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La classe multi-âges, un remède contre les inégalités sociales à l’école et une clé de lecture des l’idéologie des groupes de niveau (tribune d’un cadre territorial dans ToutEduc)

13 mars

L’école "multi-âges", un impératif pour une école citoyenne ! (tribune)
Samy Mamlouk, cadre territorial, nous adresse cette tribune que nous publions bien volontiers. Selon la formule consacrée, les opinions qui y sont exprimées n’engagent que leur auteur. Elle est en accès libre et peut donc être "forwardée" librement.

Une clé de lecture de l’idéologie sous-jacente aux groupes de niveaux

"Tant que nous ne prendrons pas conscience du rite par lequel l’école forme l’homme condamné à la consommation du progrès, il nous est impossible de briser le cercle magique et de faire apparaître une économie nouvelle." Ivan Illich

Résumé :

Hier, il était normal que les filles et les garçons soient séparés à l’école. Nous voyons aujourd’hui cette séparation comme archaïque. Aujourd’hui, il est normal que les élèves soient séparés en fonction de leur âge. J’ai bon espoir que nos descendants voient à leur tour cette séparation comme archaïque. Car prendre conscience, à la lumière de l’histoire, des enjeux sociétaux et des conséquences de la mécanique évaluative associée à cette séparation, invite à une réflexion déroutante et porteuse d’un profond changement, manifestement pas désiré par les promoteurs des groupes de niveaux...

L’année de naissance des enfants comme déterminant de leur scolarité

Dis-moi en quelle année tu es né, je te dirai les objectifs que tu dois atteindre. Et selon tes résultats, je te dirai quel est ton rang social. Tel est en substance le message donné par l’institution scolaire aux enfants qu’elle se charge d’éduquer et d’instruire. Quoi de plus naturel en effet que la répartition des enfants par année de naissance ? Quoi de plus légitime que d’évaluer et hiérarchiser tous les enfants en fonction de leur année de naissance ? Si ces aspects normatifs de notre système éducatif sont plus ou moins acceptés par une large part de la population, de nombreuses voix en révèlent les travers.

A y regarder de près, les divers experts du champ de l’éducation ainsi que les usagers de l’école conviennent, doctement ou empiriquement, que quelque chose ne tourne pas rond dans le système éducatif. D’aucuns appellent alors à des réformes, voire à un changement de paradigme pour une révolution réellement copernicienne, voire illichéenne (1) : enchantons une société fraternelle en libérant les enseignants et les apprenants du joug de l’année de naissance, pierre angulaire de l’injonction paradoxale d’un système éducatif qui promeut l’école inclusive en excluant la différence.

Entendre les promesses de cette voie nécessite un retour historique permettant de comprendre pourquoi et comment notre système éducatif accorde, en toute conscience, cette place à l’année de naissance. Cet éclairage conduira alors à mesurer les conséquences de ce système. Un regard sur d’autres modèles amènera enfin à nous figurer les innombrables bénéfices d’une école qui, faisant coopérer des enfants d’âges différents, incite à combiner l’expérimentation, la recherche universitaire et le débat public.

Depuis Guizot, dans le sillage de Napoléon : instauration et résistances de la méthode simultanée et de ses implications

Les historiens de l’éducation nous racontent que l’avènement du modèle pédagogique de l’école publique actuelle, le « triptyque immuable » (2) classe / années scolaires / programmes, date de la Restauration et qu’il fut entériné par Guizot (3). Ce modèle pédagogique prend ainsi sa source avec Napoléon qui, en rupture avec les idéaux de la Révolution Française, notamment incarnés par Condorcet, calque le système éducatif sur le modèle Jésuite de la « promotion rituelle à l’intérieur d’une structure hiérarchique fermée » (4). Après une période dominée par la méthode individuelle, où les maîtres écrivains enseignaient tour à tour à chaque enfant, la première guerre scolaire a opposé, entre 1815 et 1830, les pédagogues promoteurs de la méthode mutuelle à ceux défendant la méthode simultanée. La première, importée d’Angleterre, était conçue pour instruire les pauvres à bas coûts : un seul maître pouvait instruire une centaine d’enfants, de tous âges, en s’appuyant sur des moniteurs qui, ayant compris une notion, devenaient chargés de la transmettre à leurs camarades. La seconde, défendue par les frères des écoles chrétiennes, reposait sur la configuration optimale de la classe homogène à un seul cours dispensé par le maître, c’est-à-dire le modèle encore en vigueur aujourd’hui.

