> VI- PÉDAGOGIE (Généralités, Disciplines, Actions locales) > Pédagogie (Généralités) > Pédagogie. Généralités (Etudes) > Comment on apprend. Les trois grandes théories de l’apprentissage : (...)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

Comment on apprend. Les trois grandes théories de l’apprentissage : empirique, béhavioriste, contructiviste... (L’Express)

1er septembre 2004

Extrait de « L’Express » du 30.08.04 : apprendre à Montreuil (93) et ailleurs

Comment on apprend

Quelles sont les clefs de l’apprentissage ? Pendant des générations, l’enseignement était sur des rails. Aujourd’hui, avec des classes hétérogènes et des élèves à la motivation en berne, des chercheurs, des enseignants tracent de nouvelles voies pour stimuler l’envie de savoir.
Il y a des cours comme ça, dont le seul intitulé vous chloroforme les neurones, vous plombe d’ennui, en attendant l’heure de la sonnerie. « La physiologie des protozoaires », « la bromation des alcènes », « l’orthogonalité dans l’espace » ... On pourrait en citer mille, l’école en regorge. Et pourtant, on a tous eu, un temps, un enseignant qui a su faire chanter ces natures mortes, à partir d’un rien. Prenez le Pr Spatule. Voilà un drôle de magicien, capable de faire avaler des concepts revêches aux bulbes les plus rétifs. Il peut faire assimiler la classification périodique des atomes à l’aide d’un jeu de rôle, en piochant dans la classe des garçons-protons et des filles-neutrons ; dérouler la synthèse de l’ammoniac en retraçant l’épopée des gaz de combat ; aborder le centre de gravité en collant tout le monde dos au mur, avec pour consigne improbable de ramasser un objet à terre...

Richard-Emmanuel Eastes, alias Spatule, est loin d’être un doux dingue. Il a simplement une double vie : vulgarisateur au sein d’une association, les Atomes crochus, la nuit et... directeur des concours scientifiques des Ecoles normales supérieures, agrégé de sciences physiques, le jour ! Incompatible ? Pas vraiment. Spatule peut parler de la chaleur à des écoliers et exposer l’entropie à ses cracks normaliens en jouant sur les mêmes cordes : l’humour, le spectaculaire, l’imaginaire ou le lien avec le quotidien. Son obsession : traquer la léthargie. « Délivrer du sens ». Bref donner envie de savoir. Car, derrière le clown, se cache aussi le chercheur en didactique des sciences. Plutôt que disséquer l’ « acte d’enseigner », il préfère se pencher sur l’ « acte d’apprendre ». En clair : comprendre comment l’élève apprend, « parce qu’il apprend trop souvent sans comprendre »... Justement, comment fonctionne l’apprentissage ? Dans quelles conditions se sert-on le mieux de son cerveau ? Comment doper les mécanismes de la connaissance ?

La question n’est pas rhétorique. Si le terme d’apprentissage évoque bourrage de crâne et migraines, il renvoie aussi à quelques « Peut mieux faire ». A 11 ans, selon l’Education nationale, 30% des élèves ont des difficultés de compréhension d’un texte, 39% ne maîtrisent pas les outils de la langue, 38% ont du mal à écrire. En 2002, 158 000 élèves ont décroché du système sans diplôme ni qualification. Plus largement, selon une enquête du Snes en 2001, 85% des jeunes professeurs disent être régulièrement confrontés au manque d’intérêt de leurs élèves. Et 44% des enseignants déclarent que le goût d’apprendre s’est détérioré en dix ans (Sofres, 2003).

Il faut réapprendre à apprendre Hier encore, les savoirs et les humanités coulaient des jours heureux. L’école ne doutait pas du désir d’apprendre de ses ouailles. Le collège unique a tout chamboulé, en ouvrant ses portes à un flot d’élèves qui autrefois en étaient exclus. Pendant que la remise en question de l’autorité, la tyrannie du plaisir immédiat et l’explosion des sources d’accès à la connaissance contribuaient à dévisser le savoir académique de sa chaire... « Dans un tel contexte, avec des élèves aux profils très contrastés, on ne peut plus enseigner comme hier », résume Agnès van Zanten, sociologue de l’éducation.

