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Les réticences vis-à-vis de l’école : l’exemple gitan
Une lettre adressée aux familles gitanes est le livre que Frédéric Miquel a publié cet automne : Notre école – appel à ceux qui lui manquent. Enseignant-chercheur associé au laboratoire LHUMAIN de l’université Paul-Valéry Montpellier 3, Frédéric Miquel est inspecteur d’académie – inspecteur pédagogique régional dans l’académie de Montpellier. Il dirige le CASNAV et la mission de scolarisation des enfants de familles gitanes dont il écrit qu’elles ne veulent pas de l’école, ce qui représente pour lui « une blessure profonde pour tous les acteurs du système éducatif dédiés à la jeunesse ». Avec son ouvrage, Frédéric Miquel veut « contribuer à mettre en lumière ce peuple quasi-invisible parce que son retrait, outre qu’il nourrit la plupart du temps l’échec scolaire et la marginalisation, peut, j’en suis persuadé, nous aider à revivifier notre vision de l’école et à bonifier notre action collective au sein d’une société que nous désirons fraternelle ».
Le titre de l’ouvrage et ses premières lignes sont des pensées adressées à ceux qui manquent à l’école. Qui sont-ils ?
Le grand dessein éducatif et scolaire, qui inspire la Convention internationale des droits de l’enfant et le Code de l’éducation, vise à instruire et former tous les jeunes, sans exception, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant. Si, en France, la grande majorité des enfants et des adolescents entre globalement dans le cadre quotidien de ces principes et de ces valeurs, ce n’est pas le cas de tous. Je ne veux pas parler de l’absentéisme en général – une enquête d’avril dernier révèle que le phénomène touche en moyenne 7 % des élèves du second degré public – qui est le plus souvent justifié par les familles. Je ne parle pas non plus des milliers de jeunes – peut-être 100 000 sur notre territoire selon des associations, contre 250 millions d’enfants non scolarisés dans le monde d’après l’UNESCO – qui vivent dans une situation de grande précarité, exclus de la scolarisation ordinaire, comme l’a rappelé Sandrine Mörch dans le rapport rendu au ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports en décembre 2021.
En revanche, je pense à tous ceux qui sont aussi aux marges de la société et refusent l’école, s’en méfient et la fuient. Non pas ceux dont elle décevrait les attentes et les espoirs, mais ceux qui n’en veulent pas, qui la remettent profondément en question, pour des raisons multiples de rejet antiétatique, de repli identitaire effrayé jusqu’à la phobie par la mixité – lui préférant dans le meilleur des cas l’instruction en famille –, d’incompréhension ou de refus du sens de l’instruction.
Le titre de l’ouvrage dit d’abord qu’ils manquent à l’appel de notre école, celle qui entend former sans distinction tous les futurs citoyens de la nation. Mais ils lui manquent également au sens où leur évitement constitue, qu’on le veuille ou non, qu’on en ait ou pas conscience, une blessure profonde pour tous les acteurs du système éducatif dédiés à la jeunesse. Parmi ces déserteurs permanents ou intermittents, j’attire l’attention sur les sociétés gitanes qui résident dans le sud de la France, dont une partie des enfants – ne tombons surtout pas dans le piège de l’essentialisation et de l’assignation ! – échappe aux salles de classe, principalement dans le second degré. Leurs singularités expriment en réalité une forme d’universalité.
Vous écrivez demander « leur regard sur l’école », pour quelles raisons ?
On pourrait se contenter de brandir les obligations légales de la République – ce que l’on fait à juste titre –, renvoyer les fautifs à leur responsabilité, en leur répétant que l’instruction est obligatoire et l’école gratuite. On pourrait ne pas se sentir interpellé par cette nouvelle fragmentation du pacte démocratique et finir par renoncer à la présence des récalcitrants, dans une forme d’abandon réciproque et de découragement institutionnel confirmant et aggravant leur relégation.
Je souhaite au contraire contribuer à mettre en lumière ce peuple quasi-invisible parce que son retrait, outre qu’il nourrit la plupart du temps l’échec scolaire et la marginalisation, peut, j’en suis persuadé, nous aider à revivifier notre vision de l’école et à bonifier notre action collective au sein d’une société que nous désirons fraternelle. Oui, ces familles sont un atout appelé à devenir une force. D’une certaine manière, c’est à leur écoute et à leur école que nous gagnerons tous en lucidité et que, conjointement, leurs représentations pourront évoluer. Le dialogue est complexe, les manques pointent vite des manquements de part et d’autre. Des clés et des ouvertures, également. C’est pourquoi le texte parle non pas d’eux mais, comme j’ai la chance de le faire dans l’exercice de mes missions, à eux, avec eux et, au-delà, il entend participer à la sensibilisation et à l’engagement de tous les lecteurs.