Aussi libéral que fût Guizot vis-à-vis du pouvoir religieux, il opta en faveur de la seconde car cette option convenait autant aux centralisateurs Jacobins qu’aux catholiques exigeant un maître unique pour garantir la transmission de la morale chrétienne. La centralité de la place du maître, chargé de l’instruction et de l’éducation, était ainsi considérée comme le moyen de la conservation du pouvoir des autorités politiques et religieuses françaises. A l’inverse, la méthode mutuelle n’avait pas cette vocation et les historiens mettent en évidence la qualité de ses résultats – les élèves apprenaient en trois ans le curriculum prévu pour six – ainsi qu’un certain affranchissement de l’autorité par le développement de la résolution collective des difficultés d’apprentissages individuels (5).

Les décennies qui suivirent ce choix virent alors le discrédit institutionnel constant de la classe unique rurale, pourtant très largement majoritaire dans une France encore peu urbaine, ne méritant pas le statut d’école contrairement aux écoles des villes pouvant créer, grâce à des effectifs suffisants, entre trois et au mieux cinq classes homogènes, c’est-à-dire regroupant les enfants du même âge (6). L’école de la IIIème République, celle de Jules Ferry, reste dans la mémoire collective comme celle marquant une rupture fondamentale avec celle des précédents régimes (7), alors que pour le sujet qui nous intéresse, l’idéal laïc-républicain s’est simplement substitué à l’idéal catholique-monarchique. Et aujourd’hui, certains manuels de préparation des concours aux métiers de l’éducation relatent l’histoire du système éducatif en faisant autant l’impasse sur le débat entre méthodes mutuelle et simultanée que sur celui de la mixité des âges (8).

Il faut attendre la fin des années 1960 et le début de la massification scolaire, inscrite dans un contexte de bouillonnement social, pour la mise en question institutionnelle de la pertinence du modèle pédagogique basé sur l’année scolaire (9). On trouve en effet dans les recommandations issues du colloque d’Amiens de mars 1968, tenu sous la houlette du ministre Peyrefitte, la volonté de ne plus définir les contenus d’enseignement par année scolaire (10). Les réticences de Pompidou vis-à-vis de ce colloque et le mois de mai qui suivirent eurent raison de cette première inclinaison. Le collège unique issu de la loi Haby de 1975 généralisa massivement cette répartition des élèves par âge jusqu’à la fin de la classe de 3ème puis jusqu’à la Terminale avec le baccalauréat fixé par Chevènement en 1985 comme un objectif à atteindre par 80% d’une classe d’âge.

Or la massification de l’accès à l’école pour tous les enfants jusqu’à leur majorité ne se traduisit pas par l’atteinte des attendus définis par l’Etat, dans le temps imparti, en particulier par les jeunes des milieux populaires et notamment des enfants d’immigrés. Plutôt que de se demander si le mode simultané convenait à l’accueil soudain et d’envergure d’enfants dont les parents ne disposaient pas des codes et outils pour les accompagner à atteindre leurs objectifs annuels, les gouvernements successifs ont défini des politiques présupposant des « handicaps socioculturels » (11) . Ainsi sont nées en 1981, avec le ministre Savary, les zones d’éducation prioritaire où il faut "donner plus à ceux qui ont moins". Huit ans plus tard, la loi d’orientation de 1989 portée par Jospin apporte un nouveau souffle au questionnement du rythme annuel de progression avec l’introduction, dans la suite des travaux de 1968, de l’organisation pédagogique par cycle et le positionnement de « l’élève au centre du système éducatif ».

