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Extrait du « Moniteur » du 15.12.05 : Urgence des banlieues : la réponse des architectes
La ville est complexe dans sa nature et dans sa fabrication. Professionnel impliqué au sein d’équipes pluridisciplinaires, l’architecte est un acteur majeur de la construction de la cité et participe à la création et à la transformation du cadre de vie. Il a, à ce titre, outre sa capacité à gérer la complexité et à proposer des solutions créatives et qualitatives, un rôle d’expert et une obligation de conseil. Les conseillers des Ordres régionaux d’Ile de France et de Provence Alpes Côte d’Azur ont été élus sur la base de cette vision professionnelle et éthique plaçant les architectes au cœur des débats de sociétés et les liant, quelque soit leur pratique professionnelle, à tous les acteurs du cadre bâti.
C’est la raison pour laquelle ils souhaitent aujourd’hui apporter leur contribution au débat sur les « banlieues ».
C’est également pour cette raison qu’ils se sont élevés, par le biais d’un recours gracieux auprès du Président de la république, le 27 octobre dernier, contre certaines des dispositions des ordonnances visant la réforme de la loi de 77 dont ils craignent qu’elles ne confortent une vision réductrice voire corporatiste de la profession d’architectes.
Les architectes dans le débat
Si les grands ensembles ont été construits pour résoudre une crise du logement sans précédent au moment de l’après-guerre et de l’industrialisation, leur abandon progressif par les couches moyennes, attirées par l’habitat individuel, a fait d’un grand nombre de ces quartiers des lieux de relégation sociale.
L’Etat a engagé, depuis longtemps, différents plans d’action sans pouvoir enrayer les problèmes.
Aujourd’hui, le gouvernement s’est engagé dans un programme national de rénovation urbaine ambitieux, tel que défini par la loi du 1er août 2003 qui prévoit jusqu’en 2008 :
– une offre nouvelle de 200 000 logements locatifs sociaux,
– la réhabilitation et la résidentialisation d’un nombre équivalent de logements sociaux
– la démolition de 200 000 logements.
L’objectif est de changer l’image des quartiers et de réduire la concentration des populations en situation de fragilité sociale, en construisant des logements ouverts à d’autres types de populations avec la Foncière Logement et des opérateurs privés.
Pour ce faire, l’ANRU (Agence Nationale de Rénovation Urbaine), est chargée de centraliser les crédits nationaux consacrés à l’aménagement et au logement social et de les affecter aux projets de démolition-reconstruction proposés et définis par les Collectivités Locales.
Nous approuvons la décision de l’Etat de s’investir dans les quartiers et d’y engager des moyens et des programmes ambitieux de restructuration urbaine. Nous approuvons également la notion de guichet unique chargé de simplifier les démarches des collectivités et des bailleurs, ainsi que les grands principes prônés par l’ANRU (désenclavement, maillage, mixité, résidentialisation,...)
Mais nous craignons :
– que l’urgence de la situation et la focalisation sur une reprise uniquement quantitative en termes de création de logements masquent les véritables enjeux ;
– que les programmes réduits à leur seule valeur de produit économique, ne soient pas pensés comme constitutifs de l’urbain ;
– que l’on diminue le parc de logements sociaux
– que le logement collectif laisse place à du logement individuel, consommateur d’espace et d’énergie
– que les habitants des logements détruits soient déplacés vers une destination qu’ils n’ont pas choisie, pour un appartement souvent plus petit et plus cher.
– que l’égalité territoriale soit malmenée du fait des critères de sélection des projets et par le fait que les interventions à caractère social et économique sont laissées à la seule initiative des collectivités locales.
– que les territoires des opérations concernés soient trop limités et que l’on reporte ainsi les problèmes sur d’autres zones
Le mal-vivre des banlieues interpelle fortement les architectes. Les médias ont couvert largement les évènements, sans pour autant nous associer au débat.
Les Conseils régionaux de l’Ordre des Architectes d’Ile-de-France et de Provence-Alpes-Côte-d’Azur affirment leur volonté de contribuer à :
– la réflexion sur la banlieue, en revendiquant leur légitimité à intervenir dans l’aménagement de l’espace et du cadre de vie ;
– l’offre de choix et de mobilité résidentiels diversifiés ;
– à toute lutte contre la « ségrégation » spatiale, facteur d’exclusion ;
La démolition ne doit pas tenir lieu de projet urbain
La démolition doit être pensée comme un outil parmi d’autres de la recomposition urbaine et non comme un objectif en soi.
D’autant plus que certaines restructurations, mêlant réhabilitations lourdes et constructions neuves (comme Lorient) ont porté leurs fruits.
L’annonce des démolitions a suscité un climat anxiogène dans certains quartiers car les démolitions ne prennent pas suffisamment en compte l’attachement des habitants à leur quartier et sont vécues comme une négation de leur passé. L’état de dégradation de certaines cités est davantage lié au manque d’entretien et d’aménagement, qu’aux dégradations dues aux habitants, lesquels ressentent cette situation comme une forme d’abandon des pouvoirs publics.
