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Les incasables, par Rachid Zerrouki, Robert Laffont, 2020. Entretien du Café avec l’auteur

3 septembre 2020

Rachid Zerrouki : Les incasables
"En enseignant en Segpa à des élèves âgés de 12 à 16 ans, je savais que je ne façonnerais pas des ingénieurs, des médecins ou des avocats, mais des manutentionnaires, carreleurs, tourneurs-fraiseurs ou professionnels de l’aide à domicile – des prolétaires sans qui tout s’effondrerait, mais que la société méprise, maltraite, sous-paye et exploite. En revanche, j’ignorais tout de ce que j’allais recevoir en retour : des leçons de vie en pagaille, des souvenirs impérissables et un sens à mon métier". Professeur des écoles, Rachid Zerrouki, que beaucoup connaissent sur Twitter sous le pseudo "Rachid l’instit", enseigne en SEGPA. Il publie un livre « Les incasables » aux éditions Laffont. Un livre à la fois témoignage professionnel et aussi personnel sur des élèves et un parcours singulier. Entretien.

Les « incasables », drôle de titre, que signifie-t-il ?

Le terme « incasable » n’est doté d’aucune définition précise ou admise par la communauté scientifique. On l’entend sur le terrain pour désigner des jeunes dont les caractéristiques et les besoins spécifiques relèvent, en général, de plusieurs modes de prise en charge - sanitaire, sociale, médico-sociale et judiciaire - et qui, le plus souvent, ont mis à l’épreuve, voire en échec, des équipes professionnelles successives. C’est le cas de certains de mes élèves.

Le terme est fort, il est là pour interpeller le lecteur. Mais j’espère aussi lui faire prendre conscience au fil des pages que personne n’est réellement incasable. Mon objectif a toujours été de décrire, sans concession, la situation de ces élèves, mais aussi que chaque point négatif abordé soit rattrapé par une touche d’espoir. Je ne veux pas que la prise de conscience s’accompagne d’une forme de fatalisme parce que c’est l’inverse de ce dont on a besoin.

Votre avant-propos qui raconte l’histoire de Majid, est assez décalé. Pourquoi en parler ?

J’ai découvert il y a quelques années l’histoire du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, situé dans le Gard. Durant les années 60, c’était une cité d’accueil pour les harkis jugés « incasables » ou « irrécupérables », c’est-à-dire inaptes au travail et dépourvues de ressources. On y trouvait des infirmes, personnes âgées ou malades souffrants de troubles physiques ou psychologiques. Par la suite, ce camp a été rasé et les familles qui s’y trouvaient ont été relogées dans le Gard et les départements voisins. J’ai trouvé qu’il y avait un parallèle à faire avec mes élèves.

De l’école marocaine à une cité HLM à Cavaillon et au lycée français, en passant par le collège français de Fez (très réputé), c’est un sacré parcours. Pensez vous que votre histoire personnelle joue un rôle dans votre engagement d’aujourd’hui ?

J’ai eu un parcours inattendu dans le sens où la nationalité française m’est tombée dessus complètement par surprise. Nous étions tous français dans ma famille, sans le savoir. J’étais marocain, je ne parlais aucun mot de français, et d’un jour à l’autre j’ai été inscrit à l’école française de Fès avant de venir en France à l’âge du lycée. Évidemment ça fait beaucoup de changements, et mon seul repère dans tous ces bouleversements a été l’école. Comme je dis dans le livre : « c’est la seule maison à m’avoir suivi partout ». Évidemment, j’ai le sentiment de devoir beaucoup à cette institution, et c’est de là, j’imagine, que je puise mon engagement et mon envie de la servir.

Vous écrivez plusieurs fois « à moi l’école a tout donné ». Mais vous tempérez votre propos en expliquant que le suivi de vos parents y est pour beaucoup. C’est le secret de la réussite scolaire ?

A moi l’École a tout donné. Mais il était très facile de tout me donner, tant mes parents mâchaient le travail ! J’ai bien insisté sur ce point car je ne veux pas servir de caution à la méritocratie. Je veux être honnête avec mes lecteurs et les personnes qui me suivent : certes je suis immigré, et je ne savais pas parler un mot de français avant le CM2, mais j’ai eu tout ce qu’il fallait pour réussir. Prétendre le contraire ou le laisser penser, c’est nourrir un peu l’idée simpliste et culpabilisante selon laquelle « quand on veut on peut ».