« Il faut réapprendre à apprendre ! »

Voilà le refrain entonné depuis vingt ans par une poignée de chercheurs, dont André Giordan, directeur du Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences à Genève, mondialement connu pour ses recherches sur l’éducation. Inlassable sabreur de l’enseignement à la papa, il a quelques titres à son actif : ancien cancre, docteur en biologie et sciences de l’éducation, professeur de collège en ZEP pendant dix ans, arpenteur de classes de par le monde... Sa manie : dégoupiller des mots à tout-va contre le Mammouth qui mutile l’envie d’apprendre : « Tous les ministres de l’Education se demandent quels contenus enseigner, grogne-t-il. Qui s’intéresse au comment enseigner ? Le budget de la recherche dans ce domaine ? Une misère ! »

Depuis les années 1970, les professionnels de l’éducation ont ouvert des brèches avec les pédagogies alternatives, actives, différenciées, de groupes... Jamais l’école n’a tant bouillonné d’inventivité. Tous les jours, dans les classes, des professeurs innovent. Mais dans une relative solitude ou en marge de l’institution, et sous les quolibets des partisans de l’école républicaine, qui leur reprochent un « pédagogisme » peu soucieux de transmission du savoir. « Un faux débat, car les approches sont complémentaires, affirme Michel Fayol, directeur du Laboratoire de psychologie sociale et cognitive à Clermont-Ferrand. Il n’y a pas de transmission sans pédagogie. Le rouage qui unit l’élève et le professeur est si complexe... » Indéchiffrable même ! Que s’y trame-t-il ? L’apprentissage : un mécanisme gigogne, à la croisée de la neurobiologie, de la psychologie sociale, de la sociologie, des sciences cognitives... Des disciplines qui s’ignorent, faute d’un cadrage national. « Claude Allègre avait créé un programme de recherche, “Ecole et sciences cognitives”, qui fédérait divers chercheurs, mais il s’est clos en 2003, regrette Michel Fayol. Il n’y a donc pas de structure qui mette autour de la table généticiens, sociologues, psychologues... Pourquoi ne pas créer un observatoire de l’apprentissage ? »
On est loin d’avoir sondé tous les mystères de la boîte noire. Mais, depuis Jean Piaget, la science a tout de même progressé. Au commencement était le cerveau... Une évidence ? Pas tant que ça ! « Nombre de penseurs de l’Antiquité, Aristote en tête, le jugeaient tout juste bon à fabriquer la morve ou le sperme ! La pensée était l’apanage du cœur », relève, amusé, Giordan. Puis, pendant longtemps, on a cru que les connexions entre les neurones se formaient avant la naissance. On imaginait ne plus pouvoir apprendre passé un certain âge. Faux ! Le câblage du cerveau se modifie en permanence : il présente une plasticité dans toutes les zones, une capacité inouïe à produire des synapses, au fil de l’apprentissage. Un miracle de sophistication. Jugez plutôt : 1 kilo de matière grise, 100 milliards de neurones et encore plus de cellules gliales pour les nourrir et évacuer leurs déchets. Ce sont elles qu’on a trouvées en nombre très supérieur à la moyenne dans certaines zones du cerveau d’Einstein ! Et puis des kilomètres de fibres... Et deux hémisphères, qui, contrairement aux idées reçues, communiquent entre eux. Un « cerveau gauche », plus analytique, logique, et un « cerveau droit », plus synthétique, créatif, qui se complètent, traitent en permanence les mêmes données mais sur des modèles différents. Le premier décrypte le détail, pendant que le second le resitue dans le contexte. « Cela signifie qu’on ne doit plus glorifier l’opposition des deux hémisphères, mais leur interdépendance, poursuit André Giordan. Or cette idée n’a pas encore été prise en compte par l’éducation, qui privilégie le cerveau gauche, en mettant en avant le raisonnement par algorithmes, alors qu’elle aurait intérêt à promouvoir la réalité multisensorielle du cerveau. »

