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Profs en ZEP et anciens élèves d’origine étrangère

11 janvier 2005

Extrait du "Monde" du 09.01.05 : À l’école de la République

Les jeunes enseignants issus de l’immigration sont de plus en plus nombreux dans l’éducation nationale. Ils jouent souvent un rôle-clé dans la transmission des valeurs républicaines

Les jeunes enseignants issus de l’immigration sont de plus en plus nombreux dans l’éducation nationale. Ils jouent souvent un rôle-clé dans la transmission des valeurs républicaines.

Cet après-midi, dans la classe de Djaouiba Kermiche, les élèves font des acrostiches. Sur le tableau noir, la maîtresse a inscrit verticalement le mot "lapin". Les enfants doivent trouver un mot commençant par chacune des lettres pour faire une phrase. Djaouiba, 32 ans, passe dans les rangs, dispense ici un conseil, là un rappel à l’ordre. Studieux, Mamadou aide Cédric à chercher dans le dictionnaire. Distrait, Zacaria gigote sur son siège.

Située en zone d’éducation prioritaire (ZeP) à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, un département défavorisé, l’école élémentaire Paul-Langevin scolarise de nombreux enfants issus de l’immigration. Pour leur maîtresse, Française d’origine algérienne, cela ne fait pas de différence. Elle croit au modèle républicain : "Je suis très exigeante avec eux et moi-même, assure-t-elle. Ils ont toutes les cartes en main pour réussir. A eux de faire des efforts. Ce n’est pas comme la génération de mes parents, qui, elle, a vraiment souffert de la discrimination."

Les parents de Djaouiba Kermiche sont arrivés en France dans les années 1960. Sa mère travaillait dans un self, son père était chef de chantier dans une société de nettoyage. Elle a grandi dans un quartier chic du 17e arrondissement de Paris où la famille avait trouvé un logement bon marché de type "loi de 48". Aujourd’hui, elle se définit comme "une Française intégrée". "Ce sont les autres qui nous font nous poser la question de notre intégration, insiste-t-elle. Pour moi, c’est une évidence."

De plus en plus de jeunes issus de l’immigration accèdent ainsi au métier d’enseignant. Bien sûr, le ministère de l’éducation nationale ne les recense pas puisqu’ils sont tous de nationalité française. Mais des recherches récentes, menées dans le cadre de l’Institut Maghreb-Europe (université Paris-VIII) pour l’UNSA-Education, accréditent l’idée de leur proportion croissante (Frédéric Charles, Aïssa Kadri, Florence Legendre, Fabienne Rio).

Un recensement, conduit à l’institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Créteil, l’un des trois plus gros de France, fait état, à la rentrée 2003, d’une proportion de plus de 17 % d’enseignants "issus des immigrations", c’est-à-dire dont au moins un parent est de nationalité étrangère (cette proportion tombe à 11 % pour deux parents immigrés). Parmi eux, la part la plus importante (43,9 %) vient d’Europe, principalement du Sud. En seconde position vient le Maghreb (42,6 %) et, au sein du Maghreb, l’Algérie.

Faut-il y voir une voie privilégiée d’accès à un métier ? Une chose est certaine : ces jeunes sont surreprésentés par rapport à la part de la population originaire du Maghreb (33,7 %) dans la population immigrée de l’Ile-de-France. Pour Aïssa Kadri, sociologue et coordonnateur de l’enquête, "l’enseignement représente un moyen de promotion sociale pour la plupart de ces jeunes, mais parfois aussi un déclassement pour ceux qui ne peuvent pas viser plus haut dans un marché du travail discriminé".

Dalila Missoum, 36 ans, l’admet : elle a choisi ce métier car elle ne trouvait pas d’emploi dans le secteur privé. Trilingue, elle voulait être secrétaire. "J’envoyais des CV, mais je ne décrochais même pas un entretien, raconte-t-elle. Je pense que c’est à cause de mon nom et de mon adresse à Saint-Denis." Depuis six ans, elle enseigne dans une école élémentaire en Seine-Saint-Denis. Elle, qui a passé son enfance à la cité des 4 000, à La Courneuve, s’identifie aux élèves "qui ont des possibilités" : "Il faudrait les considérer comme des enfants de Paris, exiger d’eux un niveau élevé."

