> Les rubriques antérieures à nov. 2025 (archive) > IX- ACTIONS LOCALES ET ACADEM. EN EP (par niveau et thème) > ACTIONS LOCALES AU COLLEGE > Collège - Pédag. (Histoire-Géo, Mémoire) > B* Cherbourg-en-Cotentin. Pavés de Mémoire, projet européen à la mémoire de (…)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

B* Cherbourg-en-Cotentin. Pavés de Mémoire, projet européen à la mémoire de victimes du nazisme au collège REP+ Les Provinces. Entretien du Café avec la professeure de lettres

14 octobre

Hélène Dargagnon : Pavés pédagogiques de mémoire

Avez-vous déjà trébuché sur un pavé de mémoire ? Dans 22 pays, plus de 80 000 cc honorent, devant leur dernier lieu d’habitation, la mémoire de victimes du nazisme. À Cherbourg-en-Cotentin, cinq pavés ont ainsi été posés en juin 2025 : les 3èmes du collège Rep+ Les Provinces ont contribué à ce beau travail de mémoire, mené en histoire des recherches sur les résistants et victimes locales, réalisé en français des travaux d’écriture et d’oral, déployé des lectures et prises de parole lors de la cérémonie officielle de pose des pavés. Au nom de l’équipe, Hélène Dargagnon, professeure de lettres, nous raconte cette aventure pédagogique, pluridisciplinaire et citoyenne, particulièrement marquante : « Ce projet a marqué mon propre parcours d’enseignante. Il m’a rappelé pourquoi j’ai choisi ce métier : pour transmettre, pour éveiller, pour émouvoir, pour que les mots gardent vivantes les histoires, pour découvrir des histoires individuelles d’anonymes derrière la grande Histoire. » Et nous elle nous rappelle le beau vers d’Aragon : « Tout ce qui fut sera pourvu qu’on s’en souvienne ».

Dans quel contexte avez-vous mené ce projet ?

Le collège Les Provinces à Octeville a engagé cinq classes de 3e dans le projet européen Stolpersteine, imaginé par l’artiste allemand Gunter Demnig. Ces « pavés sur lesquels on trébuche » constituent le plus grand mémorial décentralisé d’Europe : plus de 80 000 pavés posés dans 22 pays rappellent, devant leur dernier lieu d’habitation, le nom et le destin des victimes du nazisme. À Cherbourg-en-Cotentin, cinq Stolpersteine ont ainsi été posés en juin 2025 en mémoire de résistants et victimes locales : Michel et Raoul Lecostey, Raymond Lecavelier, Marcelle Allix et Marie Lesage. Trois professeurs d’histoire-géographie EMC et trois professeures de français ont été impliquées dans le projet.

Qu’est-ce qui vous a motivée pour un tel projet ?

Les objectifs étaient d’abord pédagogiques : il s’agissait de faire travailler les élèves sur des archives, de développer leurs compétences en histoire et en français (recherche, analyse, écriture, expression orale), de déployer le Parcours d’Education Artistique et Culturelle (PEAC), d’établir des liens entre les disciplines. Mais de façon plus large, les finalités étaient aussi citoyennes : donner du sens au devoir de mémoire, comprendre que la Seconde Guerre mondiale n’est pas une histoire lointaine mais qu’elle a marqué des familles et des rues de leur ville, s’engager dans un projet citoyen qui modifie sa ville. Et humaines : replacer des visages et des prénoms derrière des chiffres, susciter l’empathie et l’engagement.

Comment le projet a-t-il été lancé ?

En janvier 2025, le lancement a été opéré en histoire-géographie : étude des archives transmises par l’antenne des Hauts de France de l’association Stolpersteine et recherches complémentaires, à partir du mois d’avril, suite à la parution du dictionnaire en ligne des victimes du nazisme en Normandie. Les enseignants d’Histoire-Géographie ont fait réaliser des biographies de chaque victime ou résistant.e, qui ont été transformées ensuite sous formes d’affiches documentaires numériques. Les élèves ne se sont pas contentés de traiter des archives brutes, ils les ont étudiées et ont classé les informations le tout dans un travail de groupe. Durant un dispositif coopératif de classe puzzle, chaque groupe d’élèves envoyait un de ses membres travailler sur une partie des archives : l’emprisonnement, l’arrestation, les faits de résistance, etc. Ils retournaient ensuite apporter leur pierre au travail de leur groupe. La visite du cimetière de Colleville organisée chaque année par le collège, a pris une autre dimension suite à ce travail. Les élèves ayant « côtoyé », par le biais des archives, des victimes de la barbarie nazie, ont pu imaginer des visages et des histoires derrière les stèles funéraires.

Comment le français a-t-il été associé ?