Corollaire : « Favoriser les contrastes en pédagogie », autant que faire se peut. Naviguer. Du global à l’analytique, de l’inductif au déductif, de l’abstrait au concret, d’une matière à l’autre - c’est le cas, depuis quelques années, avec l’introduction de projets interdisciplinaires au collège et au lycée, appliqués avec plus ou moins de bonheur. De manière générale, souligne Alain Bouvier, ancien recteur de Clermont-Ferrand, « il n’y pas deux personnes qui apprennent de la même façon. Toutes ont des capacités, des rythmes différents. D’où l’intérêt de différencier ». Il semblerait aussi qu’il y ait des prédispositions génétiques, si l’on en croit le cas des surdoués, qui « présenteraient une organisation neuronale et une vitesse de conduction spécifiques, explique le neurobiologiste Jean-Pol Tassin. L’influx nerveux se propage plus vite chez eux. C’est pourquoi l’uniformité de l’enseignement scolaire ne leur convient pas ».

Construire son propre savoir

Ne pas trop se fier aux dogmes, alors ? Depuis des décennies, trois grandes théories de l’apprentissage surnagent dans le paysage éducatif. La première, c’est la méthode dite « empirique » ou frontale. L’apprentissage est le fruit direct d’une transmission : le bon vieux cours magistral. Voilà quelques années, un ministre de l’Education illustra cette conception au moyen d’une carafe - « Voilà le savoir » - et d’un verre - « Et ceci est l’élève ! » - avant de déverser l’eau dans le récipient... Bref, il suffirait que le professeur professe, quitte à recourir à des illustrations ou à des séances pratiques, et à condition que l’élève remâche bien, les connaissances se graveraient dans son cerveau. « Tabula rasa », selon le mot du philosophe John Locke, qui, au XVIIe siècle, eut l’immense mérite de contredire les innéistes et d’ouvrir la voie à l’acquis !

Efficace, le modèle dominant ? Sans aucun doute, il a fait ses preuves. Mais à certaines conditions, précise Giordan. Pour que le message soit reçu cinq sur cinq, il faut que l’émetteur et le récepteur soient branchés sur les mêmes ondes : ils doivent partager le même cadre de référence, le même vocabulaire... « Allez enseigner les circuits électriques à des jeunes qui vous traitent de “relou”, soupire Patrice, professeur de physique, fraîchement parachuté dans un collège parisien. A l’IUFM, on nous a enseigné la didactique de la physique. Et moi, je passe mon temps à crier, parce qu’ils se fichent de mes schémas au tableau. »

« Apprendre contre récompense » : le postulat qui sous-tend la deuxième méthode, « béhavioriste », s’inspire des travaux de Pavlov sur le conditionnement animal. On découpe le savoir en miettes, on laisse infuser et on vérifie que l’élève a bien appris. Si oui, on décerne un bon point. Sinon, on continue. Cette méthode, utilisée dans des écoles anglo-saxonnes, peu en France, semble efficace pour les savoirs techniques. Moins pour la philo.

La troisième théorie, dite « constructiviste », a le mérite, sous son charabia techniciste, de déplacer la lorgnette sur l’ « apprenant ». Apprendre, donc, ce n’est pas se contenter de recevoir, c’est construire son propre savoir. On n’assimile bien que si l’on se pose des questions, si on résout un problème : réaliser un journal de classe, un minidocumentaire pour parler de la violence à l’école... L’élève sélectionne les données et les digère, ses organes se modifiant sur le plan biologique et cognitif, comme le pressentait Piaget. Cette théorie a pris son essor à partir de la fin du XIXe siècle, avec Célestin Freinet, Maria Montessori et d’autres. Elle a inspiré les méthodes actives, célébrées par la mouvance des pédagogues. Et instillé, de manière plus générale, des ferments dans notre conception de l’apprentissage.

Apprendre par l’action, mettre « La Main à la pâte » ? Le Prix Nobel Georges Charpak a popularisé cette méthode destinée à sensibiliser les enfants aux sciences expérimentales. Aujourd’hui, 20% des classes, de la maternelle au CM 2, l’appliquent. Objectif, ce jour-là, dans une école de Nogent-sur-Oise : faire disparaître une goutte d’alcool à brûler déposée dans un gobelet. Chaque équipe phosphore, imagine une solution. Les uns soufflent dessus, d’autres l’agitent avec une cuillère, d’autres encore la chauffent sur le radiateur. Ils se chronomètrent. Les plus rapides réussissent l’opération en cinquante-cinq secondes. Les plus lents, en onze minutes ! But de la manœuvre : faire comprendre comment un liquide s’évapore. « L’enfant construit ses connaissances lui-même, avec l’aide du maître, en s’impliquant, ce qui enlève son caractère abstrait à la notion enseignée, explique Monique Saint-Georges, physicienne et didacticienne. Et on les pousse à échanger leurs expériences, afin qu’ils reformulent ce qu’ils ont appris. »

