> II- EDUCATION PRIORITAIRE (Politique. d’) : Types de documents et Pilotage > EDUC. PRIOR. TYPES DE DOCUMENTS > Educ. prior. Positions de chercheurs et d’experts ou ex-responsables du MEN > Elaboration vaut mieux que simplification (blog de Marc Bablet)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

Elaboration vaut mieux que simplification (blog de Marc Bablet)

18 septembre 2019

Elaboration vaut mieux que simplification

Actuellement, nous sommes confrontés en matière éducative à toutes sortes de simplifications sur tous les sujets. Si nous n’y prenons garde nos pensées sont parasitées par ces simplifications. On plaide ici pour une démarche de responsabilisation des acteurs qui doit reposer sur une pensée critique et non sur la soumission.

Certains fidèles lecteurs, que je remercie de leur intérêt, m’ont fait remarquer que je ne suivais plus le rythme hebdomadaire. J’ai en effet du mal à le suivre et je vais donc, cette année, plutôt travailler par quinzaine.

Il paraît que, pour ce que nous appelons marronniers, les anglais disent « evergreen » soit « à feuilles persistantes » pour parler de ces sujets récurrents supposés créer une relation forte entre le media et son lecteur ou auditeur. On pense dans le monde de beaucoup de media qu’il faut coller aux supposées préoccupations des lecteurs/auditeurs pour leur convenir. On a tendance à ne plus penser que radio ou télévision ont une mission culturelle d’élévation du niveau intellectuel de la nation. Le problème est qu’en matière de media comme en pédagogie, si l’on donne à chacun ce qu’il connaît déjà en le confortant dans ses choix, on ne risque pas d’amorcer un processus de découverte et de changement qui permet l’élévation et l’émancipation. C’est dire à quel point ceux qui se contentent de donner aux élèves des activités à leur niveau et ceux qui dans les media se contentent de donner aux citoyens des contenus à leur niveau sont finalement de dangereux conservateurs. Seule l’exigence, l’invitation à la découverte sont progressistes et démocratiques.

On peut donner l’exemple de ce marronnier de la radio avec cette récurrente interrogation d’enfants sur ce que la rentrée leur fait : on y procède particulièrement à chaque rentrée pour l’entrée en sixième et l’on interroge Agathe ou Maxime avec l’idée qu’ils sont inquiets et qu’ils ont quelque chose à dire sur le sujet. Évidemment quand Agathe ou Maxime sont enfants de cadres ils ont beaucoup à dire et ils ne s’en privent pas avec cette assurance qui les inscrit déjà dans le monde comme il faut, tant ils ont entendu de pensée convenue au sein de la famille et ils peuvent disserter savamment sur le pincement au cœur de quitter la famille, la petite inquiétude des professeurs qu’ils vont rencontrer et la joie de retrouver les copains… Bien sûr, ils ont été préparés à l’entrée au collège qu’ils ont visité au cours de l’année de CM2….

Comme manière de simplifier le monde cela se pose là. On nous fabrique de l’image du réel qui n’a rien d’une connaissance du réel complexe que constitue l’entrée en sixième pour la diversité des élèves réels dans les quartiers réels. Il faudrait pour cela prendre de la distance, entendre une diversité d’acteurs et pas seulement la parole considérée comme « fraîche » et « vraie » de ces enfants là. On peut bien sûr dire la même chose avec toutes sortes d’autres sujets.

On ne voit pas bien l’intérêt de ce type de journalisme. Il ne faudrait pas toutefois accuser les media de tous les maux car chacun de nous n’est pas à l’abri des simplifications du monde et l’image du « café du commerce » dit bien que la simplification est largement partagée sans doute parce que plus facile que l’élaboration d’une pensée complexe. En effet la simplification est au principe de la pensée. Un récent travail de synthèse de la revue Hermès est intéressant sur ce que nous savons des stéréotypes et de la manière de s’appuyer sur ceux qui peuvent aider la pensée à progresser ou la manière de combattre ceux qui nous enferment dans des idéologies simplificatrices, clivantes et discriminantes. Les coordonnateurs du numéro expliquent bien dans l’interview au journal du CNRS cité comment en ce qui concerne l’école, il semble que l’esprit critique ne soit plus à son principe : « La pédagogie se veut moins critique aujourd’hui, plus orientée vers la technicisation et la didactisation des connaissances que vers la compréhension des discours. » Je suis pleinement en accord avec cette analyse qui correspond bien à ce que dénoncent les enseignants du premier degré qui se sentent en ce moment instrumentalisés et contrôlés. Actuellement il semble que se préparent même des sanctions pour punir les récalcitrants qui ne voudront pas faire passer les évaluations. Cela ne fera pas avancer l’école. Dans les fonctions d’inspecteur, quand on a des désaccords avec des professionnels sur leur manière de servir, on doit préférer le dialogue et l’accompagnement. La sanction est un signe de faiblesse inscrit dans une logique autoritaire et juridique. Le dialogue et l’accompagnement sont un signe de force inscrit dans une logique démocratique et relationnelle. D’un côté un monde de la simplification hasardeuse, de l’autre un monde de l’élaboration rationnelle dans le dialogue.

