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Extrait du « Monde » du 21.06.06 : La première promotion ZEP de Sciences Po témoigne du succès de l’expérience
Jeudi 16 juin. Habillés sur leur trente et un, les étudiants de l’Institut d’études politiques de Paris (IEP) s’apprêtent à célébrer cinq années d’études. "C’est vraiment bizarre de se retrouver là, s’étonne Aurélia Markos. Je mesure le chemin parcouru. Je suis rentrée à Sciences Po avec mes cheveux fluo et je suis aujourd’hui en robe de gala."
Comme quatorze de ses camarades, la jeune fille fait partie de la première promotion de lycéens issus de zone d’éducation prioritaire (ZEP) admise à Sciences Po. Cinq ans plus tard, les pionniers ont fait des émules. Au total, 189 étudiants ont été recrutés par cette voie, dont 57 en 2005.
Lorsque Richard Descoings, directeur de l’institut, a lancé l’idée en 2001, ils étaient peu à y croire. "Aujourd’hui, l’égalité des chances est politiquement correcte, explique Laurent Bigorgne, directeur des études et de la scolarité. A l’époque, il a fallu convaincre, y compris les intéressés eux-mêmes." Quand les émissaires de Sciences Po sont arrivés dans les lycées des banlieues défavorisées, l’accueil a été circonspect. "Au départ, se souvient-il, les enseignants se sont demandés quel était notre intérêt." Vite convaincus, ils ont élaboré avec la direction les modalités de sélection.
Le 8 mars 2001, l’atmosphère était électrique dans le grand amphi de la Rue Saint-Guillaume. Richard Descoings, accompagné d’une quinzaine d’enseignants des lycées conventionnés, expliquait son projet devant 600 étudiants à 80 % hostiles. ""Mais qu’on leur donne de l’argent plutôt que de les intégrer", est même allé jusqu’à dire un opposant", raconte Cyril Delhay, responsable des conventions éducation prioritaire. A l’issue d’un travail d’explication acharné, la majorité de l’auditoire est sortie convaincue du bien-fondé de la démarche.
Iva Pankosic, 24 ans, se souvient de ces débuts controversés : "On ne nous a pas manifesté d’hostilité en tant que telle. Mais les étudiants "contre" nous expliquaient que, pour passer le concours classique, eux avaient dû faire une prépa ou travailler tout leur été. La plupart ignoraient que nous aussi, nous avions eu des épreuves à passer."
Née en Bosnie, arrivée en France à l’âge de 10 ans sans parler un mot de français, Iva était en terminale ES (économique et social) au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) quand elle a été sélectionnée. La première année fut, comme pour la plupart de ses camarades, particulièrement difficile : "Nous n’arrivions pas avec le même capital culturel de base que les autres, ni les mêmes références." Au fil du temps, ils ont comblé ce fossé.
Les élèves n’ont pas fait l’objet d’une attitude particulière de la part des enseignants. Sébastien Aubert, qui venait du lycée Jean-Zay, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), n’a senti "aucun traitement de faveur". "La plupart des profs ignoraient notre établissement d’origine. Quelques-uns, en début d’année, nous ont posé la question. Mais ils ont été rappelés à l’ordre par la direction", se souvient-il.
Tous ceux qui le souhaitaient ont bénéficié du soutien d’un tuteur. "Je manquais surtout de méthodologie, explique Aurélie Bozza, 23 ans. Et grâce à cette aide, j’ai pu progresser plus rapidement." Aujourd’hui, Aurélie se sent comme les autres. "Sereine" à l’issue de son master stratégie et finance, elle pense obtenir son diplôme. Elle aimerait travailler "à l’étranger", "plutôt dans un pays anglo-saxon". Elle témoigne davantage par devoir que par envie, "pour que d’autres lycéens puissent être au courant et saisir cette opportunité".
Les étudiants issus de l’éducation prioritaire ont apporté un bol d’air à la vénérable institution. "Ils se distinguent par une conscience sociale plus large et plus fine, développe M. Delhay. Quand on a vécu dans une cité, on sait ce que c’est que le RMI." La valeur travail n’a pas non plus la même signification. Les privilégiés parlent d’"épanouissement", les moins favorisés y voient aussi un moyen de subsistance pas obligatoirement choisi.
"Un petit stage ouvrier dans le cursus ne ferait pas de mal à certains", considère Aurélia Makos. De son côté, la direction réfléchit à un "stage de terrain" dans une mission locale, un commissariat, un hôpital..., qui aurait lieu entre la première et la deuxième années. Plus généralement, le programme éducation prioritaire a permis à l’équipe de direction "de prendre conscience des carences de (son) système", selon les termes du directeur des études. Le tutorat, les stages d’intégration réservés aux lycéens de l’éducation prioritaire ont été progressivement élargis à d’autres publics.
En revanche, assure Laurent Bigorgne, les exigences n’ont pas fléchi : "On n’a pas fait des programmes light ces cinq dernières années." Parfaitement intégrés à l’issue de leur parcours, les étudiants issus de l’éducation prioritaire "ont des taux de réussite comparables" à leurs condisciples, assure Cyril Delhay : "Plusieurs sont parmi les premiers de leur promo, certains redoublent. On a tout l’éventail classique des résultats."
Pour M. Descoings, ces élèves ont, au terme de leur formation, gagné "le droit à l’indifférence".
Martine Laronche et Catherine Rollot