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10.04.07 - Témoignage d’un élève de lycée conventionné avec Sciences-Po

10 avril 2007

Extrait du « Bondy-blog », le 08.04.07 : Quand la carte scolaire devient un atout

Tour de France des banlieues : Bondy (Seine-Saint-Denis)

Une lycéenne dont la famille aurait préféré un établissement plus prestigieux raconte comment elle a surmonté les préjugés.

Chaque fois que je tombe sur un prof qui a enseigné à un de mes deux frères aînés, j’ai l’impression d’hériter d’un gros handicap relationnel ! Malgré cela, aller à Jean Renoir, le lycée de Bondy, ne me dérangeait pas trop. Les membres de ma famille, en revanche, s’étaient mis d’accord pour m’éviter cet établissement que toute notre dynastie avait pourtant assidûment fréquenté avant moi. Ils lui préféraient Schweitzer, un lycée plus huppé du Raincy, et son petit lac dans la cour de récré qui donne envie. Que reprochent-ils à Jean Renoir ? Un suivi d’orientation qui s’arrête au bac, et le fait qu’aucun des membres de ma fratrie n’aie entendu les mots « prépa » ou « grandes écoles ». Voilà le reproche, adressé à Jean Renoir en particulier, mais aussi à beaucoup d’établissements de banlieues en général. Alors que Schweitzer est collé à une école préparatoire...

Maman a beau se prendre pour JR avec la belle maison qu’elle nous a construite à Bondy, elle n’a pas eu les relations pour détourner la carte scolaire. Du coup ma rentrée de seconde, je l’ai faite à Renoir. Avant même d’y avoir mis un doigt de pied, je ressentis moi-même les réticences de ma famille. L’opération « sauver la petite dernière » n’avait pas réussi, mais elle déployait ses effets psychologiques : je regardais le lycée et mes camarade de haut, et Jean Renoir, pour moi, rimait avec cauchemar.

C’était toujours à contrecœur que je me levais pour aller « là-bas ». Pierre Curie (mon ancien collège) me paraissait un paradis perdu face à la jungle dans laquelle je me retrouvais. Puis, je me suis fait des amis (sans doute parce que je suis très belle mais aussi gentille comme tout !) et je réalisais que les professeurs étaient de qualité. Je doute qu’à Schweitzer, l’ambiance eût été la même. Raincy ou pas, quand on a l’envie de réussir on travaille, même si sous la pression hormonale il y a toujours deux ou trois énergumènes du fond qui manifestent bruyamment leurs troubles dus à cette période difficile qu’est l’adolescence. Chacun son truc pour franchir le cap, moi c’était les régimes ; pour certains c’était les chaises par la fenêtre.

Au fur et à mesure, la réticence s’est métamorphosée en engouement, les a priori en bon sentiments et le mal-être en plénitude. Qui plus est, pour les terminales il y a l’atelier Sciences Po. Qu’est-ce que cet atelier apporte au lycée ? Sans contestation le retour à une certaine mixité. Parce que ceux qui ont fuit les ZEP déjà depuis le collège, grâce aux relations qui m’ont fait défaut (bien heureuse de pas avoir réussi en seconde), reviennent tout beaux et les joues bien roses pour tenter Sciences Po. Perso, l’atelier au début c’était « bof bof les heures sup », mais lobotomie familiale oblige, j’ai passé les mercredis après-midi au lycée. Une fois de plus, ce fut une révélation, la découverte d’opportunités, d’ambition et d’enrichissement. De plus, ça a confirmé ma très bonne opinion des profs bénévoles. Et qu’est-ce qu’on leur dit maintenant aux lycées dits de « prestige » ? Aux royaumes des aveugles, les borgnes sont rois. Sauf qu’à Jean Renoir on nous a redonné la vue.

Les membres de ma fratrie voulaient ce qu’il y a de mieux pour moi, je les comprends car je voulais la même chose. Mais parfois lorsqu’on cherche à faire trop bien on fait mal. Seulement mon histoire donne à croire que, comme on peut l’entendre quelque fois, un « bien » survient pour un « mal ». Ce fut le cas pour moi. Je ne regrette pas d’avoir étudié à Jean Renoir et si jamais je le quitte à la fin de l’année ce sera toujours avec beaucoup de nostalgie que je me rappellerais tout les bons moments que j’y ai passé, aussi bien avec les élèves qu’avec nos professeurs.

Sonia Hocini (Lycée Jean Renoir)

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Une analyse de la fonction de Sciences-Po

Extrait du « Monde diplomatique » de novembre 2006 : Sciences Po Inc.

« Non, trois fois non, Sciences Po n’est pas une business school, et elle ne le sera jamais. » Ces propos de M. Richard Descoings, directeur de l’établissement de la rue Saint-Guillaume à Paris, se retrouvent dans le numéro de Challenges consacré aux écoles de commerce (1). Un numéro dont la couverture est occupée par la photographie de... M. Descoings.

