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Une journée fasciste
Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants
Laurence De Cock
Mémoires sociales
Editions Agone, 18.11.22
La scène se déroule le 24 avril 1933, dans la petite école de Saint-Paul dirigée par Célestin Freinet, quelques minutes après la fermeture des portes. Depuis des mois, l’instituteur subit une campagne de diffamation menée par le maire, soutenue par quelques habitants du village, qui veulent le chasser.
Cette petite affaire locale a pris une envergure nationale grâce à de solides appuis via la presse d’extrême-droite. En cause, la pédagogie de Freinet, qui favorise une totale liberté dans l’expression écrite des enfants. Quelques mois plus tôt, un enfant avait donné le récit, qui fut imprimé sans aucune censure de l’instituteur, d’un rêve où le maire était attaqué par les élèves.
Le prétexte était tout trouvé pour se débarrasser de cet encombrant militant communiste : ce rêve révélait bien la pédagogie subversive de Freinet. Mais celui-ci tient bon, contre-attaque systématiquement, conteste, fait appel, mobilise tous ses soutiens politiques, pédagogiques et syndicaux. Las de devoir attendre une décision administrative qui n’arrive pas, le maire et ses ouailles décident de déloger Freinet manu militari. Mais Freinet, informé, était prêt à les accueillir, armé.
Ce moment peut être envisagé comme le point culminant de la situation ayant mené à la démission d’Élise et de Célestin Freinet, qui iront fonder une école privée à Vence. Au-delà de sa puissance lyrique, l’évènement témoigne à la fois de la passion d’un homme pour la pédagogie populaire (au point de la défendre arme au poing) mais aussi de la pression fasciste que connaît alors le pays.
Après une restitution des faits, fondée sur les archives (notamment policières), ce livre interroge ce qui peut mener un instituteur pacifiste à brandir une arme dans la cour de son école ; puis, sur la base de l’histoire de l’éducation et des controverses pédagogiques, il montre l’importance de la surveillance et de la criminalisation des pratiques dérogeant aux normes gouvernementales.
Au final, l’ouvrage vise à une compréhension de la-dite « pédagogie Freinet » dans le cadre d’une analyse de la mission de service public et d’une contribution à une autre histoire de l’école républicaine.
Extrait de agone.org de novembre 2022
Freinet : ne pas se contenter d’une image et comprendre la complexité de toute pédagogie (un ouvrage de Laurence De Cock)
Aujourd’hui, "l’héritage des Freinet se perpétue dans des milliers de pratiques de classes. Mais qu’en est-il de leur héritage politique ?" Laurence De Cock s’attache à retracer l’itinéraire politique de ce couple d’instituteurs dont la pensée ne peut être réduite à une technique, à une "méthode", à "un produit fini" : "Il y a bel et bien une historicité de leur pensée et de leurs pratiques pédagogiques, faite de tâtonnement, de virages, de bouffées d’orgueil et d’incertitudes."
Le portrait que dresse l’historienne n’a rien d’une image d’Epinal. Il s’ouvre avec le récit, très documenté, de la journée du 24 avril 1933. L’école où Freinet est instituteur est menacée par une foule (à l’échelle du village) de manifestants. Des menaces de mort sont lancées. Célestin Freinet est au milieu de la cour et sort son révolver : "J’ai là sous ma garde quatorze enfants. Je les défendrai coûte que coûte. Et si quelqu’un pénètre dans les locaux, voilà." L’éducateur prolétarien qui rend compte de cet épisode potentiellement dramatique, évoque des évènements "caractéristiques de l’action fasciste", ce qui donne à l’ouvrage son titre, "une journée fasciste".
Pourquoi commencer par cet épisode ? Il permet à l’autrice de prendre le contre-pied de "l’histoire officielle de l’école républicaine pour en révéler les fragilités, pour en éclairer les non-dits" qui amènent cet instituteur, grand blessé de guerre et pacifiste "à se saisir d’une arme pour clamer son attachement à l’institution scolaire malgré les mauvais coups qu’elle lui porte". C’est aussi le point de départ d’un feuilleton médiatique qui révèle aussi "les fractures politiques propres à la France des années 30". L’Action française "consacre 42 articles à cette affaire", la plupart d’entre eux sont de Charles Maurras, tandis que, pour Le Figaro, Freinet "inocule (à ses élèves) en quelque sorte le virus freudien".
C’est surtout son appartenance au communisme qui lui vaut ces haines. En 1920, Freinet publie ses premiers articles, "où il appelle à la révolution à l’école sur des bases résolument anticapitalistes et internationalistes". Il faut aussi les situer dans le contexte des contradictions des mouvements pédagogiques. La première charte de la "Ligue internationale pour l’Education nouvelle" est "un modèle de syncrétisme entre tous les courants pédagogiques de l’époque". Elle a été rédigée "majoritairement" par Adolphe Ferrière, davantage "soucieux de l’accomplissement individuel des enfants que de justice sociale". En 1932, Freinet décrit la Ligue comme "une association assez hétéroclite où domine trop nettement l’élément anglo-saxon avec une vague idéologie libérale et pacifique", ce qui ne lui plaît pas, même s’il profite du congrès de Nice pour inviter une délégation à Saint-Paul et présenter "son expérience d’imprimerie à l’école". Lorsque survient l’affaire de Saint-Paul, "sa méthode d’imprimerie à l’école et ses revues (...) font déjà référence internationalement".
Cette "journée fasciste" est encore l’occasion, par petites touches, de dresser le portrait d’un homme fragile physiquement, il a eu un poumon perforé, mais aussi dépressif, procédurier parfois, et qui se trouve pris entre sa situation sociale, celle d’un petit instituteur d’un village de province, et sa notoriété qui ne le protège pas des vexations. Le pédagogue ne correspond pas non plus à l’image d’Epinal. "Rien n’indique que Freinet se soit entièrement converti aux pédagogies actives (...). Lorsque l’imprimerie s’invite dans sa classe, c’est pour s’insérer dans une pédagogie traditionnelle."
Contrairement à sa légende, sa pédagogie ne doit pas tant à la nécessité d’adapter son enseignement aux conséquences de sa blessure de guerre, qu’à ses lectures, Dewey surtout, et plus encore à son épouse dont l’autrice s’attache à montrer l’influence. "Freinet n’a pas puisé dans la guerre son arsenal pédagogique, qui est surtout le produit de l’Education nouvelle et du travail d’un couple de pédagogues et militants." Elise joue un grand rôle dans l’évolution de son époux. Tuberculeuse, elle attribue sa guérison à "Vrocho", Basile André Vrochopulos qui prône "la sudation, l’hydrothérapie, une alimentation basée uniquement sur les fruits et légumes, et des techniques de respiration". Un "réseau naturiste se développe dans le monde de la pédagogie" et il est "à la base de la pédagogie de nouvelle école de Vence".
"L’effacement d’Elise n’est pas seulement dû aux effets de l’invisibilisation des femmes, il est aussi le fait d’Elise elle-même qui a oeuvré à installer Célestin dans la postérité" avec un ouvrage paru en 1977, Naissance d’une pédagogie populaire, qui "relève de la mythification". Laurence De Cock prend le risque de la vérité historique aux dépens de la légende, mais ce couple, avec ses contradictions, ses faiblesses, ses compromissions parfois, apparaît d’autant mieux dans son humanité et sa vigueur intellectuelle.
"Une journée fasciste, Célestin et Elise Freinet, pédagogues et militants", Laurence de Cock, Agone, 232 p., 19€