De février à mai 2025, le travail s’est poursuivi en français avec des travaux d’écriture et d’oral : présentation et questionnements sur le projet Stolpersteine, portraits des victimes, articles pour la presse, discours pour l’inauguration, dialogues fictifs entre élèves et résistants, poèmes, participation au Festival du Livre de Jeunesse et de BD (lectures et rencontres d’auteurs autour des femmes tondues).

Sur quoi le projet a-t-il débouché ?

Le 4 juin, les élèves ont pu présenter ce projet pluridisciplinaire à l’oral du DNB (parcours culturel et citoyen). Le 17 juin s’est déroulée la cérémonie officielle de pose des pavés, avec lectures et prises de parole des élèves. Ce sont les élèves qui ont organisé cette inauguration : leur prise de parole a été tour à tour informative, argumentative, musicale et poétique. La fille de Michel Lecostey était présente et a pris la parole pour remercier les élèves. Elle a apporté des éléments supplémentaires sur la vie dans les camps de son père, qui en est revenu après la guerre.

Quel bilan dressez-vous de ce travail ?

Les élèves se disent fiers d’avoir participé : « On a appris des choses sur la Seconde Guerre mondiale, mais c’est aussi une manière de rendre hommage aux victimes », explique Rémi, élève de 3e. Ils se sont profondément approprié les portraits, allant jusqu’à appeler les victimes par leurs prénoms, preuve d’un lien affectif fort. L’expérience a renforcé l’esprit critique, l’expression écrite et orale, mais aussi la coopération entre eux et l’engagement citoyen. Le projet a aussi été une opportunité de partenariat entre disciplines et de rayonnement du collège dans Cherbourg-en-Cotentin.

Le projet ouvre-t-il de nouveaux horizons ?

En cette nouvelle année scolaire, le projet pourra être reconduit avec d’autres classes et d’autres biographies locales. Les productions des élèves pourraient rejoindre le guide interactif en ligne de l’association Stolpersteine, donnant une visibilité durable à leur travail. On souhaiterait pouvoir travailler avec le service communication de la mairie de Cherbourg-en-Cotentin pour donner de la visibilité sur le site internet de la ville à ces pavés de la mémoire. Plus largement, le projet ouvre la voie à d’autres initiatives d’éducation à la citoyenneté par la mémoire.

En quoi ce projet vous a-t-il personnellement marquée ?

Quand nous avons lancé ce projet autour des Stolpersteine, je n’avais pas mesuré à quel point ce projet scolaire allait nous mener enseignants et élèves vers une authentique aventure humaine. Ces pavés de mémoire, posés devant les maisons des victimes du nazisme, racontent une histoire à hauteur de trottoir, une histoire que l’on ne peut pas ignorer. Avec nos cinq classes de 3e, nous sommes partis sur les traces de résistants et victimes cherbourgeois. Des noms, des visages, des vies brisées que nous avons tenté de faire revivre à travers les archives, les témoignages, et surtout les mots d’adolescents d’aujourd’hui. Très vite, les élèves se sont approprié ces destins. Ils ont dressé des portraits, écrit des articles, préparé des discours, inventé même des dialogues avec ces résistants disparus. Derrière les dates et les lieux, il y avait des personnes qui sont devenues au fil de l’année, au fil des découvertes que nous faisait faire le projet, presque des proches.

Ce projet a été une leçon d’histoire, bien sûr, mais surtout une leçon d’humanité. Les élèves ont compris que la mémoire n’est pas seulement dans les manuels : elle est dans nos gestes, dans notre façon de rendre hommage, et désormais dans nos rues. Le passé, le présent et l’espace géographique ne font plus qu’un. En juin, lors de l’inauguration officielle des pavés, les élèves sont devenus passeurs de mémoire/mémoires. Et c’est peut-être cela finalement le plus extraordinaire : voir et écouter des adolescents d’aujourd’hui parler à voix haute pour que d’autres vies, d’autres parcours ne soient jamais oubliés.

Pour moi, ce projet a marqué mon propre parcours d’enseignante. Il m’a rappelé pourquoi j’ai choisi ce métier : pour transmettre, pour éveiller, pour émouvoir, pour que les mots gardent vivantes les histoires, pour découvrir des histoires individuelles d’anonymes derrière la grande Histoire. Et je crois que les élèves l’ont non seulement compris mais également incarné : se rappeler du passé, c’est finalement bien construire l’avenir.

Extrait d’un poème de Charlotte Delbo (in Une connaissance inutile, 1970) :

« je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillé de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire,
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie. »

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

[Extrait de du 13.10.25->https://www.cafepedagogique.net/2025/10/13/helene-dargagnon-paves-pedagogiques-de-memoire/?utm_campaign=Lexpresso_13-10-2025&utm_medium=email&utm_source=Expresso

Répondre à cet article