Sciences Po est bien une business school par les métiers préparés (direction des ressources humaines, banque, notamment), par le nombre des enseignants vacataires issus de l’entreprise (il n’y a que soixante-six enseignants titulaires sur un total de mille quatre cents), par la place accordée aux liens avec des entreprises partenaires (BNP Paribas, L’Oréal, Accor, Andersen, Schlumberger, etc.), par l’attention portée au placement des diplômés ou aux classements nationaux et internationaux des business schools.

Dans son bilan présenté au conseil de direction du 21 mars 2006, M. Descoings a énuméré une longue liste de changements et d’initiatives : allongement de la durée des études, diversification du recrutement, stages obligatoires hors de France, accueil d’étudiants étrangers, accords avec des universités d’autres pays, création d’annexes provinciales. Sans oublier l’ouverture d’une filière de sélection tournée vers les zones scolaires défavorisées, à l’origine les lycées de zone d’éducation prioritaire (ZEP), par un système de conventions d’éducation prioritaire (CEP). La liste, incomplète, manifeste la détermination de la direction de l’établissement à servir de levier pour la transformation de la société française.

Résolument tournée vers la croissance, Sciences Po réaffirme sa vocation originelle de formation des élites. Pour assumer ce rôle dans un temps d’effacement de l’Etat, l’école s’efforce de s’adapter aux transformations de la mondialisation, et à l’empire du marché. Jusqu’à viser l’ubiquité sur tous les terrains du pouvoir. Elle assure sa mainmise sur la science politique, dont les épreuves du concours d’agrégation se sont déroulées en 2006 dans ses locaux. Une formation commune la rattache également à l’université de sciences Paris-VI. Enfin, forte d’une expertise multiforme - qui paraît confiner à l’omniscience - et de besoins financiers grandissants, l’école a créé une antenne de conseil qui la rapproche d’une entreprise privée. Sciences Po Développement n’affiche pas moins de trois cent soixante-dix domaines d’expertise : la croissance, le civisme, la Libye, Cuba, la question sociale, mais aussi la musique, le cancer, le sport ou l’obésité. L’humilité n’est plus une vertu de ce monde.

Quelle que soit la part des vanités, l’entreprise Sciences Po constitue désormais ce qu’on appelle en économie une concentration horizontale. En l’espèce, cette évolution n’intéresse pas seulement l’entreprise mais également le bien public, car elle est au fondement d’un système de connivences entre les milieux de l’économie, de la politique, du journalisme, du sondage et d’autres. Il se voit mieux dans le domaine des médias, même si celui-ci n’est pas forcément le plus stratégique. Constatant la crise des écoles traditionnelles de journalisme, la direction demanda un rapport à Mme Michèle Cotta. Laquelle préconisa, sans surprise, la création par Sciences Po... d’une école de journalisme. Ouverte en 2004, sa première promotion adopta, sur le modèle énarchique, un nom de promotion, celui de Michèle Cotta, selon un réflexe de reconnaissance polie, et signant ainsi l’affinité avec un journalisme intimement mêlé aux jeux politiciens.

Les étudiants en journalisme sortaient souvent d’un institut d’études politiques. Dorénavant, leur recrutement, déjà verrouillé par des conventions d’exclusivité entre écoles et médias, n’en sera qu’un peu plus standardisé. Et accrue la proximité qu’évoquait David Pujadas, journaliste à France 2, pour excuser d’éventuelles connivences : « Regardez, je sais pas moi, j’ai des copains, ils étaient à Sciences Po avec des hommes politiques. Ils ont connu les mêmes filles. Ils ont, bon... L’un devient journaliste, l’autre devient homme politique. Ils vont quoi, arrêter de se voir ? C’est dur aussi (2). » On conçoit la part d’irresponsabilité des individus pris dans un système. Existe-t-elle aussi pour ceux qui s’emploient à le renforcer ?

L’intérêt pour Sciences Po bénéficie d’un traitement médiatique hors du commun. En interviewant ses enseignants et chercheurs, bien des journalistes ne font qu’un retour à leur école, économique et rapide, et écrivent parfois en interrogeant les chercheurs du même couloir. Nul ne s’y entend mieux que Sciences Po pour effectuer sa propre promotion. Cette capacité agace un peu les écoles de commerce concurrentes. Cela nécessite cependant une vraie organisation : des attachés de presse, des enseignants et des chercheurs sommés de paraître, mais qui, le plus souvent, ne se font pas prier. Tout comme il est des intellectuels médiatiques, Sciences Po est devenue une école médiatique, toujours prompte à occuper les plateaux de télévision et les colonnes des journaux ou à s’associer aux opérations de promotion.

