par Jean-Yves Rochex, professeur à l’université Paris VIII, rédacteur en chef du bulletin « X.Y.ZEP » publié par le centre Alain Savary de l’INRP.
Voici les notes prises par deux participants à la réunion du 3 octobre 2001.

L’activité de recherche, aussi bien dans la construction d’objets que dans la construction de postures d’observations n’est pas seulement une activité scientifique, elle obéit aussi à d’autres mobiles relatifs à des préoccupations d’ordre politique. Ici : produire quelque chose œuvrant pour la démocratisation de l’accès au savoir.
En matière d’éducation, l’application automatique n’est jamais de mise. En matière de recherche, la question n’est pas seulement la diffusion des résultats, elle porte aussi sur les conditions de cette diffusion et de l’appropriation. Elle concerne donc aussi les modes de collaboration. Il ne suffit pas, pour un chercheur, de faire quelque chose d’intéressant à ses yeux, il faut aussi obtenir des retours le questionnant. Il s’agit là d’un enjeu. S’entendre dire « C’est bien » ne sert pas à grand chose !
Les logiques des uns et des autres ne sont pas les mêmes. Faire comme s’il y avait accord préalable engendre des illusions, il faut analyser le contexte.

Quatre articulations de logiques différentes

Les rapports entre la recherche et l’action pédagogique s’articulent autour de logiques différentes, l’une et l’autre n’ayant pas les mêmes visées, ni les mêmes objets, ni les mêmes postures, ni encore les mêmes temporalités.

La première différence concerne l’existence de visées non similaires :
. L’objet du travail de recherche consiste à essayer de produire de la connaissance ou au moins de l’intelligibilité, c’est-à-dire d’essayer de réfléchir sur des questions, des processus, des modes de faire, y compris des statistiques, au-delà du descriptif et au-delà des situations particulières, avec l’objectif d’en dégager des questionnements, des interprétations, des conclusions, des résultats qui soient généralisables ou qui aient une visée généralisante et donc qui se distancient de la particularité du matériau.
. Les logiques d’action ont pour visée de résoudre des problèmes, des problèmes d’action. La visée de l’action, c’est l’efficacité de l’action, ce n’est pas l’intelligibilité de l’action immédiatement : c’est l’élève ou le groupe d’élèves qui intéressent le professeur. Mais on peut faire le pari que l’intelligibilité de l’action contribue à nourrir l’efficacité de l’action.

La seconde différence tient à l’objet :
. L’action a pour objet la globalité de la situation d’action : le professeur doit gérer la classe et être efficace pour chacun de ses élèves. Par exemple, si l’on s’intéresse aux modalités d’interaction entre le maître et les élèves du point de vue de leur efficacité dans l’activité intellectuelle des élèves, on ne regarde pas la même chose que quand, autre exemple, on construit un objet de recherche en s’intéressant au sentiment de mépris dans les interactions avec les enseignants. On peut observer en apparence la même chose mais la manière dont on va interroger ce qu’on a enregistré ne correspondra pas au même objet.
. Chaque recherche particulière implique nécessairement l’existence d’un tout petit objet qui, une fois creusé, peut donner des choses ayant valeur d’enseignement, ou au moins de questionnement, sur d’autres objets que celui sur lequel on a travaillé. C’est un pari que tous les travaux de recherche ne tiennent pas également.

L’activité de recherche est une activité collective, au-delà de l’activité de recherche particulière. Le professeur, lui, a la responsabilité d’élèves bien vivants, dans un contexte aux échéances implacables.

La troisième différence porte sur la possibilité que le travail de recherche offre de se placer à des points de vue différents.
. Les observations réalisées en classe sont observables en temps différé grâce à des enregistrements vidéo et audio par exemple. Il existe alors la possibilité de pouvoir reprendre à loisir ce travail pour procéder à des analyses par le biais d’observations comparées de situations d’interaction.
. Cela n’est par contre pas possible dans une logique d’action qui vit dans l’immédiat. Il ne s’agit pas là d’une question de personne, mais on touche là plutôt à une question de métier et de position. Il est évident que la possibilité de relever un nombre important d’indices est beaucoup plus élevée quand on n’a pas la charge de la classe.

Le professeur doit embrasser l’ensemble continuellement, le chercheur n’a aucune obligation de la sorte et peut donc se « déplacer » au sens propre comme au sens figuré, quand cela lui semble utile en fonction de ses propres visées et de son propre objet de recherche.

La quatrième différence concerne la temporalité.
. L’enseignant a une responsabilité d’efficacité : son temps d’action étant bref, il ne faut pas le gaspiller. Éventuellement, il peut travailler en temps différé de l’action, mais c’est à court terme.
. Le travail de recherche, lui, est fait nécessairement en temps différé et des apports sont possibles dans d’autres temps d’action avec d’autres élèves dans un contexte d’action qui aura changé.