Donc, c’est en forgeant qu’on devient forgeron. A condition de disposer de bons outils. Et ce n’est pas toujours le cas, observe Agnès van Zanten : « Avec des horaires rigides, des programmes chargés et une organisation individualiste de la profession, l’institution n’offre pas les conditions favorables à la diffusion des méthodes actives et interdisciplinaires. »

Et le constructivisme a aussi ses limites. Il faut bien structurer l’enfant, lui donner un stock de savoirs « fondamentaux », poser des jalons. Et donc en passer, aussi, par du solfège, comme le par-cœur. « Il suffit de comprendre pour apprendre, disait-on dans les années 1960, explique Alain Lieury, professeur en psychologie cognitive à Rennes II. On s’abstenait de seriner les grandes dates en histoire... On en est revenu. En matière de mémoire, il faut jouer sur les deux registres, par-cœur et compréhension. Pour savoir lire, par exemple, il est nécessaire de posséder un capital de connaissances » (voir l’encadré).

Et puis les orthodoxes de la transmission du savoir ne se sont pas privés de railler les « pédagogos démagos », de dénoncer certaines dérives vers l’activisme et l’animation de classe. « L’école, ce n’est pas le Club Med », ironise Pierre, professeur de philosophie. « Parfois, on occupe les élèves, sans inculquer du savoir en profondeur, souligne Giordan. Et beaucoup de méthodes actives sont de l’habillage : on donne un TP avec une recette de cuisine et point final. Surtout, on oublie que, pour construire du savoir, il faut d’abord en déconstruire.

Modifier l’architecture mentale de l’enfant.

On croit que le cerveau de l’enfant est un terrain vierge : on se trompe ! Les petits ont des idées préconçues sur tout, pas que sur la GameBoy. Ils ont chacun leur propre grille de lecture, la tête encombrée de conceptions spontanées, de stéréotypes hérités de leur famille ou de la culture ambiante. Et ce savoir-là est têtu. Un exemple ? Dans le laboratoire d’André Giordan, on procède à des évaluations à différents âges pour tester les acquis scolaires. Si l’on prend la digestion, par exemple, on s’aperçoit que, trois semaines après un cours de biologie, des enfants de 5, 10 et 14 ans dessinent toujours deux tuyaux, un pour les liquides, l’autre pour les solides ! La preuve qu’ils reproduisent une conception déjà en place depuis le biberon, mais erronée. « En fait, dit le chercheur, l’acquisition d’un savoir ne peut se faire que si l’enfant modifie son architecture mentale. » Il faut donc « inhiber » cette fougue naturelle qu’a le cerveau à aller au plus rapide, à l’erreur, renchérit Olivier Houdé, professeur de psychologie cognitive à la Sorbonne. Et il faut s’y employer le plus tôt possible, et toute la vie durant !
Déraciner le faux savoir, faire parler les élèves sur ce qu’ils connaissent, avant de professer... Pas simple pour les enseignants, à 8 heures du matin, face à l’armée des ombres... En sciences physiques, Richard-Emmanuel Eastes a affûté une méthode : l’expérience contre-intuitive, qui donne un résultat « contraire au sens commun ». Exemple : on veut démontrer à des enfants que tous les objets d’une pièce ont la même température. Evident ? La plupart pensent que le verre est plus froid que le bois, que la laine est plus chaude que l’aluminium. Alors, on contre-enquête à l’aide du thermomètre. « Là, ils sont perturbés, explique Spatule. Ils questionnent, s’accrochent à leur conviction : “La laine, c’est fait avec de l’aluminium ! ” Et on continue les expériences, jusqu’à ce que se dégage la loi générale. » Elémentaire, Pr Spatule ! Des bienfaits de la méthode inductive... « Evidemment, celle-ci n’est pas toujours praticable, faute de temps. Mais on peut toujours trouver un moyen de relier le savoir à la vie quotidienne. »
D’épingler l’héritage du passé à l’aide du présent, d’expliquer les circuits électriques en démontant la chaîne hi-fi... Bref, de titiller l’envie d’apprendre... Et donc la sphère affective, émotionnelle.