Issus pour la plupart de milieux populaires, ces jeunes professeurs ont souvent des parents peu instruits, mais qui les ont fortement encouragés dans leur scolarité. Les statistiques le prouvent : alors que les enseignants "d’origine française" ont pour 11,4 % d’entre eux des parents ouvriers, cette proportion grimpe à 54,5 % pour les enseignants stagiaires issus des immigrations de l’IUFM de Créteil.

D’origine marocaine, Ahmed Aït El Madani, 31 ans, vient de terminer sa formation et exerce enfin le métier dont il rêvait : il enseigne dans une école élémentaire à Sevran (Seine-Saint-Denis). Sa vocation lui vient du CM2. Son instituteur a été pour lui un "modèle". "Il ne laissait personne à la traîne, communiquait beaucoup avec les parents. Il nous respectait." Ahmed est arrivé en France à l’âge de 8 ans. Son père a d’abord été mineur à Lens, avant de se reconvertir dans la maçonnerie en région parisienne. A la maison, Ahmed lisait le courrier, écrivait les lettres. Poussé par ses parents, il a toujours voulu réussir.

Scolarisé dans un collège difficile d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), il a décidé de le quitter. "Ceux qui travaillaient étaient considérés comme des bouffons, raconte-t-il. Moi, j’avais envie de m’intégrer le plus dignement possible. Je n’en voulais pas aux élèves d’origine étrangère, mais plutôt à la société qui les avait regroupés. J’ai décidé de partir quand j’ai vu un prof pleurer en cours." Seul, il s’en est allé plaider sa cause à l’autre bout de la ville, dans un collège de meilleure réputation. "Je suis allé voir le proviseur, le conseiller principal d’éducation, et je leur ai dit : "Soit vous m’acceptez, soit j’arrête les études."" Il est admis et mène une scolarité exemplaire, obtient une maîtrise d’ingénierie à l’université Paris-XIII-Villetaneuse tout en travaillant dans un McDonald’s. "On peut être issu de l’immigration, vivre dans une cité difficile et réussir. Mais à condition qu’on ait une bonne éducation derrière", assure-t-il.

Ahmed est devenu un modèle et ne s’en cache pas : "Je représente un exemple de réussite pour mes élèves et pour leurs parents, mon parcours est porteur d’espoir." Sa triple culture, française, berbère par son père et kabyle par sa mère, lui permet de "mieux comprendre" ses élèves d’origine étrangère et d’"avoir un meilleur contact avec les parents". En 2003, durant son année de stage, il a pu dénouer des situations difficiles. "Avec quelques parents qui parlaient mal, je parlais arabe." Le fait de travailler dans une école classée en ZEP est pour lui un choix : "C’est là que je me sens le plus utile."

Ce cas n’est pas isolé. D’autres enseignants en début de carrière disent avoir envie de rendre ce que l’école leur a donné. "On voit poindre de nouveaux hussards de la République, porteurs d’exemplarité par rapport aux jeunes de banlieue", confirme Jean-Louis Auduc, directeur adjoint de l’IUFM de Créteil. Selon les recherches de l’Institut Maghreb-Europe, ces jeunes profs s’affirment très attachés aux valeurs républicaines. Certains, ceux que l’on pourrait appeler les "orthodoxes", se caractérisent par leur croyance forte dans l’égalité des chances et renvoient aux familles et aux communautés la responsabilité de la préservation de la langue et des cultures d’origine. D’autres, les "tolérants", sont partisans d’une préservation des langues et cultures d’origine plus volontariste et mettent davantage l’accent sur la discrimination et le racisme.

Rachid Gessoum, 36 ans, enseignant dans une classe spécialisée pour élèves en difficulté d’un collège de Pierrefitte, se fait souvent interpeller par ses élèves. "De quel pays vous êtes, monsieur ?", lui demandent-ils. "Je suis français", répond Gessoum. "Mais non", rétorquent les élèves. "Reformule ta question, alors", dit le maître. "De quelle origine vous êtes, monsieur ? - Je suis d’origine algérienne."