Instituer l’enquête permanente pour saisir la complexité du monde éducatif

Parmi les auteurs qui ont historiquement compté pour l’école, il nous faut sans doute revenir à John Dewey et à sa conception de « l’enquête » qui doit permettre de passer de normes éducatives a priori à un travail constamment renouvelé de recherche en appui sur la critique du sens commun, sur la recherche de solutions aux problèmes rencontrés. Car, comment pouvons nous espérer résoudre les problèmes de l’école si nous ne savons pas premièrement les poser clairement dans une démarche scientifique d’élaboration rationnelle c’est-à-dire dans une démarche qui ne s’en laisse pas compter par les options clivantes, simplificatrices, paresseuses. Et même s’il s’agit de vérité inscrite dans ce que l’on appelle aujourd’hui les politiques dites « evidence-based » qui veulent s’appuyer sur des résultats des sciences pour les imposer sans autre forme de réflexion. On y reviendra. Et ceci doit être valable à tous les niveaux du système. C’est d’abord une option qui vise la responsabilisation des acteurs. Le contraire de ce qui est entrain de se passer à la DGESCO où les personnels sont soumis à des injonctions dont le sens pourrait échapper et qui ne sont pas sollicités pour faire des propositions argumentées puisqu’ils doivent seulement mettre en musique ce qui est « dans la ligne ». Le dernier document sur les CP à 12 est impressionnant à cet égard. Comme si être « conforme » était une garantie de qualité. Il faut faire le contraire de ce qui est en train de se passer pour les écoles.

Évidemment l’idée qu’il faut aller vers l’élaboration plus que vers la simplification est exigeante. On pourrait croire qu’il s’agit d’éclairer la pratique enseignante avec les données de la science et que cela suffirait. Mais ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit. C’est une fausse piste prise actuellement par ceux que Philippe Champy appelle les technos et les neuros. Il s’agit d’inscrire la démarche de l’enquête dans la pratique même : dans celle des enseignants, dans celle des media, dans celle des responsables du système éducatif. Cette perspective suppose chez ceux qui la pratiquent à la fois de l’humilité et de la conviction car pour être utile cette démarche doit être inscrite dans le temps long. En effet une pensée ne s’élabore pas en un instant (même si tel ou tel peut parfois avoir des intuitions pertinentes). Et elle s’élabore utilement en se confrontant à la pratique dans une démarche progressive et contrôlée. En outre elle ne peut se construire utilement qu’en reconnaissant la réelle complexité du monde, l’inscription de toute chose dans la totalité concrète qui ne nous est pas donnée au premier abord comme dirait le grand philosophe tchèque Karel Kosik.

C’est donc tout le contraire de l’impatience des politiques qui prétendent obtenir des résultats avant même d’avoir analysé les problèmes, se condamnant à en rester au niveau d’une pensée limitée par les stéréotypes et préjugés ou pensée du sens commun. Et il y a là sans doute une convergence avec les media qui ont pour règle de plaire au plus grand nombre et qui, compte tenu de leurs actionnaires, doivent rapporter de l’audience.

Un véritable pilotage contre la tentation des instructions simplistes

Reprenons notre exemple de l’entrée en sixième, que peut-on attendre des équipes enseignantes, des media et des responsables sur un tel sujet ? En ce qui concerne les équipes on ne peut se contenter des réponses toutes faites comme le sont des défis lecture ou des projets natation communs CM2-6ème. Sans doute pas non plus des visites du collège par les CM2. Non que ces perspectives soient sans intérêt mais elles font l’économie de l’observation et de la compréhension de ce qu’est le passage du CM2 en sixième. Que fait l’entrée au sixième aux élèves réels en leur diversité sociale notamment ? En fonction des discours familiaux ? En fonction des pratiques professorales ? Que se passe-t-il entre la fin du CM2 et l’entrée en sixième ? Il faut analyser la diversité des conditions de ce passage pour en comprendre les enjeux pour les enfants/élèves et travailler la question dans la diversité de ses dimensions en prenant en compte la diversité des contextes de vie qui influent sur ce que l’école leur fait. On verra une telle démarche initiée par un réseau d’écoles d’Epinay en éducation prioritaire en Seine Saint-Denis, il y a quelques années.

Pour les media, on pourrait aussi imaginer une démarche documentaire qui explore les différentes dimensions du sujet, qui soit à même de parler de la diversité des contextes : ce n’est pas la même chose de passer en sixième dans un collège de proximité ou dans un collège du bourg quand on est un enfant résident dans un village ; ce n’est pas la même chose d’entrer au collège quand on est fils de professeur ou de cadre…

Pour les responsables du système, il devrait s’agir de bien comprendre quelles instructions sont à même de soutenir les enseignants dans leur action à ce sujet, quels outils leur seraient utiles. On peut, par exemple, indiquer que la mise en place du cycle 3, que le conseil école collège ont été des outils adaptés à une réflexion partagée entre premier degré et collège. Des évaluations en sixième doivent aussi avoir pour enjeu de permettre à des enseignants des deux degrés d’échanger sur les productions des élèves afin de bien comprendre par exemple que les mêmes élèves savaient en fin de CM2 certaines choses qu’ils ont oubliées après deux mois de congés. Ceci permet au moins d’éviter des tensions entre les deux degrés ; en outre, cela permet de rentrer de manière fine dans la différence des attendus entre premier et second degré pour aider les élèves à faire de cette rupture un passage productif pour leurs apprentissages. On peut aussi à cet égard encourager de nouvelles pratiques professionnelles de formation par le développement des observations croisées entre professeurs des deux degrés.

Si la simplification est le plus souvent simplement une paresse productrice de fausses idées de la réalité, l’élaboration doit être constamment soutenue par un pilotage exigeant ce qui est le contraire d’instructions autoritaires qui encouragent de fait la paresse intellectuelle. Un pilotage exigeant fait appel à l’intelligence des acteurs, à l’intelligence de leur collectif professionnel et requière d’eux une pensée élaborée dans un dialogue démocratique. C’est-à-dire aussi une pensée critique qui seule peut permettre leur émancipation.

Extrait de blogs.mediapart.fr/marc-bablet du 17.09.
19

 

Site ozp. Rechercher sur le mot bablet

Répondre à cet article