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Prévention des "rixes" : une tribune de Frédéric Jésu et Jean-Pierre Rosenczveig (ToutEduc)

27 avril 2021

Prévention des "rixes" : pour une politique éducative publique des temps libres pilotée par les Départements (tribune)
Frédéric Jésu et Jean-Pierre Rosenczveig nous adressent ce plaidoyer pour une politique éducative en direction des adolescents, que nous publions bien volontiers.

La récente, quoique récurrente, survenue de "rixes" violentes voire mortelles, entre jeunes adolescents franciliens a occasionné un non moins récurrent vacarme médiatique et politique. Et laissé dans l’ombre et le silence un ensemble de banales, mais lourdes réalités. Si le vacarme risque une fois de plus de conduire à l’impasse, c’est sur ces réalités que nous souhaitons attirer l’attention, à l’approche des élections départementales et de la finalisation de la loi dite "4D" (Décentralisation, Différenciation, Déconcentration, Décomplexification).

L’Etat régalien annonce pour le 1er mai une réactivation du "plan national de lutte contre les bandes" de 2010, sans faire savoir si une évaluation de celui-ci a été menée et avec quels enseignements. Combien de jeunes sont-ils concernés ? Quelques milliers tout au plus, à un moment donné. En attendant que le gouvernement soit interrogé à ce sujet, on observe que seule la mobilisation de moyens policiers et judiciaires est une fois de plus envisagée. Ainsi les deux ministres concernés se sont-ils réunis le 1er mars. Mais avec leur collègue de l’Education nationale : s’agissant d’événements s’étant déroulés hors des espaces et des temps scolaires, on se demande bien pourquoi. Selon l’AFP, le ministre de l’intérieur recommande aussi de recourir "selon le contexte" à la mise en œuvre des "Groupes locaux de traitement de la délinquance", associant d’une manière éphémère police, mairie et services éducatifs, sous l’égide du parquet. Mais la réponse pénale, pour utile qu’elle soit, touche rapidement ses limites : il faut aussi "exfiltrer" de ces bandes les enfants pouvant bénéficier de mesures individualisées de protection judiciaire.

En attendant, et bien que chacun – maires y compris – avoue son incompréhension des causes de ces rixes et des motivations de leurs (parfois très) jeunes protagonistes, et même sa méconnaissance des caractéristiques de ceux-ci, tous – maires un peu moins – s’accordent à crier rituellement haro sur les parents supposés défaillants. Chaque fois qu’un problème impliquant l’enfance et l’adolescence s’avère complexe, multifactoriel, il est coutume de les montrer du doigt, du moins dans les quartiers populaires. Peu importe la prise en compte de leurs cadres et conditions de vie, tout se passe comme si entre la sphère privée des familles et l’Etat surplombant, donneur sinon faiseur d’ordre, il n’y avait rien. Ou bien quelques dispositifs faméliques chargés, au titre d’un ambigu "soutien à la parentalité", de contribuer à un contrôle psychosocial plus ou moins soft et bienveillant confié à des collectivités locales (villes et départements) dont les ambitions, la légitimité et la pertinence d’action devraient être bien plus largement sollicitées. Notamment en matière de coéducation locale et globale, et pas seulement scolaire.

Réalise-t-on en effet qu’un enfant, aux âges de l’école et du collège, ne passe en classe que 10% de son temps annuel de vie (sommeil, mercredis, week-ends et vacances « scolaires » inclus) ? Autrement dit, il est placé pour les 90 % de son temps sous la responsabilité juridique exclusive de ses parents. Qui ne peuvent pas tous y faire face seuls. Or les enfants et les jeunes sont particulièrement inégaux devant ces temps "libres". Les inégalités sont socio-économiques, territoriales, culturelles, liées au genre aussi. Avant même – mais bien plus encore depuis – la mise en œuvre quasi généralisée de Projets éducatifs de territoire institués par la loi d’orientation de 2013 sur l’Ecole de la République, les communes et les intercommunalités, qui les copilotent avec les services de l’Etat et les Caisses d’Allocations Familiales (CAF), ont pris conscience de ces enjeux. Nombre d’entre elles ont commencé à les relever en repositionnant leurs propres services, et ceci désormais malgré le peu d’intérêt qu’y porte l’Etat. Mais elles le font essentiellement en direction des enfants de 3 à 12 ans, en lien plus ou moins étroits avec les écoles primaires et du fait de leurs compétences légales envers elles. Les associations de proximité (culturelles, sportives, environnementales, d’éducation populaire, etc.) et, à des degrés divers, les parents et les enfants ont souvent pris part au processus d’élaboration de ces PEDT. Ainsi, pour ces enfants-là, des politiques éducatives publiques des temps libres ont-elles commencé à voir le jour.

