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Collectivisation vaut mieux qu’individualisation (le blog de Marc Bablet)

16 octobre 2019

Collectivisation vaut mieux qu’individualisation

On continue d’explorer les pistes pour la méthode nécessaire en vue d’une alternance à la politique actuellement conduite pour le système éducatif. Avec ce titre, peut-être un peu provocateur pour certains, on veut signifier qu’on n’apprend et qu’on n’enseigne pas tout seul. Il y a lieu d’en tirer des conséquences pour définir les politiques éducatives.

On n’apprend pas tout seul

Il y a belle lurette que l’idée que l’on n’apprend pas tout seul est installée dans le paysage éducatif mais on n’en a sans doute pas suffisamment tiré de conséquences pour la mise en place des politiques publiques, pour les conceptions nationales de l’enseignement. On peut signaler par exemple des travaux du CRESAS. On peut rappeler aussi que la thèse de Philippe Meirieu portait sur le travail en groupe des élèves.

Cela parait particulièrement important de le dire pour ce qui est de l’apprentissage du langage, mais cela vaut aussi pour tout autre apprentissage, dès lors que l’on considère que le processus d’apprentissage/enseignement est un processus d’interaction sociale. Dans la famille on apprend des interactions avec ses parents et ses proches. Un enfant apprend d’abord le langage de sa famille dans la langue de celle-ci. Dans l’école on apprend grâce aux interactions avec les adultes et les pairs. Dans les lieux tiers (aide aux devoirs, centres de loisirs, colonies de vacances…) on apprend aussi des interactions avec des adultes et des pairs mais d’une autre manière. Il n’est pas d’exemple où un individu n’ait pas appris grâce aux interactions inscrites dans ses contextes de vie et il est passé le temps du dix-huitième siècle où l’on envisageait de séparer des enfants de tout autre humain pour voir comment ils se développeraient (ou plutôt comment ils ne se développeraient pas en l’absence d’interactions positives avec des tiers). De même les cas des enfants sauvages dits aussi « enfants loups » pour ceux qui furent élevés par des louves nous rappelle cela fortement. Or nous ne tirons pas toutes les conséquences de cela pour l’organisation de l’enseignement dans le système éducatif.

Ce qui est dit de l’importance des interactions n’enlève rien au fait que c’est bien celui qui apprend qui est le siège de ses apprentissages fruits des influences exercées dans les divers cadres d’interaction par lesquels il est concerné. C’est ce qui permet de faire que l’on n’est pas totalement déterminé par les contextes de vie où l’on se construit car on peut les investir de diverses manières et surtout y faire des rencontres plus ou moins attendues dans ce cadre. Et c’est parce que l’on n’apprend pas tout seul, c’est parce que la force des liens avec les tiers avec lesquels on est en interaction a une influence certaine que les apprenants peuvent être concernés par des dilemmes, des conflits intérieurs entre diverses sources d’apprentissages. On connaît les problèmes de loyauté des enfants des milieux populaires dont Jean Yves Rochex a parlé en proposant l’idée de la triple autorisation dans son ouvrage sur « le sens de l’expérience scolaire ». On trouvera cette notion explicitée ici .

On peut rappeler comment Azouz Begag dans « le gone du chaaba » raconte sa relation à son père à propos du fait que la terre tourne autour du soleil et sur elle-même, celui-ci insistant pour lui montrer comment c’est bien le soleil qui bouge quand il se couche à l’horizon. Or de la question de la qualité du lien psycho social et de son incidence sur la force d’apprentissage des interactions nous ne faisons pas grand-chose. Et pourtant nous savons intuitivement que la question n’est pas neutre : Ne dit on pas souvent que c’est par les rencontres avec des enseignants qui ont su nous comprendre et nous influencer que nous avons progressé en ceci ou en cela. Et parfois même que l’un ou l’autre a décidé de notre avenir. De nombreuses personnes de milieu populaire ont bénéficié de rencontres d’enseignants qui les ont poussé dans leurs études qui les ont porté vers de grandes responsabilités. Et quand je fais parfois retour sur ma propre vie, je mesure quels furent ceux qui eurent une influence positive sur le parcours qui m’est advenu.