Les scientifiques le savent : « Notre aptitude cognitive est fortement liée à nos émotions ; c’est ce qui nous distingue de la machine, précise Georges Chapouthier, directeur de recherche au CNRS. On ne mémorise que ce qu’on aime retenir. » Un processus permis par la libération dans le cerveau de certaines substances chimiques, les neuromédiateurs : l’un d’eux, la dopamine, provoque le désir, l’appétence pour le savoir. D’autres créent du stress. Leur action doit donc être bien dosée. Trop d’angoisse perturbe, une légère anxiété stimule ! Alors, apprendre est une partie de plaisir ?

Mais non ! « Il ne faut évidemment pas faire miroiter aux élèves qu’on apprend sans effort ! dit Eastes. Simplement, on veut les stimuler, leur faire découvrir la notion de plaisir d’apprendre. » Question d’efficacité, aussi. « On n’apprend bien que si l’on a envie d’apprendre, renchérit Giordan. Or on a tendance à répondre à des questions que les enfants ne se posent pas, on plaque sur eux un savoir préconstruit, découpé en morceaux et pas opératoire ! » A charge donc pour le professeur d’ « infuser du désir, renchérit le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, ancien président du Conseil national des programmes. La répétition peut engendrer un effet de lassitude. Paradoxalement, on observe que cela se manifeste plus vite chez certains individus - souvent les plus curieux, en quête de stimuli - que chez d’autres. Or l’ennui est une souffrance et peut engendrer de la violence ».

C’est un peu ce qui s’est passé pour José, naufragé du collège unique. Depuis l’enfance, José émerveillait ses parents et ses maîtres. Ils le voyaient déjà ministre. En quatrième, c’est la chute. Une classe chahuteuse, une grappe de caïds, l’enseignant de maths qui le prend en grippe. Et José bloque, se ferme, redouble, se fait renvoyer. Etiqueté « délinquant », il échoue, comme pas mal d’ados en déshérence scolaire, à l’hôpital de Poitiers, à l’institut Mosaïque, dirigé par la pédopsychiatre Nicole Catheline. Elle en voit défiler, de très bons élèves comme lui qui, à un moment, ont dégringolé parce qu’ils se sentaient noyés, incompris... « On s’intéresse peu à la psychologie, dans l’apprentissage, déplore-t-elle. C’est essentiel. L’adolescence est une période clef. Entre 11 et 15 ans, le regard de l’autre devient très important, on devient capable de juger par soi-même... » C’est l’âge rebelle. « Or les professeurs sont peu formés à ces problèmes, et le collège unique confond égalité et uniformité. » Et pourtant, on arrive à ranimer le goût d’apprendre : « Ces ados sont souvent très bons dans des matières peu valorisées, comme la technologie, la musique... On leur montre à quoi ça sert d’apprendre, par la pratique. » Le b.a.-ba, dit Jean-Didier Vincent : « Tout savoir doit servir à quelque chose. Savoir et savoir-faire sont indissociables. »

L’erreur est un passage obligé

Nicole Catheline utilise aussi une autre arme : le travail en groupe, très utile pour libérer les tensions, casser le carcan hiérarchique qui plombe les élèves en difficulté et construire des échanges... Et c’est là l’une des autres limites du constructivisme selon Piaget : à miser sur les seules capacités cognitives de l’individu, on occulte les interactions avec l’environnement, elles aussi sources d’intelligence ou d’inhibition !

Le sociologue Pierre Bourdieu a largement ausculté le poids du milieu social. Dès la maternelle, 85% des enfants de cadres ont un niveau supérieur à celui des enfants d’ouvriers dans la maîtrise du langage, par exemple. On s’est intéressé plus tard au rôle joué par l’institution scolaire : on apprend mieux dans certaines classes ou dans certains établissements que dans d’autres. Une variation que la sociologue Marie Duru-Bellat évalue autour de 7 à 8%. Le bon creuset ? Celui où règne un climat serein, où le chef d’établissement est présent, où l’on valorise les apprentissages... Et ce ne sont pas toujours les plus favorisés !