Vouloir nouer des modes de collaboration lucide et fructueuse passe par le dire de ces choses-là avant de commencer à travailler. Ainsi, on limitera les frustrations, même si on ne les évite pas totalement. Une tension est irréductible entre les logiques d’action et le travail de recherche : c’est l’interrogation des présupposés de l’action qu’on ne peut pas considérer comme naturels, acquis, indiscutables. Or ceux qui agissent ne peuvent s’interroger bien longtemps sur ces présupposés, il leur faut agir.

Logiques de recherche et logiques d’action politique

L’action se trouve aussi chez les hommes politiques. Les rapports entre recherche et politique sont particuliers. Les logiques sont différentes, là aussi.
Si l’on observe le ministère de l’Éducation nationale, on a le sentiment que la préoccupation de recherche sur les ZEP n’a toujours pas réellement émergé. Il est symptomatique que tous les appels d’offre sur les « thématiques ZEP » aient émané, depuis les années 80, d’autres organismes (DIV, CDC, ministère de la Recherche...) que le ministère de l’Éducation nationale.

Le ministère de l’Éducation nationale considère que l’évaluation statistique menée par les experts de la Direction de la Programmation et du Développement et les rapports des inspections générales valent connaissance, alors qu’on peut s’interroger sur le type de bases et de données sur lequel tel inspecteur général s’appuie pour dire ce qu’il dit. Seul le rapport Moisan-Simon de 1997 avait un souci méthodologique.

Le Ministère a bien commandité une recherche, mais c’était sur la violence.

En revanche, beaucoup de travaux d’évaluation sont commandés par d’autres instances. C’est un exercice de lucidité nécessaire pour la communauté de la recherche de se demander qui commande quoi. Plus la commande est proche de l’action, du terrain, plus elle est de l’ordre de l’évaluation. De même, il apparaît que les demandes émanant des politiques sont elles aussi de nature évaluative. Tout chercheur n’est pas a priori un évaluateur et d’autres questions se posent à la recherche que de savoir si les décisions politiques déjà prises sont utiles ou non.

Ce problème pèse sur les activités de recherche mais aussi sur les conditions de dialogue et d’enrichissement mutuel entre la recherche et le politique d’une part et la recherche et les acteurs d’autre part. On est confronté à un brouillage de plus en plus grand entre la recherche et l’évaluation. Quand on pose aux acteurs de terrain des questions de temporalité, d’objets et de modes de représentation, les chercheurs sont perçus comme des représentants ayant peu ou prou à voir avec les autorités de décision qui souhaiteraient évaluer les effets de leurs décisions, et cela quel que soit le commanditaire.

Les rapports de recherche, par ailleurs, sont d’une autre nature que les rapports des inspections générales. Ces derniers sont souvent employés par le Ministère pour diffuser des idées estimées valables et cohérentes avec les instructions officielles.
Ainsi du rapport Moisan-Simon qui appelait, sous forme de slogan, au recentrage sur les apprentissages. Les chercheurs qui ont travaillé sur ce thème, tels Gérard Chauveau, Dominique Glasman..., ont des expressions beaucoup plus nuancées et circonstanciées pour aller dans le même sens. Le danger est de voir des applications par enthousiasme ou par soumission hiérarchique que le temps pourra retourner, plutôt qu’une appropriation solide et réfléchie.

On constate aussi que les politiques s’adressent aux enseignants de ZEP en « pédagogisant » leur profession : les problèmes auxquels ils se confrontent sont présentés uniquement comme pédagogiques, ignorant le contexte, les conditions d’exercice. Or, on le sait, dans les ZEP, ce contexte est essentiel. Même les syndicats ont tendance à ne repenser le métier d’enseignant en ZEP que sous ce prisme pédagogique. Du fait que le commanditaire politique a de plus en plus tendance à préconstruire des objets, voire des débuts de problématique, existe le risque d’une « technicisation », d’une « pédagogisation » de la réalité sociale tout à fait symptomatique de ce que le discours social, le discours médiatique sur les difficultés de notre école soit massivement un discours de formation professionnelle.

À la source des réponses apportées aux difficultés sociales, on trouve un accroissement de la compétence des professionnels, mais cela entraîne le risque de devoir travailler par rapport à la seule logique de professionnalisation, en oubliant les contraintes de situation et le rapport des acteurs à ces contraintes de situation qui pèsent sur la possible transformation des pratiques professionnelles.

Quand, par exemple, les organisations syndicales parlent du métier d’enseignant, celui-ci est posé massivement en termes pédagogiques. On constate alors une possible disparition de la prise en considération des conditions socio-institutionnelles de ce métier et l’on se retrouve de fait dans une logique de pédagogisation étroite qui minore le débat indispensable d’ordre politique sur les finalités de formation.
Outre ce centrage abusif sur la pédagogie et, on l’a vu aussi, le brouillage entre évaluation et recherche, des logiques temporelles différentes apparaissent d’évidence : les politiques veulent des effets d’annonce, une mise en œuvre immédiate et des conclusions de recherche immédiates sur les initiatives qu’ils ont prises. Parler en « années » de recherche semble absurde au politique qui veut pouvoir annoncer, quelques mois après une initiative, les preuves expérimentales du bien-fondé de sa décision !