Face à cela l’individualisation est une mauvaise réponse

Or actuellement très peu nombreux sont les professionnels à même d’analyser les progrès de leurs élèves à l’aune de l’influence qu’ils exercent avec un même enseignement sur les uns et pas sur les autres et en conséquence très peu nombreux sont les professionnels qui peuvent en parler avec les familles ou les collègues. Très peu de discussions professionnelles ou de formations prennent la peine d’échanger sur le fait que l’enseignement tel qu’il est donné convient plus ou moins aux enfants des milieux populaires dans un système éducatif où ceux ci ne sont pas forcément bien connus (ni d’ailleurs leurs conditions de vie souvent plus fantasmées que connues) par les enseignants, qui le plus souvent sont recrutés au sein des classes moyennes. Pour avoir travaillé sur le décrochage scolaire, j’ai eu l’occasion de voir que certains décrocheurs qui ne trouvaient pas dans la classe ordinaire une interaction favorable avec un enseignant, réussissaient à avoir une autre relation aux apprentissages plus favorable avec un autre enseignant. Et l’on peut dire que nos collègues qui prennent en charge des classes relais, au niveau des collèges, sont souvent des personnes qui ont réfléchi à cette question de la manière de mobiliser ces élèves en fonction de ce qu’ils sont et prennent en compte leur difficulté à rentrer dans des interactions scolaires classiques. Il est bien dommage mais significatif que nous soyons encore amenés à séparer ces élèves pour mieux comprendre leurs fonctionnements et pouvoir les relancer dans des apprentissages. Il serait préférable que ce type de travail puisse se conduire dans la classe ordinaire avec l’appui de ces professionnels qu’il serait utile de professionnaliser davantage encore grâce à de nombreuses recherches qui ont montré comment ils pouvaient travailler utilement. Beaucoup d’autres mettent en question ce que l’on a pu appeler la différenciation dont une des formes est l’individualisation. On trouvera une analyse très approfondie par Jean-Yves Rochex ici.

On pourra se reporter à la riche conférence de consensus du CNESCO pour disposer d’informations solides sur ce sujet de la différenciation

L’évolution professionnelle se nourrit aussi du collectif

On le voit, je plaide pour un collège plus inclusif où tous les professeurs sont invités à réfléchir ces questions avec l’appui de collègues plus expérimentés ou formés sur ces questions. Cela suppose une évolution culturelle importante de l’ensemble du système. En effet, il en va de même s’agissant des professionnels et de la manière dont ils se professionnalisent, c’est à dire dont ils s ’améliorent sur le plan professionnel pour devenir plus efficaces dans leur travail d’enseignement. Chacun de nous a sans aucun doute des souvenirs professionnels d’apprentissage du métier qui reposent sur des rencontres et discussions professionnelles avec des personnes qui ont pu nous influencer. J’ai moi-même encore eu l’occasion de progresser dans mon travail lors des nombreuses interactions professionnelles que la refondation de l’éducation prioritaire m’a apporté en fin de carrière. C’est, avec les leçons tirées de l’expérience du métier, c’est à dire ce qui se construit dans l’autocritique de nos manières de faire, quand nous analysons ce qu’elles produisent, la principale manière d’améliorer son travail. Or sur le plan professionnel ce n’est que très récemment que l’on en tire quelques conclusions pour parler d’une part du travail collectif et d’autre part, du pilotage de ce travail collectif. Car là aussi on peut observer que le même enseignant, selon le collectif de travail et selon le pilotage de l’équipe est plus ou moins à même de contribuer de façon positive à l’œuvre commune. Évidemment, pouvoir parler de ces questions dans un collectif de travail appelle une culture professionnelle qui ne va pas de soi et qui nécessite quelques règles fondées sur des valeurs partagées comme celle du respect notamment. Cela suppose aussi que l’éthique de l’amélioration et la logique d’enquête professionnelle que l’on préconise soient mises en œuvre. On n’est pas là pour énoncer des vérités a priori, on est là pour chercher ensemble des solutions aux problèmes posés par le réel auquel nous sommes confrontés et donc actuellement en France à la question des inégalités telle qu’elle se déploie dans la classe.

