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« Vouloir rendre “rentable” l’école maternelle est une aberration technocratique »
TRIBUNE
Collectif
L’école maternelle ne doit pas devenir un centre d’entraînement aux épreuves d’entrée au cours préparatoire, expliquent trois professeures d’université dans une tribune au « Monde ». Elles dénoncent la vision utilitariste d’une récente « note d’analyse et de propositions », produite par le Conseil supérieur des programmes.
Tribune.
Née sous la IIIe République, l’école maternelle concilie aujourd’hui trois impératifs : accueillir le jeune enfant, l’éduquer, le préparer à sa scolarité future en œuvrant à son développement cognitif, social et culturel. Ce point d’équilibre a été formalisé par le programme scolaire actuel, qui répond aux attentes des familles et donne satisfaction aux enseignants. Publié en 2015, ce programme, qui a recueilli une très large approbation, avait été élaboré en faisant appel à tous les secteurs de recherche concernés par l’école maternelle, à l’expertise des enseignants et à la collaboration des partenaires de l’école.
Rien, donc, ne justifie qu’on veuille rompre cet équilibre et contraindre l’école maternelle à renoncer à une grande partie de ses missions. Pourtant, c’est ce qu’envisage le Conseil supérieur des programmes (CSP), dans une « note d’analyse et de propositions » où il suggère une refonte du programme qui focalise l’école maternelle sur quelques apprentissages ciblés qui seraient intensément travaillés. Les propositions du CSP sont motivées par un objectif dont la note ne fait pas mystère : améliorer les scores aux évaluations que passent les enfants à leur entrée au cours préparatoire.
Comme l’enjeu est d’obtenir des performances supérieures à celles que réalise en moyenne cette classe d’âge, pour les auteurs de la note, il s’agit d’anticiper les apprentissages concernés sans tenir compte du développement des enfants. Comme ces épreuves ne portent que sur ce que le jargon officiel appelle « les fondamentaux », c’est-à-dire le français et les mathématiques, les autres domaines sont négligés, notamment les activités physiques et artistiques. Comme les tests du cours préparatoire n’évaluent que des compétences techniques, l’enseignement des mathématiques et du français devrait être technicisé. Il n’est donc plus question de familiarisation avec la littérature de jeunesse, ouverture culturelle qui pourrait faire perdre du temps.
Stigmatiser des petits de 3 ans
Ce choix politique procède d’une vision technocratique de l’école. Les auteurs de la note cherchent en effet à améliorer la rentabilité de l’école maternelle en restreignant son champ et en anticipant les apprentissages ultérieurs. Cette doctrine est à mettre au compte d’une connaissance très lacunaire de l’école maternelle et des jeunes enfants. En effet, les auteurs ne se sont autorisés à consulter que trois chercheurs en grâce auprès du ministre, en se privant de la connaissance des apprentissages spécifiques à l’école maternelle, domaine pourtant bien exploré par la recherche. Ils restent donc à la surface des choses et ne s’intéressent pas aux transformations substantielles que l’école maternelle vise pour chaque enfant, et qui demandent du temps.
Lorsqu’il arrive à l’école maternelle, le jeune enfant a déjà réalisé beaucoup d’apprentissages, à son rythme. Les habiletés motrices, les usages du langage sont très différents d’un enfant à l’autre, y compris dans une même famille. La classe de petite section accueille donc non pas des êtres standardisés, mais de petites personnes uniques, en plein développement. Il faudra du temps et de l’habileté de la part de l’enseignant pour faire d’enfants tous singuliers une communauté qui partage des intérêts.
Les auteurs de la note préfèrent escompter que tous les enfants aient d’emblée des habitudes scolaires que leur aurait inculquées leur entourage. On sait pourtant qu’une telle exigence ne ferait qu’accentuer les disparités dues à la socialisation familiale. Mais cela n’empêche pas ces auteurs d’envisager un bilan de compétences dès l’entrée en maternelle, prenant ainsi le risque de catégoriser et stigmatiser des petits de 3 ans.
Appauvrissement des capacités
Leur méconnaissance de l’école maternelle rend les auteurs de cette note inaptes à comprendre la nature des apprentissages profonds dont cette école a la charge. Aussi leur note évacue-t-elle d’un trait de plume tout ce qui a trait aux apprentissages langagiers : dans leur projet de refonte du programme, il n’est plus question que l’école aide les élèves à apprendre à parler, écouter, réfléchir, essayer de comprendre et, progressivement, essayer d’écrire et de lire.