Certaines démolitions sont aussi perçues comme un prétexte pour envoyer « ailleurs » des populations non souhaitées ;
La modernité de l’architecture de la reconstruction doit être assumée sans stigmatisation. En effet, la ville se constitue par un processus lent d’intégration historique. La forme « architecturale » n’est pas criminogène en elle-même.
La densité n’est pas « le » problème
La densification fait peur. Pourtant il faut distinguer entre densité réelle et densité vécue. Les grands ensembles sont, même s’ils sont hauts, peu denses.
Leur densité équivaut à un coefficient d’occupation du sol de 0,6 à 0,7 en moyenne, parfois moins, alors que l’îlot Haussmannien a un COS, 7 fois supérieur. Si la typologie des barres et des tours donne une impression d’entassement, d’écrasement, de monotonie et un caractère impersonnel, c’est lié à la démesure des espaces bâtis et des espaces extérieurs.
Le grand ensemble n’est en général pas dense, mais il concentre néanmoins les plus démunis dans une forme de « ghetto » qui rend l’intégration urbaine et sociale difficile et justifie leur rénovation.
Le pavillonnaire n’engendre pas une ville durable
La demande de maison individuelle est toujours forte mais nous pensons que la « Maison à 100 000 € » n’est pas une réponse urbaine adaptée, ni sur le plan social, ni en termes de développement durable. Les lotissements engendrent autant de monotonie, consomment les terres cultivables, provoquent l’éloignement et sont coûteux pour les finances publiques. Nous considérons qu’il s’agit là d’une forme de régression aussi grave que celle qui a présidé à la construction en masse des grands ensembles.
La qualité du logement social a progressé ces dernières années, dès lors qu’il a été pensé en relation avec son contexte urbain. Il engendre, dès qu’il s’autonomise du contexte et devient « un produit », un urbanisme répétitif et anonyme (cf. « chalandonnettes ») peu porteur de cohésion sociale.
Pour l’urbanisme partagé
L’urgence ne justifie pas que l’on fasse l’économie de la consultation des habitants à la définition de leur cadre de vie. Il est essentiel de donner aux habitants les moyens d’agir sur leur propre environnement et les programmes, en les considérant comme des citoyens responsables.
Pour un lien urbain
La cohésion sociale implique le désenclavement des quartiers, la desserte des quartiers par les transports en commun, la continuité de l’urbanisation (inscrite dans les règlements d’urbanisme) et l’intégration des quartiers dans la Ville par le maillage urbain. Tous les liens, même les plus ténus, qui peuvent relier les grands ensembles à leur environnement urbain sont à créer pour solidariser les quartiers à la ville.
Pour des espaces requalifiés
Les espaces publics des banlieues doivent être requalifiés et aménagés avec le même soin qu’en centre ville (revêtements de sol, mobilier urbain, plantations,...) et accueillir une densité et mixité programmatique qui donne corps « au vivre ensemble ».
Pour des réformes urbaines et des formes d’habitat renouvelées
Les grands ensembles, ne sont pas les seuls quartiers en difficultés, mais représentent une opportunité pour l’intervention publique et le projet urbain dans la mesure où la collectivité dispose de la maîtrise foncière.
Ce sont donc paradoxalement des territoires privilégiés pour l’action, à condition que les réalisations soient réalisées dans une perspective de création de valeur foncière et patrimoniale.
Certains grands ensembles sont aujourd’hui bien équipés et proches des transports collectifs. Leur densification avec des activités, des services et des équipements, permettrait de requalifier les espaces publics et de recréer une urbanité à échelle humaine, un tissu urbain qui est aussi un tissu social. La ville n’est-elle pas dense par nature ? Cette densité est d’ailleurs accréditée dans la perspective du développement durable.
Parallèlement, il faut que les Collectivités Territoriales commandent des projets alternatifs au grand ensemble d’un côté, à la marée pavillonnaire de l’autre, tout en étant conscientes que le logement n’est qu’un des éléments d’une politique de la ville avec l’enseignement, l’emploi, les déplacements.
Revoir à la hausse les surfaces des logements
Les évolutions des modes de vie (formation continue, 35 heures, rythmes de travail non synchrones, chômage, maintien à domicile des personnes âgées, prolongement des études,...) devraient conduire à une augmentation des surfaces.
Or, la recherche d’une réduction des coûts de construction (dans le but de réduire la charge publique et le montant des loyers), la réduction de la taille des opérations, leur inscription dans le tissu existant liée à la raréfaction du foncier ainsi que le mécanisme de calcul de l’APL incitent à la réduction des surfaces. Alors que construire des petits logements, coûte plus cher que construire des grands logements, et l’innovation et la qualité architecturale dans ces petites surfaces est très difficile, et contrainte par les normes.