Logiques de recherche et attentes multiples

Les chercheurs sont vite instrumentalisés par ceux qui attendent les résultats. On comprend cette attente, elle est naturelle de la part de personnes et de groupes qui souhaitent être plus efficaces pour remplir leurs missions de service public. Mais un chercheur ne peut que réfuter cette instrumentalisation. Or, cette question est peu discutée parmi les chercheurs. Ce serait un utile débat.
On entend dire « Mais à quoi sert tout ce travail de recherche ? » ou encore « Ces conclusions de recherche ne correspondent pas à ce que je vois chaque jour, donc sont fausses ». Il y a parfois un déni d’intelligibilité au nom de la spécificité locale. Les acteurs de ZEP, en particulier, doivent se méfier de ce type de réactions. Les chercheurs, de leur côté, doivent savoir que les résultats de leurs travaux peuvent être lus comme une disqualification de certains acteurs, bien que, évidemment, ce ne soit pas le but de leurs publications. Il faut donc qu’ils réfléchissent aux conditions de réception des résultats et cultiver la lucidité plutôt que le « politiquement correct ».

Cela conduit à un questionnement sur une collaboration, une co-élaboration différente entre chercheurs et acteurs qui puisse aussi avoir des effets sur les modes de construction des objets et problématiques en même temps que sur la méthodologie de recherche. On est, pour le moment, dans le balbutiement et l’on a peu de temps pour engager ce type de travail d’élaboration qui demande une relativement longue durée.

Quelques aspects du débat

Au cours du débat qui a suivi, Jean-Yves Rochex est revenu sur quelques points.

Sur l’évaluation : les bonnes questions pour l’évaluation sont les bonnes pour la recherche, de là pourtant à dire qu’évaluation et recherche ont cause commune n’est pas évident, parce que cela pose le problème de l’évaluateur, en particulier dans le domaine des politiques publiques, dans la mesure où il s’agit d’évaluer les effets “prise de décision”. La recherche peut servir à affiner les modes d’évaluation, les questions qu’on pose aux statistiques ou les données statistiques. Évaluer, c’est déconstruire les présupposés qui sont à la base de la question d’évaluation.

Sur la recherche-action : ce n’est pas parce que l’on dit qu’on en fait que, pour autant, on a résolu la tension entre recherche et action. Ce qui est compliqué, c’est qu’il y a une telle urgence sociale supposée à propos des problèmes de l’école, que tout se passe comme si la totalité de la recherche, à peine finie, devait se transformer en préconisationspour l’action ! C’est dramatique pour la recherche, car il est indispensable de développer des recherches fondamentales indifférentes à la norme sociale. Si le chercheur se transforme en super conseiller pédagogique, il ne fait plus de la recherche. En fait, il manque une interface entre le travail de recherche et la logique d’action.

Sur la formation : il est nécessaire que se construise cette interface et que la formation continuée, y compris la qualifiante, puisse enfin déboucher sur des préparations de diplômes qualifiants à l’université. Le rapport entre formation et recherche est à la fois un rapport de défausse et de déni :
. De défausse, dans la mesure où les chercheurs sont transformés par les formateurs d’IUFM en représentants de commerce pour ce qui concerne leurs travaux de recherche,
. De déni du côté du politique car la tendance est de colmater un déficit d’orientation proprement politique par des formations assurées par des chercheurs.

Sur les rapports avec le politique : de toutes façons, quels que soient les résultats des recherches, les présupposés de l’action de formation et les présupposés de l’action, les hommes politiques n’entendent utiliser les résultats de la recherche que s’ils vont dans le sens de leurs présupposés. La construction de distance critique passe par la destruction de présupposés, mais il ne faut jamais oublier que le choix et le mode de construction des objets scientifiques ainsi que la manière de faire de la recherche ne sont pas scientifiquement établis une fois pour toutes et donc ne sont pas neutres.

Sur les publications pouvant servir d’interface, Jean-Yves Rochex cite « VEI », Ville-École-Intégration, revue du CNDP de grande qualité, et « X.Y.ZEP », bulletin du Centre Alain Savary (INRP), centre national de ressources sur les ZEP.
On trouvera tous les renseignements sur ces deux publications sur le site « Éducation prioritaire » du CNDP ou auprès de l’OZP qui en assure la diffusion lors de ses réunions publiques et journées nationales.

Liste complète des Rencontres de l’OZP

ci-dessous une version PDF à la mise en page identique à l’original papier

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