Mais le maintien du paradigme de la classe à un seul cours rend sa mise en œuvre impossible. Le ministre Peillon réitère en 2013 la tentative d’un découpage en cycles pluriannuels avec l’ambition de « refonder l’école de la République ». Or les élèves restent regroupés par classe d’âge et la différenciation pédagogique, lorsqu’elle existe, demeure impuissante face à la mécanique sélective d’Affelnet et Parcoursup. En 2021, après un confinement où la continuité pédagogique a été de mise, comme si les parents étaient eux-mêmes disponibles à temps plein et formés comme les enseignants, le ministre Blanquer publie les bulletins officiels explicitant les attendus à chaque fin d’année, du CP à la 3ème renforçant dans le même temps la mécanique évaluative permettant de mesurer la part des élèves au rendez-vous des objectifs annuels, et celle de ceux considérés anormalement en retard. Il est temps de présenter les conséquences de ce modèle éducatif qui, s’il semble faire le bonheur des vainqueurs de la massification, génère des souffrances et des ressentiments dont il ne perçoit que trop peu sa responsabilité.

Les conséquences de la répartition et de l’évaluation des enfants par année de naissance

La première implication de ce système est une injonction paradoxale imposée aux enseignants. En effet, leur institution leur demande de différencier leur pédagogie pour répondre aux besoins spécifiques de chacun, et dans le même temps de suivre un programme commun qui servira de base à une évaluation standardisée hiérarchisant les élèves. Bien que l’institution encourage les enseignants à la souplesse, le principe même du triptyque – classe / année scolaire / programme – est bel et bien une injonction paradoxale (12). La mission de conduire tous les élèves à l’acquisition du socle commun de compétences au moyen de la méthode simultanée devient, dans certains contextes, impossible.

Cette injonction paradoxale touche sans doute son paroxysme avec l’école inclusive (13). La loi de 2005 sur le handicap oblige désormais l’école à accueillir tous les enfants. Mais l’école inclusive, où chacun doit avoir sa place quelles que soient ses particularités, et la classe homogène, avec ses attendus annuels standardisés, sont antinomiques. Le système éducatif français a en effet progressivement organisé l’externalisation de la difficulté scolaire, à l’appui des travaux sur les mesures psychométriques. Cette approche, qui prend la forme de classes spécialisées, de prises en charge individualisées hors de la classe... est désormais dénoncée par l’ONU qui condamne régulièrement la France pour l’absence d’une inclusion réelle, devenue norme internationale.

Le rythme de la progression des élèves est défini par les textes du ministère de l’Education nationale depuis l’entrée à l’école, désormais fixée pour tous à l’âge de 3 ans. Et l’on entend régulièrement des enseignants indiquer qu’ils accueillent en Petite section de maternelle des enfants qui sont des « petits niveaux », c’est-à-dire qu’ils n’auront probablement pas les compétences suffisantes pour répondre aux attendus de la moyenne puis de la grande section maternelle. Déjà se dessine l’échec scolaire des enfants anormaux, c’est-à-dire incapables d’accéder aux prérequis nécessaires à l’acquisition de la lecture à l’âge de 6 ans. Leur anormalité prend désormais la forme de l’obligation de reconnaissance du statut d’enfant handicapé pour envisager un maintien pendant le cycle de la maternelle.

Malgré l’énergie déployée par les enseignants, les différents intervenants et les parents, de nombreux enfants ne parviennent pas à atteindre leurs objectifs annuels et, d’année en année, s’éloignent des nouveaux objectifs fatalement de moins en moins accessibles. Le redoublement ayant quasiment disparu, compte tenu de ses nombreux inconvénients (coût, perte de confiance des élèves, absence d’efficacité, malaisance des enseignants...), une part importante d’enfants se retrouvent progressivement en décalage croissant avec les attendus qui évoluent, eux, imperturbables.