Mixité des programmes
Il est nécessaire de réfléchir à l’attractivité des quartiers en terme de programme mais aussi à leur dimension symbolique et leur « valeur ajoutée ». Un quartier attractif est un quartier ou l’on se rend pour de multiples raisons (et pas seulement pour « dormir » ou « consommer »). Les villes attirent par leurs équipements, (sportifs, culturels, sociaux, sanitaire, associatif, cultuel), leurs emplois, services et espaces publics. Tous ces éléments définissent des « centralités » multiples et participent du lien social. Les communes doivent présenter une « offre urbaine » attirante.
Les grands ensembles peuvent spatialement supporter des greffes de programmes de nature différente, logements non sociaux à prix compétitifs, bâtiments d’activité, équipements, services à la population...
L’évolution de ces quartiers doit se faire à partir de diagnostics urbains, sociaux, économiques et techniques mais surtout, dans une dynamique de projet.
Prévoir des grands projets d’équipements publics structurants
Il faudrait lancer un programme de grands projets d’équipements publics structurants à l’échelle du territoire régional qui prenne en compte les grands enjeux économiques et culturels de la compétition des métropoles européennes : la mutation industrielle, la ville évolutive et durable, l’urbanisme « marketing » des grands évènements médiatiques et des hyper-monuments qui forgent l’image internationale des agglomérations, redonnent une estime de soi aux populations et fédèrent une véritable dynamique économique.
– Que le nombre de logements sociaux construits soit deux fois supérieur au nombre de logements HLM démolis
– que la réalisation de cette offre nouvelle soit engagée préalablement aux démolitions
– que la qualité de l’habitat social réalisée soit supérieure à celle des logements démolis (confort, surfaces, espaces et qualité constructive
– qu’elle participe à la construction et à la requalification de la ville en privilégiant les critères d’usage et d’urbanité, en incluant le traitement des abords et l’insertion du bâtiment dans la ville.
– que les types d’habitats construits répondent à la diversité des besoins actuels et futurs des familles et de leurs modes de vie.
Ils suggèrent les mesures suivantes :
Rénovation du processus de production du logement social, en explorant les pistes suivantes :
– dissocier les surfaces utiles, le coût du logement et les loyers ; moduler les loyers en fonction de l’environnement ;
– reconsidérer les financements du logement social, de l’APL et de l’aide à la pierre afin de pouvoir réaliser des logements plus grands et de meilleure qualité ;
– pondérer l’organisation et les surfaces des logements suivant des considérations géographiques, et culturelles, liées aux « modes d’habiter » ;
– assurer le financement des surfaces communes, garantes du lien social, à l’intérieur comme à l’extérieur des bâtiments ;
– assurer la qualité de la construction des matériaux et des mises en œuvre pour avoir des constructions pérennes et pouvoir garantir l’entretien et la maintenance ;
– assouplir les normes et établir des critères de qualité en privilégiant les notions d’usage et de développement durable en fonction de la géographie, de la valeur foncière et patrimoniale ou de la gestion communale ;
Implication des pouvoirs publics, notamment dans les actions suivantes :
Inciter les maîtres d’ouvrages, avec l’aide de crédits spécifiques :
– à établir des études préalables (en concertation avec les villes et les associations) et des programmations instaurant une véritable mixité des fonctions (activités, emplois et services, logements, équipements),
– à inscrire chaque opération dans un projet urbain partagé en créant les conditions du dialogue avec le quartier et la ville afin que les habitants participent à leur requalification.
– à développer des missions expérimentales, des recherches sur le « développement durable », des diversités typologiques (du type de la « Villa Urbaine Durable »), un habitat individuel dense,
Analyser les facteurs, autres que techniques, de la maîtrise de coût d’opérations de logements sociaux de qualité ; développer des études comparatives sur la pérennité et le coût global de certains matériaux et inciter les maîtres d’ouvrages à des réponses durables
Interroger le « désir de maison individuelle ». Celui ci n’est pas nécessairement un pavillon dans un lotissement. Une maison de ville ou de l’individuel superposé permettent de construire une urbanité...
Enfin, constitution d’un groupe de travail commun ANRU/USH/Ordre des architectes autour de la conduite des projets de rénovation urbaine ;
Conscients à la fois de leurs responsabilités et des limites de leur actions, les Conseils Régionaux d’Ile-de-France et de Provence-Alpes-Côte d’Azur sont convaincus que ce n’est qu’avec une véritable volonté politique, traduite notamment par la programmation d’études et de projets architecturaux et urbains ambitieux dans les quartiers en difficultés et inscrite dans une réflexion territoriale à l’échelle régionale, en suscitant l’adhésion démocratique des habitants sur des projets concrets élaborés en concertation avec eux, et avec la mobilisation de tous les acteurs économiques et sociaux que l’on pourra trouver des solutions durables à la crise actuelle, dont les violences récentes ont témoigné de l’ampleur.
Ce texte a été rédigé conjointement par les Conseils Régionaux d’Ile-de-France et de Provence-Alpes-Côte d’Azur