Mon fils progressera-t-il mieux dans une classe de niveau ou bien dans une classe hétérogène ? C’est l’autre grande angoisse parentale. En fait, si Arthur, 18 de moyenne, perd un peu à être dans une classe hétérogène plutôt que dans une classe forte, Sophie, au plancher, gagne nettement plus à être dans une classe hétérogène que dans une classe faible. Autrement dit, « tout dépend du projet politique que l’on se fixe, explique la sociologue : veut-on dégager une élite ou faire progresser l’ensemble d’une classe d’âge ? » Les parents préféreront pour leur crack une classe forte... Mais, au niveau européen, des enquêtes sur les acquis en lecture, sciences et maths montrent que les pays aux cursus uniques donc hétérogènes (Europe du Nord) ont une moyenne générale plus élevée que ceux à filières, comme l’Allemagne. Notamment grâce à un suivi plus individualisé des élèves.

Les interactions entre élèves jouent aussi leur rôle dans l’apprentissage. On l’ignorait, mais les performances de nos têtes blondes en dépendent aussi ! A partir d’un panel de 1 000 élèves de la sixième à la troisième, Pascal Huguet, directeur de recherche au laboratoire de psychologie cognitive d’Aix-Marseille, a montré que, dans une classe, les élèves se comparent les uns aux autres, selon des règles calibrées : ils s’évaluent par rapport à un camarade de même sexe et aux notes très légèrement supérieures aux leurs. Stratégique, cette comparaison « par le haut », recherchée pour s’améliorer, est associée, ô merveille, à de meilleurs résultats trimestriels ! En clair, le prof devrait éviter de balancer à Paul, 8 en maths : « Regarde Emma, qui a eu 17 ! » C’est contre-productif. « On ne stimule pas un élève en lui mettant dans la tête un niveau de réussite optimal, irréaliste », assure Huguet. On a trop tendance à survaloriser l’intelligence - en particulier le type logico-mathématique - et par ricochet à dévaloriser l’erreur, alors qu’elle est un passage obligé de l’apprentissage et peut aider à trouver la piste de la solution. « Quand on compare les élèves européens de 15 ans, on s’aperçoit que les Français préfèrent ne rien répondre aux tests que répondre faux, observe Marc Fort, inspecteur général de mathématiques. On est peut-être dans un système d’évaluation qui accorde trop d’importance à la sanction de l’erreur et inhibe l’esprit d’initiative. »

Alors, sur quelles ficelles jouer ? La pédagogie des petits pas, un bon moyen d’avancer, conseille Huguet : « On peut valoriser, par exemple, le fait que l’élève a gagné des points, même avec un 7, plutôt que porter l’accent sur l’écart entre le 7 et le 20 ! » Montrer que l’échec est digne d’intérêt. Moins complimenter l’intelligence en bloc - « C’est bien, tu es très doué » - que l’effort ou le processus qui a mené à la performance : ainsi, la chute est moins douloureuse en cas d’échec, renchérit Marie-Christine Toczek, maître de conférences en psychologie sociale.
Sans doute devrait-on prendre davantage en compte la représentation de soi de l’enfant. « Très intériorisée, elle influence la performance », précise Huguet. La preuve par la figure de Rey. On soumet un test à des enfants, en le présentant tantôt comme de la géométrie, tantôt comme du dessin. Résultat : dans le premier cas, les bons élèves réussissent et les plus faibles échouent. Dans le second cas, tout le monde réussit...

Obtenir sans imposer, l’art suprême

Huguet a soumis le même exercice à des filles et à des garçons, pour tester un autre stéréotype selon lequel les filles ont moins la bosse des maths que les garçons. Résultats édifiants, là aussi : si le test est proposé comme un exercice de maths, les filles décrochent. Si on leur parle de dessin, elles reprennent la main ! Que faire, alors ? « On peut jouer sur l’habillage des tâches, des intitulés, en les rendant moins connotés, plus accessibles », suggère Toczek. Ou déplacer la pression qui pèse sur l’élève : « Cet exercice, il est fait pour voir si la manière dont je vous l’ai enseigné était adaptée. » Ruser ! Travailler au corps, en tout cas, ces fameuses « conceptions » qui, inscrites au fond de l’inconscient, relèvent moins du savoir que de l’idée qu’on se fait du savoir (métacognitif).

