Voir à gauche les mots-clés liés à cet article
Explicite-moi un mouton
par Yannick Kiervel
Les dérives de l’enseignement explicite selon Bissonnette : entre standardisation, régression pédagogique et illusion d’égalité
L’enseignement explicite, dans sa version promue par Steve Bissonnette et ses collaborateurs, s’est imposé ces dernières années comme une réponse prétendument efficace aux inégalités scolaires. S’appuyant sur une promesse d’efficacité fondée sur les données probantes, cette approche se présente comme une solution pour mieux encadrer les apprentissages, en particulier pour les élèves les plus en difficulté. Il est vrai que la question de l’explicitation dans l’enseignement reste incontournable : trop d’élèves échouent à l’école parce qu’ils ne maîtrisent pas les implicites de la culture scolaire. Mais faut-il pour autant faire de l’enseignement explicite une méthode unique, applicable partout et pour tous, en toutes circonstances ? C’est là que le débat commence.
Ce que l’on appelle aujourd’hui “enseignement explicite”, au sens restreint défendu par Bissonnette, repose sur une structure rigide : modelage par l’enseignant, pratique guidée, puis pratique autonome. Présentée comme une méthode infaillible et reproductible, cette séquence standardisée est souvent promue comme un outil “scientifique”, fondé sur des preuves. Mais à force d’être systématisée et prescrite sans discernement, elle se transforme en un carcan pédagogique. Elle ignore la diversité des disciplines, des élèves et des contextes d’apprentissage, et réduit le rôle de l’enseignant à celui d’un simple exécutant de protocoles. Or, enseigner, c’est aussi concevoir, ajuster, interpréter : c’est un acte professionnel complexe, qui exige souplesse et discernement.
Il est donc important de distinguer l’acte d’explicitation, indispensable dans tout enseignement, et l’enseignement explicite en tant que méthode prescrite et modélisée. Le premier relève d’une posture professionnelle : rendre visibles les attendus scolaires, expliciter les règles du jeu, nommer ce qui est habituellement implicite, pour lever les malentendus sociocognitifs et permettre aux élèves de s’approprier les codes. Le second, dans sa version dogmatique, se présente comme une méthode universelle et exclusive, qui disqualifie d’autres approches — plus inductives, collaboratives ou problématisées — au nom d’une efficacité mesurée par des tests standardisés.
Certes, l’enseignement explicite peut avoir sa place, notamment dans l’apprentissage de certaines procédures, en remédiation ou en situation de décrochage. Mais lorsqu’il devient une injonction généralisée, il appauvrit la pédagogie. Il véhicule l’idée que les élèves les plus fragiles ne pourraient apprendre qu’à travers des routines fortement dirigées, sans jamais accéder à des situations qui sollicitent leur pensée, leur imagination, leur esprit critique. Ce traitement différencié, sous couvert d’égalité des chances, risque de renforcer les écarts. Pendant que les élèves issus de milieux favorisés continuent d’avoir accès, par d’autres biais, à des savoirs complexes et des expériences culturelles riches, les plus défavorisés sont enfermés dans des pratiques répétitives, jugées adaptées “pour eux”. Autrement dit, l’école n’aurait pas la même ambition culturelle et intellectuelle pour tous ses élèves.*
Cette dérive pédagogique s’inscrit aussi dans une tendance politique plus large : celle du pilotage par les résultats, de la production de preuves d’efficacité, de la standardisation des pratiques. L’enseignement est alors réduit à des performances mesurables, et l’école à une organisation technique de transmission. Loin de renforcer la professionnalité des enseignants, ce modèle les en dépossède : il réduit la liberté pédagogique, invisibilise la diversité des pratiques effectives, et marginalise toute forme d’innovation.
Face à cela, il est urgent de réaffirmer que l’explicitation ne peut être dissociée de la construction du sens. Comme le rappelle le collectif Langevin-Wallon**, il s’agit d’enseigner plus explicitement, non en répétant mécaniquement des procédures, mais en traquant les implicites, en assumant la complexité des savoirs, en confrontant les élèves à des situations authentiques qui suscitent leur engagement. Loin d’un modèle figé, cette démarche s’inscrit dans une pédagogie ambitieuse, émancipatrice, qui refuse de choisir entre rigueur et liberté.
C’est à cette condition que l’école pourra véritablement répondre aux inégalités, non en abaissant ses exigences pour certains, mais en élevant tous les élèves vers une culture commune exigeante, vivante et partagée.
* On retrouve ce constat dans une recherche qu’Elisabeth Bautier et Marion van Brederode ont présenté à l’OZP (Observatoire des Zones prioritaires)
https://www.ozp.fr/spip.php?article33912 (lien vers la vidéo et le PDF de la présentation)
https://www.ozp.fr/spip.php?article33944 (compte rendu extrait de ToutEduc)
**L’éducation prioritaire, une politique féconde pour le système éducatif, Collectif Langevin Wallon
Ressources :
Positionnement de Stéphane Allaire
Positionnement de Philippe Meirieu
Compte rendu de la conférence organisée par le centre Alain Savary
Partager :