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Il y a 10 ans, en mars 2002, à l’occasion du 20è anniversaire de la création des ZEP et alors que j’étais directeur de l’enseignement scolaire, s’est tenu un colloque international réunissant représentants des administrations, acteurs de terrain et chercheurs pour tenir moins un bilan qu’un échange intellectuellement outillé et géographiquement élargi sur les politiques d’éducation prioritaire. Dans mon propos, j’avais notamment soumis plusieurs questions à la sagacité des chercheurs : avons-nous su piloter l’éducation prioritaire ? En particulier avons-nous su y encourager l’innovation pédagogique ? Avons-nous su développer les partenariats susceptibles d’en faire des enjeux de territoires portés efficacement au-delà de la seule école ? Avons-nous su accompagner de façon adéquate les enseignants et les aider à constituer de véritables équipes d’avant-garde ? Enfin avons-nous su solliciter les chercheurs en les incitant à approfondir l’analyse et l’évaluation de nos pratiques ?
Avec dix ans de recul supplémentaire, je dois constater que ces questions demeurent pertinentes. Dans un contexte politique très différent qui a pu sembler remettre en question la notion même d’éducation prioritaire, je dirais volontiers ceci :
– Le pilotage par les recteurs s’est affiné sur plusieurs points. D’abord dans le zonage lui-même. Certes les récents gouvernements ont exprimé une réticence voire un refus de la notion de »zone » en un retour à une vision davantage centrée sur les établissements. Mais de fait, la notion de « réseau » évidemment indispensable à une action efficace a conservé la dimension territoriale, en la restreignant toutefois. Par contre, à bas bruit, l’action s’est peu à peu focalisée davantage sur les noyaux durs de la difficulté scolaire, notamment à travers la distinction récente entre RRS (réseaux de réussite scolaire) et RAR (réseaux Ambition Réussite) ou plus récemment encore ECLAIR (Ecoles, collèges, lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite).
Les premiers témoignent de la volonté de recentrage sur le noyau dur de la difficulté scolaire, la labellisation étant arrêtée au niveau national et l’appellation reflétant la focalisation sur les établissements plutôt que sur leurs territoires d’appartenance. Les seconds permettent aux recteurs une différenciation d’opportunité académique susceptible de prendre en compte des évolutions objectives ou des transitions nécessaires.
De même, sous réserve de vérifications locales précises, les recteurs ont maintenu un effort de discrimination positive en matière d’allocation des moyens malgré un contexte budgétaire pour le moins contraint rendant toujours plus difficiles les arbitrages en ce sens. Et le resserrement sur le noyau dur a certainement permis une plus grande pertinence qualitative dans l’allocation de moyens raréfiés. Les contrats d’objectifs ont été le principal outil de cet affinement du pilotage, du moins lorsqu’ils ont pu être conclus après un travail sérieux de réflexion stratégique partagée entre les services académiques et les équipes concernées. Dès lors que des objectifs clairs et précis étaient définis à l’échelle du réseau en s’appuyant sur des indicateurs et des cibles explicites dans le domaine des apprentissages de base, et des programmes d’action correspondants, alors une action efficace et évaluable régulièrement a pu être conduite. J’insiste sur ce point : l’évaluation régulière, auto-évaluation annuelle d’abord, puis la combinaison d’évaluation interne et externe aux échéances des contrats ont été des outils puissants d’évolution des pratiques.
– Pour autant, les faiblesses pointées en 2002 demeurent, le contexte politique et le mode de pilotage national n’ayant guère contribué à encourager les évolutions. Ainsi, l’innovation pédagogique n’a pas suffisamment suivi ni précédé l’innovation organisationnelle. Il est même frappant de constater à quel point même les équipes les plus déterminées, les plus courageusement investies dans l’éducation prioritaire ont du mal à remettre en cause des modèles traditionnels de fonctionnement. Le resserrement des moyens n’en est à l’évidence pas la cause principale. Là où la difficulté scolaire est à ce point présente qu’elle conditionne tout, il faut absolument travailler autrement.
Plus que jamais la « mère » de toutes les batailles se situe dans les écoles primaires et les collèges de l’éducation prioritaire où doivent être généralisés les dispositifs permettant une prise en charge beaucoup plus différenciée des élèves, de véritables équipes de classe permettant à la fois l’approche fine, personnalisée, de l’élève et l’analyse partagée entre maitres des situations les plus difficiles. Dans cette perspective, rien ne doit être tabou, ni l’organisation de la classe, ni le temps scolaire, ni la définition des services…. Cette mise à plat innovante n’a pas été faite et pour le moins peu encouragée au niveau national malgré une invocation institutionnelle récurrente à une « innovation » éclipsée par un discours dominant focalisé sur la contrainte budgétaire.
Sur ce point, l’accompagnement des équipes pédagogiques a été défaillant ,peut-être parce qu’il est lui aussi resté dans le moule traditionnel, celui d’une formation elle-même peu capable de promouvoir les pratique innovantes les plus solidement établies ou plus simplement d’inciter à l’audace pédagogique.
– La volonté politique de dissiper la dimension territoriale de l’éducation prioritaire pour un recentrage sur les établissements susceptible de signifier un recentrage sur la pédagogie a eu à l’évidence l’effet pervers attendu : soit l’isolement accentué de l’école au sein de quartiers déjà désertifiés par l’action publique soit le manque de cohérence dans cette même action publique à travers une « politique de la ville » dont la complexe organisation institutionnelle ne peut que marginalement bénéficier aux écoles éligibles à ses interventions. Tant que l’on continuera à traiter les choses ainsi, tant que l’on ne considèrera pas l’école comme le vecteur de la resocialisation des quartiers, non pas comme le dernier réduit de l’action publique mais son fer de lance et qu’en conséquence on ne confiera pas aux recteurs le soin d’être les pilotes, on ne progressera pas, on continuera à entretenir tous les risques de cacophonie et donc d’inefficacité.
– Quant aux chercheurs enfin, peu incités il est vrai à se pencher sur ces questions, leur sollicitation n’a pas vraiment progressé, sauf peut-être dans l’appel à eux comme évaluateurs de certains programmes, en une systématisation parfois discutable de la méthode par échantillon aléatoire. Mais leur intérêt explicite reste également exceptionnel. A l’inverse, quand une équipe de bonne qualité se penche d’elle-même, comme j’ai eu la chance de le voir à Marseille, sur des questions-clés de la pédagogie au quotidien cela peut entrainer une relation très féconde avec le monde scolaire. Si d’aventure une telle implication pouvait porter sur les changements à promouvoir dans l’organisation et la conduite de la classe en éducation prioritaire au-delà de la question convenue du nombre d’élèves par classe et si cette implication était encouragée institutionnellement, alors il faudrait s’en réjouir et en attendre beaucoup.
Jean-Paul de GAUDEMAR , ancien directeur de l’enseignement scolaire, ancien recteur des académies de Strasbourg, Toulouse, Aix-Marseille
Note de l’OZP : En confiant aimablement ce texte au site de l’OZP, ce dont nous le remercions, Jean-Paul de Gaudemar souhaite que cette mise en ligne permette de "susciter un débat intéressant et utile".
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