"Ces jeunes sont fragiles, car ils connaissent peu ou mal leur histoire. Parfois, ils me disent qu’ils ne sont pas français, ou le prennent comme une insulte", déplore Rachid. Pour lui, "un homme fort sait où il va et, pour savoir où il va, il a besoin de savoir d’où il vient". Rachid lui-même a grandi dans un quartier très difficile de Nanterre."Je connais les codes de la cité, explique-t-il. Face à mes élèves, je me dois d’être exemplaire dans mon discours, dans mon attitude, dans ma tenue vestimentaire."

Cheveux courts, rasé de près, tenue impeccable, Rachid Gessoum sait qu’un détail, une simple remarque peuvent humilier. Comme dire à un adolescent d’origine arabe qu’il fait "un travail de cochon" ou regarder dans les yeux un élève d’origine africaine, ce qui est considéré comme une attitude insolente à la maison. Rachid entend surtout leur donner des repères et les valoriser. "Il faut leur dire qu’avoir une double culture n’est pas un handicap, mais une chance. Pourquoi serait-ce une chance d’être d’origine anglo-saxonne et un handicap d’avoir des racines maliennes ?", dit-il. Il veut aussi les ouvrir sur le monde. "Pour des élèves comme les miens, il faut donner beaucoup, considère-t-il. Il faut leur faire découvrir la culture, le théâtre. Ils doivent avoir autant que les autres, plus que les autres."

Tous les enseignants issus de l’immigration ne partagent pas cette empathie avec leurs élèves. Il faut dire que certains d’entre eux ont eu des parcours plus pénibles. Samira, 30 ans, avoue avoir été "chahutée" par sa classe quand elle a été "parachutée dans une école difficile". "Le fait d’être d’origine arabe n’était pas un avantage, ils me percevaient avant tout comme une prof de sciences physiques". Mourad, 29 ans, se refuse à parler arabe aux parents. "J’essaie de garder de la distance, et je vais tout faire pour parler français. Je vais parler doucement, lentement. Si c’est vraiment nécessaire, je glisserai un mot en arabe, mais pas plus."

A 45 ans, Sophia Lamri, d’origine algérienne, est devenue directrice d’école à Saint-Ouen. Un parcours de réussite après une enfance difficile. "Je suis une traumatisée de l’école, lâche-t-elle. J’y ai tellement souffert que cela m’a poussée à être enseignante pour parler au nom des enfants." Son père, balayeur, travaillait dans la rue de son école. "Si vous ne travaillez pas, disait la maîtresse, vous deviendrez comme lui."

Issue d’une famille de dix enfants, la petite Sophia parlait kabyle à la maison. A l’école, elle s’est trouvée noyée dans un monde dont elle ne connaissait pas les codes. "La maîtresse avait demandé de raconter une fête de Noël, se rappelle-t-elle. Je ne savais pas quoi écrire, alors j’inventais des successions de plats."

Au collège, la seule fois où le professeur d’histoire s’est intéressé à elle, c’était pour lui demander si le prophète s’appelait "Mohammed ou Mahommed". En dépit d’une orientation vers une "filière poubelle", Sophia s’est obstinée. Elle a fini par décrocher le concours d’institutrice au bout de trois fois. "Nous n’étions que deux ou trois d’origine étrangère à l’Ecole normale du Bourget."

Son destin a basculé à l’université Paris-VIII. "J’ai fait une rencontre avec l’histoire des migrations. Ça a été un choc." Son professeur, Benjamin Stora, l’a encouragée. Pour elle, qui se considérait comme un vilain petit canard, cela tenait "du miracle". Ses études lui ont permis de faire le point sur l’histoire de ses parents, de les réhabiliter."J’ai pu comprendre leur soumission, eux qui se faisaient insulter étaient en quête de dignité, d’intégration."

Aujourd’hui, elle considère que la formation des enseignants est insuffisante au regard de l’histoire des origines. "Il faut informer davantage sur l’école, ce qu’elle dit, ce qu’elle véhicule comme idéologie, explique-t-elle. Il faut expliquer les composantes de la société française pour aider tous les enfants à y faire leur place." C’est ce qu’elle a entrepris de faire en dispensant des cours sur l’histoire de l’intégration aux enseignants de l’académie de Créteil.

Martine Laronche

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