Mais qu’en est-il aujourd’hui pour les adolescents (garçons et filles) ? Un chantier équivalent reste manifestement à engager, pour et avec eux et leurs parents, sous l’égide cette fois-ci des Conseils départementaux et de leurs partenaires institutionnels, y compris communaux (dans un cadre déduit de la révision des contrats de cohésion territoriale envisagée par la loi "4D"). Certains départements (le Nord, la Seine-Saint-Denis…) ont ouvert ces difficiles chantiers. Les CAF disposent depuis peu de l’outil d’une prestation de service Jeunes, en faveur des 12-17 ans. Nombre d’associations d’éducation populaire développent des approches de "pédagogie sociale", inspirées de la pédagogie active et participative de Célestin Freinet et expérimentées, sans guère de soutiens financiers, "hors les murs" des collèges et, singulièrement, dans les espaces publics. Ces efforts doivent être généralisés et systématisés, et reposer sur la présence d’adultes accueillants, bienveillants, dument formés, allant à la rencontre des jeunes adolescent.e.s là où ils et elles sont, et pas seulement là où on voudrait les cantonner – les garçons surtout – sur un mode occupationnel.

A défaut de quoi, l’oisiveté de nombreux jeunes, couplée à la déshérence de politiques publiques locales qui devraient s’adapter à leurs attentes, à leurs curiosités, à leurs aspirations et à leurs énergies potentielles, continuera à ne guère disposer d’autres palliatifs anomiques que les écrans addictifs et déréalisants, les réclusions à domicile (notamment pour les filles) et les invitations primo-délinquantes de tous ordres, "rixes" y compris.

Il ne suffit donc pas de réagir aux comportements des bandes. C’est aussi une responsabilité publique que de proposer aux adolescent.e.s, au titre de leurs droits aux loisirs, des alternatives de proximité et de qualité à l’intégration dans ces bandes. Les deux stratégies doivent être menées de pair et sur la durée en agrégeant les compétences publiques, d’Etat et territoriales, et privées.

La constitution et les affrontements entre bandes de jeunes adolescents cherchant à créer de l’histoire plutôt que, à leurs dépens, de tragiques faits divers sur leurs territoires de vie ne relèvent plus de la débonnaire "Guerre des boutons", imaginée par Louis Pergaud. Il revient donc aux parlementaires mais plus encore aux futurs Conseils départementaux de veiller à ce qu’ils ne reproduisent pas la sauvagerie de Sa majesté des mouches. Dans ce roman, William Golding montrait ce qu’il advenait d’enfants livrés à eux-mêmes sur une île déserte en l’absence d’adultes aptes non pas à réprimer mais à structurer et accompagner, bref à socialiser, leurs besoins de découvrir et d’expérimenter des temps de loisirs collectifs entre pairs, hors – mais pas trop loin – de leurs collèges et de leurs familles.

Frédéric Jésu, pédopsychiatre de service public, consultant en politiques éducatives locales

Jean-Pierre Rosenczveig, magistrat honoraire, Président d’honneur de DEI-France

Extrait de touteduc.fr du 25.04.21

 

Voir aussi Rixes : pourquoi ces jeunes ne trouvent-ils pas d’autres perspectives pour organiser leur rapport aux autres ? (Interview de Frédéric Jésu par ToutEduc)

 

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