La conséquence mécanique de ce fonctionnement qui impose des attendus identiques aux enfants du même âge, puis les évalue annuellement, est la création de l’échec scolaire. L’acceptation commune d’un tel fonctionnement, faisant correspondre l’âge et le niveau d’acquisition, naturalise ainsi un échec scolaire qui n’est pourtant pas une réalité biologique mais un construit social (14). Le sujet se corse lorsque l’on considère la dimension méritocratique du système éducatif français qui attribue à chaque individu la responsabilité de sa réussite et, corollairement, de son échec (15). De manière un tantinet perverse, il dit ainsi à de nombreux enfants des classes populaires, dont certains parents n’ont pas les ressources pour en faire des élèves adaptés à l’école : « si tu as des mauvaises notes, c’est de ta faute, ou de celle de tes parents ». Combien d’enfants ont une image dégradée d’eux-mêmes, à force de s’entendre dire, plus ou moins explicitement, qu’ils sont « nuls » (16) ? Les humiliations scolaires, issues des écarts entre les performances individuelles et les objectifs annuels, conduisent nombre de jeunes à désinvestir les tâches scolaires, voire à se retourner contre une institution vécue comme maltraitante. Les philosophes nous rappellent en effet que les humiliations d’aujourd’hui sont les violences de demain...

D’aucuns s’étonnent ensuite de la faible participation à la vie démocratique de ces jeunes en échec scolaire : abstention, non implication dans les associations locales, au sein des espaces démocratiques municipaux ou de la vie des établissements. Il semble pourtant compréhensible de craindre prendre la parole quand on n’est pas reconnu par le seul dispositif sociétal légitime, l’école. Quant à participer à la chose pédagogique au sein de la classe, le sujet n’existe quasiment pas (17). En effet, le mode simultané de la classe à un seul cours reconnaît le maître comme l’unique sachant, n’étant pas tenu de prendre en compte la parole de l’enfant, alors que l’article 12 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, signée par la France en 1989, puis ratifiée par son Parlement l’année suivante, en donne au second le droit, donc au premier le devoir.

L’échec scolaire, le décrochage scolaire et l’absence de participation aux espaces démocratiques sont davantage présents dans les milieux populaires et notamment chez les garçons issus de l’immigration. Après 40 ans de politiques d’éducation prioritaire, et en dépit de la mobilisation des enseignants et des acteurs territoriaux et de l’éducation populaire, l’école ne parvient que marginalement à corriger les inégalités sociales, reproduites au fil des générations. Dans le reste de la société française, rurale et urbaine, le fonctionnement est le même, les jeunes sortent du système éducatif plus ou moins indemnes et diplômés, les mieux lotis entrant dans un monde du travail dont le fonctionnement prolonge en partie celui de l’école.

On retrouve en effet au sein du monde du travail des phénomènes qui font écho à l’univers scolaire (répartition par âge en moins !) : risques psychosociaux, faibles capacités à coopérer, rivalités entre collègues, relations hiérarchiques douloureuses, évaluations individuelles de la performance (18)... Toutefois, ces deux mondes divergent sur un point fondamental. A l’école, une personne qui ne dispose pas des compétences pour exécuter une tâche peut y être contrainte de manière répétée (un élève ne peut pas se soustraire à une partie d’un contrôle de maths sous prétexte qu’il n’a pas les prérequis). Transposée au monde du travail, la donne diffère sensiblement : soumettre un employé à des exigences qu’il ne peut tenir, faute de moyens, de temps ou de formation, peut être caractérisé de harcèlement et dûment puni par la loi, lorsque cela est répétitif.

Les analogies entre le fonctionnement de l’univers scolaire et celui du monde du travail méritent certainement d’être étudiées de manière approfondie. L’analyse d’Illich (19) conclut que la forme scolaire de l’école publique héritée de Napoléon – le fait qu’il faut suivre à des âges donnés des programmes gradués – a pour « fonction occulte » de préparer les futurs adultes à devenir les producteurs- consommateurs d’une société industrielle qui détruit l’environnement, alors même qu’elle affiche les objectifs humanistes de faire de ses élèves des citoyens protecteurs de la planète. Il en appelle ainsi à distinguer scolarité et éducation : le premier terme renvoie à la structure inaltérable de l’école, le second à la formation de citoyens écologiques et fraternels.

L’école publique peut-elle faire preuve de résilience et se transformer pour incarner avec cohérence les valeurs de la république ? Dans quelle mesure le modèle du multiâge est-il propice à la formation de citoyens capables de coopérer pour que chacun trouve sa place dans une société respectueuse des personnes et de la nature ?