L’expertise d’usage, comme dit la sociologie, autorise dans de nombreux domaines (social, médical…) la participation des bénéficiaires à l’analyse des pratiques. Dans notre cas, il convient d’expérimenter toujours davantage le croisement des savoirs selon lequel toutes les paroles sont légitimes à condition que chacune demeure à sa place, dans une articulation collective mise au service de la communauté éducative. Ce partage, qui est le contraire d’une démission, est essentiellement pédagogique, car il intègre les contributions de chacun en vue du bien commun. Notre regard, celui des familles comme celui des membres de l’Education nationale, se forge au long des rencontres, dans un cheminement vers l’alliance éducative. Quitte à aller vers les familles absentes, en généralisant des initiatives déjà tentées en amont de l’école.
Comment en êtes-vous venu, comme IA-IPR, à vous intéresser à la scolarisation des Gitans ?
Chaque éducateur, quel que soit son statut, a vocation à servir tous les jeunes qui évoluent dans son champ de responsabilité. L’inspecteur que je suis actuellement, à l’instar du professeur qui demeure en moi, est confronté à la scolarisation de nombreux publics d’élèves. C’est ainsi que la rectrice de l’académie de Montpellier m’a confié en 2021 la mission du CASNAV (pour la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs) et celle, très spécifique à notre région et créée en 2009, de la scolarisation des enfants de familles gitanes qui résident, sédentaires, depuis plusieurs générations dans les cinq départements de l’académie (Pyrénées-Orientales, Aude, Hérault, Gard et Lozère).
La mission contribue à rééquilibrer, au sein de l’école inclusive, l’égalité des chances pour les enfants et adolescents de familles gitanes dont beaucoup cumulent des difficultés scolaires et sociales indépendantes de leur origine. Son approche, construite à partir des besoins éducatifs particuliers de ces jeunes, soumis à l’obligation d’instruction et de formation, s’appuie sur la compréhension de la pluralité des cultures gitanes et leur inscription dans les réalités locales. Je précise que cette mission ne s’occupe que des élèves, il est vrai assez nombreux, qui sont en situation de grand retard scolaire principalement pour des raisons d’absentéisme, et non des autres, qui sont considérés comme des élèves ordinaires.
Avec une petite équipe de chargés de mission très engagés, en lien avec les directions académiques, je vais très régulièrement à la rencontre des communautés éducatives et pédagogiques ainsi que des multiples partenaires et experts qui travaillent auprès des personnes d’origine gitane. Nous devons beaucoup à ces collaborations fécondes, en particulier à la pratique des enseignants qui œuvrent pour que la réalisation ardue de la mixité incarne les principes de l’école pour tous. Les échanges avec les familles gitanes mais aussi avec leurs représentants nous sont également très précieux, ils nous permettent de tisser des relations plus confiantes, de mieux connaître l’extrême diversité des communautés et des situations et nous invitent à repousser, à la suite de la Constitution, toute stigmatisation ethnique et tout réflexe d’antitsiganisme décomplexé. C’est l’inclusion, l’éducabilité et la progression des élèves gitans qui nous importent, non pas celle des Gitans élèves. Et nos actions bénéficient aussi à d’autres.
D’après votre expérience, pourquoi ce refus de l’école par les Gitans ? Et que dit leur absence de l’école ?
Les raisons sont multiples, les responsabilités partagées. Il me semble que le terme qui résume le mieux les causes de l’éloignement réciproque entre le monde scolaire et la sphère familiale et sociale est celui de peur. Il faut reconnaître que ce sentiment s’appuie sur des réalités historiques dont le présent porte encore ici ou là les stigmates. En effet l’école, comme la société dont elle est une des principales institutions, a pu malmener ceux qui ne sont pas a priori considérés comme adaptés à son fonctionnement : crainte à l’égard de ces jeunes gitans, méconnaissance et malentendu culturels empreints de fatalisme synonyme soit de condamnation, soit d’acceptation du refus de l’école jugée incompatible avec « cette culture » ; abandon et invisibilisation, dispositifs ségrégatifs (les « classes gitanes » que l’école inclusive a depuis interdites), pédagogie difficilement adaptée aux élèves dont les compétences sont très inférieures à la « moyenne »… Encore aujourd’hui, bien souvent, même après la période post-Covid qui s’est caractérisée par le maintien d’un fort absentéisme, vive est la crainte d’être livré à une altérité hostile, au mépris pour ses origines et ses compétences (lorsqu’on entre par exemple très petit lecteur / scripteur au collège), qui font préférer à l’école la sécurité familiale dans une communauté très minoritaire. Ces comportements avivent sans les compenser les conséquences de la précarité polymorphe, des logements concentrés dans les mêmes quartiers, des discriminations vers les périphéries sociales envers ceux que l’on continue à considérer comme des nomades étrangers et auxquels on a réservé un traitement de soumission qui a pour noms exclusion, indifférence voire complaisance des autorités.