Dans ce cadre disons un mot de la « RH de proximité »... Il faut veiller à ce que l’idée qui préside à cela ne parte pas dans cette fausse piste qui consiste à dire que les problèmes des enseignants en difficulté sont des problèmes individuels qui doivent appeler des réponses personnalisées... Car il en va pour les adultes comme pour les enfants : pour bien résoudre leurs problèmes, il vaut mieux les travailler dans le collectif avec des manières non culpabilisantes.

Insistons sur l’intérêt du collectif de travail qui ne vaut pas que pour l’enseignement. C’est à partir de l’observation de deux bureaux de poste que Sandrine Caroly et Yves Clot mettent en évidence, à partir de leurs connaissances en « clinique de l’activité » l’intérêt d’un collectif de travail non pathogène pour la construction de l’expérience professionnelle et pour sa transmission. Patrick Picard qui a eu dernièrement une grande influence à cet égard pour les pratiques d’enseignement explicite bien ces perspectives dans un texte récent.

L’idée qui veut que l’on n’enseigne pas tout seul a été déjà développée quand le système éducatif a mis en place des instances de travail invitant les enseignants à organiser ensemble l’enseignement notamment pour assurer le suivi des élèves (conseil de maîtres, de cycle, conseils de classe), mais aussi à organiser les relations avec les parents et même avec les autres organismes de prise en charge des enfants dans les temps péri scolaires. Il a fallu attendre le dispositif des professeurs supplémentaires dans les RAR (réseaux ambition réussite) puis le dispositif « plus de maîtres que de classes » pour que des enseignants d’éducation prioritaire soient plus explicitement incités à travailler ensemble, pour enrichir leurs pratiques professionnelles afin de mieux répondre à ce qu’ils peuvent mettre en évidence des besoins d’apprentissage de leurs élèves. Mais évidemment le ministère actuel a remis en cause les « plus de maîtres que de classes » au profit d’une mesure (CP et CE1 à 12) qui apparaît comme principalement démagogique sur la question du nombre d’élèves. Et il ne suffira pas que le vadémécum dise l’importance du travail collectif puisque la mesure elle-même constitue de fait une régression sur ce point. On peut, même si on peut avoir quelques réticences comme celles proposées par Olivier Rey, à certaines modalités des « evidence based policies », rappeler que John Hattie voit dans l’équipe et la cohésion d’une équipe qui souhaite la réussite de ses élèves, un des facteurs les plus influents pour la réussite des élèves concernés.

Signalons, comme une évolution très positive à cet égard la place faite au collectif professionnel par l’un des principaux syndicats du premier degré (ce n’est pas le seul et pas forcément le premier à le faire) le snuipp avec cette citation : « Considérer l’hétérogénéité comme un levier de réussite et non comme un obstacle implique une transformation portée en premier lieu par les professionnels, organisés en collectifs de travail collaboratifs et nourris des connaissances produites par toute la recherche et des apports des mouvements pédagogiques. »

Le retour de l’individualisation est un choix politique

Vis à vis des élèves on observe aujourd’hui un retour en arrière avec la mise en place des CP et CE1 à 12 dont le vadémécum qui vient seulement de paraître met l’accent davantage sur les didactiques et sur la « personnalisation » des apprentissages, comme si même à 12 on pouvait faire comme le faisaient les tuteurs des enfants des rois dans des temps révolus, un enseignement individualisé. Or ce fut un problème très tôt repéré par les professionnels qu’un des principaux risques de ce dispositif était la question de la dynamique du groupe.