Classes multi-âges : les vertus de l’hétérogénéité

Si, comme nous l’avançons ici, la correspondance âge/acquisition engendre les dysfonctionnements relevés, quelles seraient les conséquences espérées d’un modèle affranchi de cette contrainte ? Que pourrions-nous attendre d’un paradigme disant, en substance, les enfants progressent à leur rythme, en s’entraidant ; ils sont donc amenés à réaliser des tâches toujours à leur portée ; du coup ils ne sont plus évalués en fonction de leur année de naissance et les enseignants ne sont alors plus contraints de configurer les groupes en fonction ni des âges ni des niveaux ?

En commençant par élargir notre horizon nous nous apercevons que la planète regorge de modèles éducatifs pariant sur d’autres approches. En Finlande, l’évaluation individuelle de la performance n’existe pas avant l’âge de 14 ans ; au Bouthan, le critère du succès du système éducatif est le bonheur des élèves ; en Espagne, au Portugal et en Italie, l’école est inclusive dans les faits... Nombreux sont donc les modèles où l’hétérogénéité du niveau d’acquisition des élèves du même âge est perçue comme la norme, les différences entre élèves devenant un ressors pour les progrès de tous, non un problème que serait censée résoudre la classe à un seul cours pour des élèves du même âge.

Aussi naturelle et immuable que nous paraissent la répartition et l’évaluation des enfants par année de naissance, ce modèle est en effet loin d’être le seul (20). Les célèbres pédagogues, Freinet, Montessori, Korczak... ont depuis bien longtemps obtenu d’excellentes progressions. Celles et ceux qui ont œuvré à l’étranger, sans être soumis au paradigme du présent système français, ont fait des émules qui proposent aujourd’hui des alternatives rencontrant un franc succès auprès des parents qui peuvent financer ces approches développées dans le secteur privé. Quand les pédagogies adaptées aux enfants des classes populaires bénéficient aux enfants des classes supérieures... Cela dit, les enseignants adeptes de Freinet démontrent que l’école publique française permet d’offrir aux enfants un environnement d’apprentissage adapté à leurs aptitudes, valorisant leurs ressources et préservant leur intégrité.

L’approche pédagogique inspirée de Freinet trouve peut-être plus naturellement sa place au sein d’un modèle relativement épargné par le regroupement des enfants par année de naissance : la classe multiâge. Également appelée classe unique ou classe multiniveaux, elle n’existe qu’en milieu rural où, contrainte par de faibles effectifs, l’Institution est obligée de mixer les âges. En dépit de résultats probants , l’histoire montre à quel point ce modèle existe par défaut et se retrouve régulièrement en risque de disparaître (21, 22). C’est le cas dans l’Académie de Toulouse, en Ariège, au sein du canton d’Ouste. Après avoir fait face à la perspective d’un regroupement de classes pour répartir les enfants par âge, Jean-Marc Patru, enseignant riche de près de vingt-cinq ans d’expérience au sein d’une classe multiâge, vient d’inaugurer et labelliser en juillet 2023, avec ses élèves, la première Ecole citoyenne où les principes de Liberté, Egalité et Fraternité sont incarnés au quotidien (23). Dans cette école 100 % inclusive et écologique, il réinvente la démocratie en classe en rendant aux élèves leur pouvoir de véritables citoyens (24). Sa classe est ainsi devenue l’objet d’une attention accrue de l’Education nationale dont certains représentants rêveraient sans doute qu’elle fasse école tant ses résultats sont éloquents. Tel est l’enjeu du projet « Coéducation citoyenne » (25) dans le cadre du programme NEFLE (26) : former les enseignants des premier et second degrés à cette pédagogie, d’abord au sein du canton d’Ouste et avec pour perspective l’essaimage dans d’autres territoires, notamment urbains. Ce projet emporte la quasi-unanimité des parties prenantes. Enfants, parents, enseignants, élus locaux et cadres territoriaux, représentants associatifs... sont enthousiastes. Le DASEN de l’Ariège, après avoir étudié le projet, semble le vider de sa substance en occultant les dimension de formation et d’essaimage.