C’est à la portée de tous. Enseignante de lettres dans un collège de ZEP et coach pour décrocheurs, Hélène Mathieu emprunte, elle, à l’analyse transactionnelle et à la programmation neurolinguistique : des techniques américaines, utilisées en entreprise ou en thérapie. Elle propose un exercice qu’elle intitule « la marelle des croyances ». On fait dessiner une marelle à un enfant et on lui fait écrire sur la première marche ce qu’il pense de lui : « Je suis nul. - Mais qu’as-tu fait de bien récemment ? - J’ai réparé un scooter... » Et ainsi de suite, jusqu’à ce que la croyance se ramollisse...

Elle demande aussi : « C’est quoi, ton monde idéal ? » « Un jour, raconte-t-elle, je vois arriver un jeune démotivé, en conflit avec sa mère. Il m’explique qu’il a toujours travaillé pour lui faire plaisir, mais qu’il en a marre de l’école... Je lui demande de me raconter le monde dont il rêve. Il me parle de justice et d’ordre. On travaille. Se dégage, peu à peu, une idée de métier : avocat. Le déclic. Il a compris que l’école était importante, pour lui permettre d’accomplir ce monde idéal... »

Evidemment, ces exemples ne sont pas des recettes de cuisine ! Mais de simples outils de réflexion, qui montrent le rôle décisif du maître, catalyseur, vecteur de désir. Alors c’est quoi, un bon maître ? « Celui qui saura, notamment, réveiller la motivation intrinsèque : celle qui fait qu’on apprend pour le plaisir de la tâche elle-même, pas par contrainte (motivation extrinsèque) », répond Alain Lieury. Obtenir sans imposer, l’art suprême ! De quelles ficelles user ? La séduction ? L’enfant risque de travailler pour plaire au prof. La persuasion ? Il peut dire qu’il va faire l’exercice, sans jamais le faire. La coercition ? Il obéira par peur du bâton, sans assimiler en profondeur. Le pouvoir légitime (« Ecoute parce que je suis le prof ») ? Idem. « En fait, explique Toczek, la forme d’autorité qui a le plus d’impact sur l’apprentissage est l’autorité d’expertise : l’enseignant doit montrer qu’il est compétent, avant tout. » C’est ce que l’on appelle le charisme. « Tout l’art consiste à obtenir un peu avant de demander beaucoup et, surtout, de responsabiliser l’élève. » Cela dit, tous les enseignants en témoignent, le bâton reste très utile pour sermonner les bavards ou étouffer une bagarre. Question de dosage !

Un jeu subtil, qui table sur trois niveaux, résume Giordan. L’ « intention » : l’élève n’apprend bien que s’il y a un plus derrière, un plaisir, un besoin, un projet. Le « cognitif » : l’élève doit comprendre, stocker et surtout savoir réutiliser son savoir (le présenter à d’autres, le hiérarchiser...). Et le « métacognitif » : l’élève doit s’interroger sur l’idée qu’il se fait de lui-même et du savoir, sur la meilleure façon, pour lui, d’apprendre : certains ont besoin de se raconter des histoires ; d’autres, de mémoriser par cœur.

« Il faut décloisonner, individualiser. Voilà l’essentiel, souligne l’inspecteur général Marc Fort. Et donc alterner les méthodes. » Jongler en permanence, comme l’explique Sophie Ceylon, institutrice en ZEP à Montreuil (Seine-Saint-Denis) : « Du magistral pour structurer, du travail en groupe... Voilà le seul moyen de toucher le plus grand nombre, puisqu’ils apprennent tous de façon différente. » Bref, pas de prêche pour la panacée, pas de plaidoyer pour un discours de la méthode. Un exercice de haut vol ? Mais qui a dit qu’enseigner (ou apprendre) était un métier facile ?

Jean-Marc Biais, Delphine Saubaber.

Répondre à cet article