Cette situation scandaleuse prend place dans un clair-obscur dont la description devrait éviter soigneusement les raccourcis, les amalgames et les stéréotypes. D’abord, le livre s’attache à critiquer certaines réactions gitanes, telles que les préjugés parentaux à l’égard de l’école et les représentations culturelles en miroir. Il aborde des sujets qui fâchent, notamment la scolarisation des filles à partir du collège et les rumeurs à propos des programmes scolaires ou de la laïcité. Refuser l’école et l’instruction peut devenir une maltraitance intra-familiale, de même que la tendance à ne pas suffisamment imposer son autorité parentale à l’enfant et celle qui fait pression sur les jeunes pour empêcher que leur réussite ne les écarte du groupe.
Ensuite, les propos contiennent un plaidoyer pour l’école qui n’est pas fondamentalement un danger pour les Gitans ni pour leurs identités. En effet, la mixité est moins un risque qu’une protection et une ouverture, les enseignants doivent considérer les élèves et les enfants indépendamment de leurs origines afin de les aider et de les épanouir. Le savoir libère de bien des maux, dont l’infériorité sociale, mais n’impose pas des parcours de vie. La loi et l’ambition scolaire sont les mêmes pour tous, lorsqu’elles sont incarnées par des éducateurs exceptionnels ou ordinaires, dont les exemples sont légion.
Quelles leçons de ce refus ou échec de l’école tirez-vous ?
A partir de ces constats et de ces rencontres, mes propos se proposent de contribuer à l’évolution possible et souhaitable des formes scolaires. C’est grâce à des expérimentations récentes ou antérieures que des actions importantes ont pu être menées dans l’académie de Montpellier, avec pour effet le retour, encore relatif, de nombreux élèves dans des écoles et collèges. J’en cite quelques-uns : actions de médiation et de présence auprès des familles, même de la part de personnels de l’Education nationale ; grande vigilance et suivi exigeant dans le traitement de l’absentéisme, avec un intérêt envers le refus scolaire anxieux ; création ou accompagnement de dispositifs inclusifs pour collégiens de toutes origines en grand retard scolaire particulièrement dans les savoirs fondamentaux, comme l’UPR (Unité pédagogique de réussite à Montpellier) ou le DPAS (Dispositif pédagogique d’accompagnement scolaire à Perpignan), de postes de facilitateurs pédagogiques en classe ordinaire pour parfaire la différenciation en secondant les enseignants ; mise en place d’activités interculturelles pour expliciter et valoriser les cultures gitanes dans l’académie, en lien avec les programmes ; valorisation et développement du bi/plurilinguisme des élèves catalanophones / hispanophones ainsi que d’autres compétences ; consolidation de partenariats avec les acteurs associatifs sociaux et éducatifs ; enquête sociologique sur les conditions de réussite des enfants issus de familles gitanes à partir d’entretiens variés et de parcours exemplaires ; rencontres et formations pour mutualiser les connaissances et renforcer le réseau avec les partenaires, dont les familles concernées.
Les réticences, gitanes ou non, conduisent à s’interroger sur le sens de l’école ou sur les fondements de son absence : que serait une société sans elle ? La question n’est pas nouvelle, la résistance est apparue avec la scolarisation, Pestalozzi ou Janusz Korczak en parlent très bien ! Je n’hésite pas à dire que l’école désirée par les Gitans trouve en fait sa place dans le cadre commun pour l’améliorer, parfois l’idéaliser. Pleinement compatible avec lui, elle l’appelle à un surcroît de bien-être, d’attention à chacun, d’inclusion authentique ancrée dans des pratiques pédagogiques adaptées, de réussite professionnelle ultérieure. Ses intentions la renouvellent dans une volonté d’alliance éducative et de médiation.
S’esquisse alors la possibilité d’une fraternité qui est de bon augure pour la société à venir. Refusant confusions, préjugés et repli territorial (avec un regard attentif à la carte scolaire), elle s’appuie sur la rencontre et le dialogue respectueux empreints d’interculturalité. Elle favorise les liens entre élèves, entre familles et professeurs, où le conflit de loyauté est dépassé par une saine conscience de ce que l’on donne, de ce que l’on reçoit et de ce que l’on garde pour soi. Dans ce contexte, le retour à l’école doit être accueilli à bras ouverts, dans un geste d’adoption réciproque dont il faut régulièrement renouveler les exigences. C’est pourquoi l’école doit continuer à se bâtir avec les Gitans – comme avec les autres – qui sont incités à prendre la parole et des responsabilités actives. Et cela passe par des postes importants dans les écoles, collèges et lycées ainsi que dans la société, en particulier par la voie des études et des diplômes. Innombrables sont les sujets de partage et les lieux de rencontres potentiels avec le monde environnant des « paious », les non-Gitans du sud, et ce, dès l’école, qui attend et espère tous ceux qui lui manquent…
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Frédéric Miquel, Notre école : appel à ceux qui lui manquent. A la rencontre des familles gitanes (Champ social, septembre 2024 – Préface de Philippe Meirieu)
EAN : 9791034608867
Extrait de cafepedagogique.net du 08.11.24
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