A Clermont-Ferrand, une directrice d’école maternelle a créé des classes uniques pour que les enfants d’âges différents évoluent pendant trois ans avec la même enseignante, leurs collègues de CP constatant empiriquement les bénéfices pour les enfants en termes de comportement, d’autonomie et d’acquis (27). Remonter le temps de l’enfant jusqu’avant sa scolarisation doit alors ouvrir le questionnement du rapport âge/acquisitions dans le champ de la prime enfance : quels enseignements l’école publique doit tirer des travaux du HCFEA (28) et de la commission des 1000 premiers jours (29 ) ? Pour l’heure, on entend des puéricultrices de PMI se plaindre de la pression mise par l’Ecole, en particulier au moment du bilan des 4 ans, pour qu’elles demandent aux parents d’effectuer des séries d’examens qui démontreront que leur enfant n’est pas en mesure de suivre une scolarité dite ordinaire.

L’obsession de la classe d’âge étonne ainsi, d’autant que les nombreuses évaluations (dont est friande la DEPP) démontrent qu’à niveau social égal, les élèves scolarisés en classe multiâges sont plus performants (30). L’étonnement est plus vif encore, sachant que des expérimentations de classes multi-âges ont vu le jour en milieu urbain, mais que les évaluations n’ont pas été rendues publiques (31). En supprimant l’âge comme critère d’homogénéité et d’évaluation standardisée, l’échec scolaire disparaît comme par magie, puisque celui-ci est la non acquisition d’un niveau de compétences en mathématiques et en français à un instant T. Il est d’ailleurs remarquable que la mesure des compétences professionnelles (équivalent de PISA dans le monde du travail), montre qu’à métier égal, les moins diplômés sont plus performants (32) ... Libérer les enseignants et les parents de cet impératif totalement incorporé, au point d’être un impensé sociétal, ouvre la voie à une reconsidération et une reconnaissance des millions de personnes qui ont éprouvé une scolarité jalonnée d’humiliations et de souffrances.

Au sein de notre pays, les enfants vivent en dehors de l’école d’autres moments collectifs organisés par les collectivités territoriales et le secteur associatif. Ces acteurs peuvent librement concevoir leur proposition éducative en regroupant les enfants d’âges différents sans que cela ne heurte personne. Le mouvement de l’éducation populaire en fait même un fondement de sa vision qui promeut la différence et met en pratique la coopération. A l’école comme en dehors, les différentes approches ayant fait leurs preuves ont en commun un rapport au temps et à l’espace qui prend en compte les singularités des enfants, chacun étant différent de l’autre, chacun devenant une ressource pour l’autre. Le mode mutuel, comme bien d’autres, a valorisé pour les enfants le droit de transmettre non seulement des contenus d’apprentissage, mais également des valeurs. S’appuyer sur les capacités des enfants et les ressources des territoires au sein desquels ils évoluent constitue une opportunité de recréer une école qui fait grandir sereinement les enfants, chacun accédant à son droit à prendre sa place dans la société, quelles que soient ses caractéristiques et à égale dignité avec ses prochains.

La difficulté majeure dans ce changement copernicien réside avant tout dans le temps nécessaire à la déconstruction de schémas si ancrés que leur abandon requiert un long processus individuel et collectif, à l’image des stéréotypes des différences de genre. On ne transforme pas un fonctionnement vieux de deux siècles en un claquement de doigts ! Aussi, nous ne mésestimons pas les résistances des différents gagnants du système : les milieux sociaux bien en phase avec les attendus annuels de l’école, une partie des enseignants dont les pratiques seraient à revisiter, l’Etat central (en particulier ses hautes administrations) qui devra renoncer à définir et à prescrire seul, verticalement, la norme fixant la réussite comme l’échec scolaire.