La question de l’individualisation de l’enseignement renvoie pour l’essentiel à l’idée qu’il faudrait donner à chacun ce dont il aurait besoin. Cela pose au moins deux problèmes : d’abord comment déterminer ce que l’on appelle des « besoins éducatifs individuels » et ensuite comment répondre en proposant des activités individuelles dans un système d’enseignement qui repose sur une cellule de base qui est la classe et non sur un dispositif d’interaction individuelle telle qu’elle existe dans le tutorat au sens strict (un maître pour un élève). Même Montaigne qui a bénéficié toute sa prime enfance d’un précepteur marque les limites de cela en insistant sur l’intérêt du commerce des hommes : « Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde. » Et en signalant à sa manière les risques d’une éducation uniquement familiale : « Aussi bien est-ce une opinion receue d’un chacun que ce n’est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents : ceste amour naturelle les attendrit trop et relasche, voire les plus sages. »

Il semble aujourd’hui convenu dans une logique quelque peu « technologique » de l’enseignement que l’on doive s’appuyer sur des évaluations diagnostiques pour établir les besoins concernés et pour « remédier » le plus individuellement possible. Le discours politique y insiste. Roland Goigoux a très bien montré les limites de cet exercice et ses dangers.

Si le discours politique actuel y insiste c’est qu’il est beaucoup plus facile de considérer que le problème est dans l’élève que de considérer qu’il est dans le système et même dans la société. Pourtant tous les travaux de sociologie et de psychologie sociale nous rappellent que les histoires et les contextes sociaux et les contextes d’interaction sont des plus décisifs dans la construction de chacun de nous. Le modèle politique qui porte l’individualisation est celui d’une droite libérale qui porte en avant la libre entreprise comme modèle social, chaque individu restant seul responsable de sa réussite (et donc de son échec).

Mais que l’on nous entende bien et on y reviendra sans aucun doute, refuser l’individualisation de l’enseignement, ce n’est pas refuser de prendre en compte la diversité des élèves, la diversité des niveaux et des apprentissages des élèves. Au contraire c’est proposer d’autres manières de prendre en compte cette diversité que celle qui est naturelle au libéralisme économique qui contribue à un libéralisme en éducation. Aussi il faut plaider comme nous l’avons fait lors de la refondation de l’éducation prioritaire sur l’importance d’enseigner à une classe et de faire de la diversité des enfants qui la composent une force plutôt qu’une faiblesse.

C’est un point qu’il faudra encore approfondir à l’avenir car si l’on plaide pour la mixité sociale et pour l’hétérogénéité des classes , ce n’est pas que pour la question de l’efficacité au niveau des apprentissages (même s’il reste vrai que les enfants ont tout à gagner à cela dès lors que le climat de classe est favorable à la reconnaissance et à la prise en compte positive de cette diversité), c’est aussi qu’il s’agit de faire société et que cela ne saurait se faire si les uns et les autres et notamment les pauvres et les riches sont séparés. Il reste évidemment que cette perspective ne saurait être séparée du combat indispensable en amont pour mieux égaliser les revenus et réduire les inégalités. On peut sur ce point comme sur d’autres trouver une source importante d’inspiration dans l’œuvre de John Dewey qui rappelle dans Démocratie et éducation (page 126, Armand Colin, 1975) : « une société indésirable est celle qui, intérieurement et extérieurement, dresse des barrières contre le libre relation et communication de l’expérience ». Plaidons pour la société démocratique qui encourage cette « libre relation et communication de l’expérience » en favorisant un appui permanent sur des données et des débats rationnels. Rappelons à cet égard qu’enseigner est un métier et non une mission comme on le dit trop souvent aujourd’hui. Un métier se construit dans des gestes professionnels que les professionnels doivent pouvoir partager.

Extrait de blogs.mediapart.fr/marc-bablet du 15.10.19

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