Le traitement privilégié de Sciences Po produit une personnalisation de la direction qui n’est pas sans rappeler le culte de la personnalité. Son directeur aime prendre la pose, si l’on en juge par le nombre de photographies qui le campent devant l’entrée de l’école ou d’un amphithéâtre. Origines modestes, brillante scolarité, belle carrière de conseiller d’Etat..., la louange s’étend aux qualités physiques : « Silhouette longiligne et élégante, regard pénétrant, barbe de trois jours, longs cheveux plaqués en arrière : Richard Descoings cultive un look de dandy romantique qui ne passe jamais inaperçu (3)... »

Au moment des émeutes de banlieue, le directeur dispensait une leçon à ses collègues en leur suggérant d’aller au-delà du périphérique. Quand un autre quotidien reprit sur-le-champ l’injonction, le panégyrique se déplaça du look vers le message : « Il existe un professeur pour ces leçons de vie. Il s’appelle Richard Descoings (...).

Patron de Sciences Po, il a fait entrer dans son saint des saints des jeunes des banlieues en 2001. La prochaine étape, à ses yeux, sera d’installer des universités de l’autre côté du périph (4). » Comme personne ne l’ignore, il existe déjà plusieurs universités importantes « de l’autre côté du périph ». Et puis, devant une telle assurance, qui penserait à se demander en quoi l’ouverture d’institutions élitistes constitue une réponse appropriée à la violence urbaine ?

En 2001, les conventions ZEP ont donné lieu à un lancement médiatique qui suggérait qu’il ne s’agissait pas seulement de démocratiser le recrutement, mais aussi de faire parler de soi. En juillet 2006, plus de deux cents articles avaient été publiés dans la presse écrite, dont cinquante-trois dans Le Monde, quarante-neuf dans Le Figaro, quarante-trois dans Les Echos, trente-cinq dans Libération, seize dans Le Point, treize dans L’Express. On y célébra sans discernement. Consécration d’une initiative concrète modeste, M. Nicolas Sarkozy a adopté le projet d’une « discrimination positive à la française » et a confié une « mission de réflexion » au directeur de Sciences Po. Lequel est apparu à un meeting de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) présidé par M. Sarkozy.

Assuré de son influence, M. Descoings a lancé l’initiative d’un lycée d’excellence dans le « 9-3 ». Là encore, nul n’a paru surpris que le directeur d’un établissement d’enseignement supérieur de Paris lance un projet important pour l’enseignement secondaire.

Le réseau des anciens élèves explique une telle latitude d’action. Des conditions politiques aussi. En 2001, le ministre de l’éducation, M. Jack Lang, découvrit l’initiative des CEP dans la presse, où il publia vite un bref article pour dire que, bien sûr, il l’approuvait. Cette façon de faire ressemble aux pratiques de la mal-aimée IVe République : l’instabilité gouvernementale laissait alors l’initiative à de hauts fonctionnaires couverts par un ministre de passage.

Avec une base si forte, il ne s’agit pas seulement de lancer des idées, mais également de veiller à leur mise en œuvre. Un programme d’expansion nécessite néanmoins des moyens financiers accrus. En 2003, pour la première fois, la Cour des comptes a formulé des observations critiques. Ces cinq dernières années, l’Etat a augmenté de 25 % un financement dont M. Descoings admet qu’il est déjà « considérable » et « envié par beaucoup d’universités ». Le conseil régional d’Ile-de-France n’est pas avare non plus. Et les apports privés augmentent avec la taxe d’apprentissage octroyée par les entreprises dirigées par d’anciens élèves. Le dynamisme de Sciences Po illustre une nouvelle fois cette loi selon laquelle l’argent va d’abord aux mieux nantis : un élève de Sciences Po coûte d’ailleurs plus de dix fois le prix d’un étudiant « ordinaire ».

Contrairement à des pays où les écoles d’exception sont concurrentes et disséminées, Sciences Po réalise une intégration des élites assez poussée pour constituer une classe dirigeante où responsables politiques, patrons, experts, journalistes, sondeurs se fréquentent, s’entraident - et même s’aiment. Pour que les gens partagent les mêmes visions du monde, on n’a jamais trouvé mieux que de les amener à partager leur jeunesse. Et plus si affinités.

Alain Garrigou, Professeur de science politique à l’université Paris-X-Nanterre, auteur d’une Histoire sociale du suffrage universel en France, Paris, Seuil, 2002, et de l’essai Les Elites contre la République : Sciences Po et l’ENA, La Découverte, Paris, 2001.

Édition imprimée - novembre 2006 - Page 32

(1) Challenges, Paris, 15 décembre 2005. Lire « Comment Sciences-Po et l’ENA deviennent des « business schools » , Le Monde diplomatique, novembre 2000.

(2) Emission « Tam, tam, etc. », France Inter, 14 janvier 2003. Cité dans Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, Raisons d’agir, Paris, 2005, p. 34.

(3) Le Parisien, 16 novembre 2005.

(4) Le Monde, 17 novembre 2005.

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