En réalité, nous constatons que cette philosophie, décorrélant l’âge des attendus, répond à de nombreux besoins et reçoit le meilleur accueil. Chaque citoyen rencontré, chaque enfant, parent, professionnel de l’éducation, chaque ancien élève témoigne par son expérience personnelle de l’ineptie ressentie d’un système parfois maltraitant. La différenciation pédagogique est institutionnellement recherchée et bien documentée (33). De très nombreux enseignants et professionnels du secteur sont totalement lucides et protègent autant qu’ils peuvent les enfants. Les actions individuelles et collectives se multiplient pour favoriser l’entraide entre élèves. Cette clé de lecture ne rencontre pour l’heure pas de contradiction dans son principe élémentaire : donner à chacun les conditions pour apprendre, en fonction de là où il en est réellement et non pas selon son âge. Le changement de paradigme devient nécessaire, pour ne pas dire urgent, ce qui passe par une mise en action d’un nouveau récit sur l’Ecole.

Agir ici et maintenant pour l’avenir de la société

Si l’on admet la nécessité de rompre avec ce fonctionnement, il convient d’actionner simultanément deux leviers qui se complètent et s’articulent. Le premier est l’instauration d’un débat public, avec toutes les parties prenantes – dont notamment les acteurs impliqués dans l’appel de Bobigny – à l’échelle du pays et dans la durée, localement et à hauteur d’enfant, dans l’objectif de définir démocratiquement le modèle de l’Ecole publique chargé de fonder, à terme, la société que nous désirons. La question suivante, certainement embarrassante, mérite par ailleurs d’être posée à la représentation nationale comme au gouvernement : Quels sont les objectifs pédagogiques et institutionnels de la répartition des enfants par année de naissance ? Enfin, le défenseur des droits pourrait être saisi sur la possible incompatibilité des évaluations par classe d’âge avec la Convention Internationale des Droits de l’Enfant qui prévoit que chacun a accès à une éducation adaptée à ses capacités. Ce premier levier doit utilement s’appuyer sur l’approche et la vision proposées par le collectif « Osons les territoires » (34). Invitant à « repenser l’éducation par et pour les territoires », il parie sur les forces vives qui existent partout dans le pays. Ce collectif promeut ainsi des expérimentations, hic et nunc, qui constituent le second levier ici proposé.

Les territoires peuvent en effet impulser une dynamique pour encourager et soutenir activement les enseignants qui souhaitent transformer, à leur modeste et déterminante échelle, l’Ecole de la République. Appréhender empiriquement une éducation citoyenne dans une configuration multiâge représente en effet un puissant levier pour questionner et réinventer, en profondeur et de manière constructive, le devenir de l’école publique. Il est par exemple d’ores-et-déjà possible de construire des Cités scolaires – ou mieux des Ecoles citoyennes – qui rassemblent des enfants de 0 à 18 ans avec leurs divers handicaps, selon le mode multiâge durant toute la scolarité et non pas uniquement dans le 1er degré, la vision défendue ici n’étant pas réservée à une classe d’âge... Configurer de tels projets dans le cadre de recherches-action garantit un indispensable processus de réflexivité continu ainsi que des repères solides pour en documenter les effets et en induire des perspectives. Des intellectuels (sociologues, pédagogues, psychologues, historiens...), des enseignants, des acteurs associatifs, des élus... sont intéressés, voire déjà engagés pour mener de tels projets. Gageons que les réactions à l’ineptie des groupes de niveaux catalysent les énergies citoyennes en ce sens.

Pendant qu’Illich exhorte à « déscolariser la société » (35) , Jean-Marc Patru invente une « école citoyenne », dans le strict respect des textes institutionnels. La configuration en multiâge, anomalie de notre système éducatif, apparaît consubstantielle à cette Ecole citoyenne dans la mesure où la différence est l’objet d’éloge, où la norme est la coopération entre enfants et leur part active aux prises de décision. La société de demain est l’école d’aujourd’hui.