Plutôt que d’amener les élèves à réaliser ces activités cognitives de haut niveau, ils préfèrent leur faire faire des exercices empruntés à l’école élémentaire et même au collège. Ce choix, qui constitue un aveu de leur ignorance des processus de développement du langage chez les enfants de 3 à 6 ans, témoigne de leur incapacité à saisir ce qui se joue en propre à l’école maternelle. Cette absence de clairvoyance va de pair avec leur conviction que l’école élémentaire devrait servir de modèle à l’école maternelle.
« La maternelle est devenue une antichambre de l’école élémentaire »
Un tel dogme explique que les auteurs de la note ne comprennent pas le rôle du jeu à l’école maternelle. Certes, ils concèdent que le jeu correspond à un besoin des jeunes enfants, mais, redoutant toute perte de temps, ils estiment que des exercices scolaires qui paraissent ludiques à leurs yeux d’adultes suffisent à satisfaire ce besoin. Or si le jeu figure dans le programme de 2015 comme l’une des modalités d’apprentissage, c’est parce qu’on sait qu’il offre un espace irremplaçable à l’exploration, à la sociabilité entre pairs, à l’imaginaire. Mais les auteurs de la note craignent que tout ne soit pas cadré ; ces espaces de liberté heurtent leur conception des études.
Pourtant, cette approche utilitariste ne saurait conduire qu’à un appauvrissement des capacités des enfants en occultant tous leurs apprentissages en situation informelle, si nécessaires à leur développement et à leur curiosité intellectuelle. Il reste à espérer que la faiblesse du document présenté par le CSP, bâclé, mal organisé, plein de contradictions internes et d’erreurs factuelles, lui vaudra le sort qu’il mérite : être oublié dans un tiroir.
Mireille Brigaudiot, maîtresse de conférences honoraire en sciences du langage,
Pascale Garnier, professeure en sciences de l’éducation, Université Sorbonne Paris Nord,
et Sylvie Plane, professeure émérite en sciences du langage, Sorbonne Université, ancienne vice-présidente du Conseil supérieur des programmes
Extrait de lemonde.fr du 08.02.21
Des enseignants de maternelle s’inquiètent d’une pression accrue sur les résultats
Depuis son arrivée en 2017, le ministre de l’éducation nationale revient à petites touches sur l’école maternelle, ses objectifs, ses enjeux. Une gestion jugée trop verticale sur le terrain, et qui fait craindre la fin de cette école à part.
[...] Les tests du CP inquiètent
De nombreux enseignants lisent dans ce texte une volonté de remettre en cause les programmes de 2015, qu’ils jugent « équilibrés » entre l’entrée dans les « fondamentaux » d’un côté, et l’épanouissement par le jeu, la bienveillance et le souci du rythme de l’enfant de l’autre. « Même si la note du CSP évoque l’importance du jeu, on sent que c’est une concession à quelque chose qu’ils savent être important pour d’autres », analyse Viviane Bouysse, inspectrice générale honoraire de l’éducation nationale et spécialiste de l’école maternelle.
L’indignation est telle que le CSP a réagi le 8 janvier, regrettant des « allégations mensongères » qui « dévoient » son analyse. « Le CSP n’a (…) aucunement été sollicité pour élaborer un nouveau programme mais pour envisager la manière de concilier la spécificité de l’école maternelle avec les infléchissements induits par la loi », précise l’instance dans un communiqué, avant de démentir les rumeurs d’une « évaluation » des élèves dès la maternelle.
[...] Mais la publication, le 21 janvier, par le site spécialisé Café pédagogique d’un questionnaire reçu dans certaines écoles, crée de nouveau une vive émotion. Cette « grille d’observation » demande par exemple si l’élève « coupe la parole », « quitte l’activité avant de l’avoir achevée » et « a facilement les larmes aux yeux ». L’éducation nationale précise qu’il s’agit seulement de tester des entrées avant le lancement d’un nouveau panel statistique en septembre 2021. Affaire classée ? « La publication de cette grille dans la presse a créé un malentendu, analyse Guislaine David, du SNUipp-FSU. Dans un contexte de crainte du pilotage par l’évaluation, les collègues ont vu rouge. »
[...] Pour Viviane Bouysse, l’ère Blanquer représente effectivement un virage : « On donne des instructions précises, et les professeurs le sentent bien, assure-t-elle. On est passés de “voilà ce que vous pouvez faire” à “voilà ce que vous devez faire”. »
Extrait de lemonde.fr du 08.02.21
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