Jeune enseignant, à peine sorti de l’ESPE (nouvellement nommé INSPE), vous vous êtes retrouvé en SEGPA. Quelle a été votre première réaction ?

Ma première réaction a été la peur de ne pas être à la hauteur, et, il faut le dire, le sentiment de ne pas avoir été préparé à prendre en charge ce type d’élèves. L’ESPE m’a apporté énormément de ressources théoriques, mais j’avais l’impression d’avoir été formé pour enseigner à des élèves que je n’avais pas en face de moi. Cela a été le début d’une longue remise en question, de moi-même et de mes convictions d’abord, mais aussi de ce qui m’a été appris à l’ESPE.

Finalement, vous restez en SEGPA, pourquoi ?

J’ai eu tant de fois envie de quitter la SEGPA, mais je renonce à chaque fois. Je suis très attaché à la SEGPA et je ne parvenais pas moi-même à expliquer pourquoi avant de découvrir cette citation de la psychologue Claude Martin : « Travailler avec des gens qui demandent, c’est prendre une assurance contre la mort, la solitude, le non-amour, la vieillesse, à côté d’autres motivations. Et, si nous nous gratifions au passage, c’est autant de gagné pour tout le monde […] Encore, faut-il que ce bénéfice personnel, non négligeable ne soit pas le but ultime de notre action »

Le vécu des élèves scolarisés en SEGPA n’est pas simple. Pourquoi selon vous ?

La stigmatisation qu’ils vivent est difficile à supporter, et en même temps, difficile à comprendre. Même en dehors des réseaux sociaux, cet acronyme a dépassé son sens et sert d’insulte. Je pense qu’on se moque des SEGPA pour la même raison qu’on faisait porter des bonnets d’âne aux « cancres » autrefois : parce qu’on considère qu’un élève qui fait face à des difficultés scolaires est un enfant qui manque de valeur. Et je crois que la source de cette stigmatisation se trouve dans l’esprit de compétition qui empoisonne l’École et qu’elle entretient aussi à certains égards. Alors qu’elle est un lieu où chacun doit apprendre à son rythme, on lui attribue la fonction malsaine de décider qui est le plus intelligent et qui est le plus digne de respect. La méritocratie est également en cause car à partir du moment où on considère que « quand on veut on peut », alors l’élève en difficulté est seul responsable de son échec.

« Quand meurent les rêves », est le titre d’un chapitre que je trouve particulièrement dur. Est-ce le rôle de l’enseignant d’accompagner cette prise de conscience ?

Accompagner cette prise de conscience professionnelle est ce qu’il y a de plus difficile en SEGPA. Les 6èmes arrivent avec l’idée qu’ils vont pouvoir être avocats, médecins ou astronautes : ils ont les mêmes rêves que tout le monde. En l’espace de quelques années, ils comprennent qu’ils vont devoir arrêter de rêver et choisir très vite un CAP. Ce n’est pas sans conséquences sur leur comportement, leur moral et leur motivation.

Des conseils pour les futurs enseignants en SEGPA ?

Avec du recul, j’aurais pas mal de conseils à donner. Je leur dirais par exemple d’être toujours exigeants mais sans demander l’impossible, d’être toujours compréhensifs mais sans se laisser submerger par le malheur des élèves. Mais je pense que la recommandation la plus importante est celle-ci : gardez bien toutes vos connaissances théoriques avec vous, mais déposez toutes vos certitudes au portail de l’établissement et entrez l’esprit léger, prêt à vous remettre en question.

Vous évoquez un job d’été à l’usine où votre chef demande solennellement, à vous qu’il surnomme déjà "l’instit", de "ne pas oublier les gamins au fond de la classe". Promesse tenue ?

Je n’ai pas oubliés les enfants en fond de classe. Aucun de mes élèves.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Rachid Zerrouki, « Les incasables », éditions Robert Laffont. ISBN 9782221248713.

Extrait de cafepedagogique.net du

 

Les écorchés scolaires en tout état de cases...

Dans son livre « les Incasables », Rachid Zerrouki, alias Rachid l’instit sur Twitter, prof en Segpa à Marseille, livre un portrait tendre de ses élèves en échec scolaire et une analyse lucide de l’origine de leurs difficultés.

Extrait de liberation.fr du 31.09.20

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