Notes et bibliographie

1 Ivan Illich (1971)

2 Troncin Thierry (2004) (2005) 3 Jouan Sylvie (2015)

4 Illich Ivan (1971)

5 Querrien Anne (2005)

6 Jouan Sylvie (2015)

7 Terrail Jean-Pierre (1997) – Lelièvre Claude (2021) 8 Garnier Bruno (2019)

9 Albertini Pierre (2011)

10 Robert André Désiré (2008)

11 Rochex Jean-Yves et Bouveau Patrick (1997) 12 Troncin Thierry (2004) (2005)

13 Ployé Alexandre (2021)

14 Merle Pierre (2015)

15 Dubet François et Duru-Bellat Marie 16 Merle Pierre (2002)

17 Merle Pierre (2001)

18 Dejours Christophe (2014)

19 Illich Ivan (1971)

20 Meirieu Philippe (2020)

21 Cochand Charlène et Ollivier Allison (2011)

22 Jouan Sylvie (2015)

23 Patru Jean-Marc (2023 a)

24 Paulin-Moulard Fabienne et al. (2022)

25 Patru Jean-Marc (2023 b)

26 Appel à projet de l’Education nationale « Notre Ecole Faisons-Là Ensemble » (NEFLE)

27 Vachias Isabelle (2021)

28 Giampino Sylviane (2016)

29 Commission des 1000 premiers jours (2020)

30 Dubet François et Duru-Bellat Marie (2020)

31 Jouan Sylvie (2015)

32 Dubet François et Duru-Bellat Marie (2020)

33 CNESCO (2017)

34 Collectif « Osons les territoires », 2023

35 Le titre original de ‘Une société sans école » est « Deschooling Society »

Albertini Pierre. L’Ecole et France du XIXe siècle à nos jours de la maternelle à l’Université. Hachette supérieur, 2011, 3ème édition

CNESCO. Conférence de consensus. Différenciation pédagogique, comment adapter l’enseignement pour la réussite de tous les élèves. Mars 2017

Cochand Charlène et Ollivier Allison. De quelle manière l’interaction entre élèves de classes multi-âges favorise-t-elle l’apprentissage ? Mémoire professionnel, Haute Ecole Pédagogique, Lausanne, 2011

Collectif « Osons les territoires ». Repenser l’éducation par et pour les territoires. Le temps de l’éducation globale, vivante et permanente est venu. www.citego.org Automne 2023

Commission des 1000 premiers jours. Les 1000 premiers jours, là où tout commence, 2020

Dejours Christophe. J’ai très mal au travail. Cycle d’entretiens. www.souffranceautravail.fr, 2014

Dubet François et Duru-Bellat. L’école peut-elle sauver la démocratie ? Seuil, 2020

Garnier Bruno. Le système éducatif français. Grands enjeux et transformations. Dunod, 2019, 3ème édition

Giampino Sylviane. Le développement du jeune enfant. Modes d’accueil, formation des professionnels. Rapport du HCFEA remis à Laurence Rossignol, Ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, 2016

Illich Ivan. Une société sans école, Seuil, 1971

Jouan Sylvie. La classe multiâge d’hier à aujourd’hui. Archaïsme ou école de demain ? ESF éditeur, 2015

Lelièvre Claude. L’école d’aujourd’hui à la lumière de l’histoire, Odile Jacob, 2021

Meirieu Philippe. Ce que l’école peut encore pour la démocratie. Deux ou trois choses que je sais (peut- être) de l’éducation et la pédagogie, Autrement, 2020

Merle Pierre. Les droits des élèves. Droits formels et quotidien scolaire des élèves dans l’institution éducative. In : Revue française de sociologie, 2001, 42-1. pp. 81-115

Merle Pierre. L’humiliation des élèves dans l’institution scolaire : contribution à une sociologie des relations maître-élèves. In : Revue française de pédagogie, volume 139, 2002. Dispositifs, pratiques, interactions pédagogiques : approches sociologiques. pp. 31-51

Merle Pierre. L’école française et l’invention de la note. Un éclairage historique sur les polémiques contemporaines. In : Revue français de pédagogie, 193, oct.-nov.-déc. 2015

Patru Jean-Marc. A la source de l’autonomie et de la citoyenneté. Réflexions d’un enseignant de classe unique en milieu rural. L’Harmattan, 2023 a

Patru Jean-Marc. Coéducations citoyennes. Un territoire éducatif citoyen pour mieux apprendre, mieux vivre. Projet déposé au DASEN de l’Académie de Toulouse, octobre 2023 b

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Extrait de touteduc.fr du 13.03.24

 

Voir le MC Classe multi-âges (gr 4)/

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