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L’éducation prioritaire en danger
Dans un rapport à charge commandé par la majorité de droite du Sénat, la Cour des Comptes éreinte l’éducation prioritaire. Accusée d’être rigide, couteuse, inefficace, la Cour assassine l’éducation prioritaire et demande sans délai de relever la taille des classes dédoublées et d’en finir avec les Rep.
Francois Jarraud
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Depuis 2017 un impensé ministériel
"L’éducation prioritaire doit aujourd’hui être inclue dans une logique d’action plus globale, plus efficiente et davantage intégrée, au service de la réussite des élèves. C’est pourquoi la Cour préconise que cette politique puisse être réformée, sans délai". Ce nouveau rapport de la Cour des Comptes, commandé par la Commission des Finances du Sénat, remet en question l’existence de l’éducation prioritaire (EP).
Rappelons que celle-ci scolarise près de 20% des écoliers et collégiens dans 1093 réseaux, soit 731 Rep et 362 Rep renforcés (Rep+). Crée en 1981 par le ministre Savary, l’éducation prioritaire est passée par des phases diverses avant une relance profonde en 2014. Sous JM Blanquer et ses successeurs, l’éducation prioritaire n’est plus une priorité mais un poids mort. Dans l’organigramme réformé du ministère, elle est rabaissée : dans la sous-direction "de la performance et politiques éducatives territoriales", il reste un bureau "de l’éducation prioritaire et des territoires". La carte des réseaux d’éducation prioritaire, qui devait être revue tous les 4 ans, n’a pas bougé depuis 2015. Le ministère travaille, dit-il, à une révision qui aurait du avoir lieu en 2019.
Cette éducation prioritaire en défaveur, est éreintée par la Cour des Comptes qui accumule les accusations, parfois contradictoires.
Les dédoublements mis en accusation...
La Cour reproche le coût de l’EP. Dans le langage de la Cour, elle déclare que "la logique de moyens a prévalu". Elle souligne la croissance des couts de 1.1 milliard en 2014 à 2.6 milliards en 2023. La Cour met en cause les enseignants.
Et d’abord les dédoublements dans le 1er degré qui représentent 15 987 emplois, soit près de 800 millions. La Cour ne mentionne pas que ces emplois proviennent de redéploiements et non de créations de postes. JM Blanquer a utilisé les maitres surnuméraires du gouvernement précédent puis a supprimé des postes dans le 2d degré pour les réaffecter dans le 1er degré.
La Cour demande un recalibrage immédiat des classes dédoublées en passant les seuils de dédoublements de 12 à 15 ou 17 élèves. C’est une urgence pour la Cour dans un contexte de diminution du nombre d’élèves. "L’effet taille de classes doit être remis en question afin d’optimiser l’impact de cette politique publique. Le dédoublement en tant que tel, appliqué à l’ensemble des matières traitées en classe avec un plafond d’élèves, devrait être réexaminé, au profit d’une réflexion plus globale sur les effectifs et les pratiques professionnelles les plus adaptés à un contexte de baisse démographique (-231 000 élèves entre 2017 et 2024 ; prévision de -400 000 élèves d’ici 2028)". Cette hypothèse a été aussi étudiée par les Inspections générales de l’Education nationale et des Finances dans un rapport d’avril 2024. Selon ce rapport, "un relèvement du seuil de dédoublement des niveaux CP, CE1 et CP-CE1 se traduit par des fermetures respectives de 117, 377, 839, 1 548 et 2 359 classes pour des seuils de dédoublement de 13, 14, 15, 16 et 17 élèves par classe". La moitié des écoles élémentaires seraient concernés. Aux 2 359 emplois supprimés en école élémentaire s’ajouteraient aussi ceux des dédoublements en GS de maternelle que le rapport n’évalue pas.
Avec les primes des enseignants
Ce qui coûte trop cher aussi pour la Cour ce sont les majorations versées aux enseignants de l’EP. Pour retenir des professeurs expérimentés, l’Etat leur verse mensuellement 114,5€ supplémentaires en Rep et 426,17€ en Rep+. S’y ajoute une part modulable comprise entre 234 et 702€ par an. Cout total : 483 millions par an. Enfin les enseignants bénéficient d’un temps de travail adapté (pondération d’une heure 38 dans le 2d degré ou 18 demi journées dans le premier degré) dont le coût est évalué à 155 millions.
Une politique jugée inefficace...
La seconde accusation c’est l’inefficacité de la politique d’éducation prioritaire. Elle aurait " des impacts limités sur la réussite des élèves". La Cour constate que si la très grande majorité des élèves de Rep+ "a une perception positive du climat scolaire" (92% autant que les autres collégiens), "certaines dimensions du climat scolaire sont moins favorables en EP". Par exemple 17% des élèves pensent qu’il y a de l’agressivité dans les relations avec les enseignants contre 10% ailleurs.
Mais c’est surtout l’efficacité des dédoublements qui est attaquée par la Cour. "L’impact positif de la réduction de la taille des classes en éducation prioritaire renforcée est surtout visible en CP. En CE1, il ne semble pas y avoir d’effet supplémentaire. La progression complémentaire entre REP+ et proche REP+ est faible et non signifiant, tant en français qu’en mathématiques ". Surtout les effets ne sont pas durables. " L’analyse quantitative montre que l’effet sur les performances de classe de sixième est peu significatif et concentré sur les meilleurs élèves en mathématiques dans la lignée des recherches internationales". Au brevet aussi les résultats des collégiens de l’EP sont inférieurs aux autres.
Et pas assez agile
Le troisième reproche c’est la "rigidité" du système. La Cour relève des effets de seuil, qui sont bien connus. La notion de réseau autour d’un collège fait que des écoles se retrouvent en rep alors qu’elles ne devraient pas y être. Et des écoles "fragiles" n’y sont pas. C’est d’autant plus vrai que les ministres depuis 2017 ont laissé pourrir la situation en ne mettant pas à jour la carte de l’EP.
Un rapport instruit à charge
Ce qui caractérise ce rapport comme un document instruit à charge uniquement ce sont ses incohérences. Ainsi la Cour évoque l’inefficacité mais mentionne la perte régulière des élèves favorisés socialement dans les établissements de l’EP. En 6ème, 27% des écoliers favorisés des écoles en EP fuient vers le privé. Cet écrémage permanent associé à l’aggravation de la situation sociale dans le pays fait que les enseignants de l’EP ont du mal à capitaliser les progrès.
Pour la Cour cela entre dans le défaut de rigidité. Tout comme les primes des enseignants. La Cour arrive à quelques pages de distance (44 à 47) à la fois à se féliciter que cela ait stabilisé les enseignants, ce qui était l’objectif, et à dénoncer l’attractivité de l’EP ! Elle arrive en même temps à se plaindre d’une " évolution des pratiques professionnelles en deçà des objectifs initiaux" (page 48) et, deux pages plus loin, à brosser le portrait d’un "laboratoire potentiel d’innovation pédagogique". La Cour déplore un pilotage insuffisant. C’est réel. Mais c’est le choix politique effectué depuis 2017. Enfin, la Cour remet en question la définition même de l’éducation prioritaire en s’attaquant directement aux IPS. "Ce calcul d’indice de position sociale des écoles présente des lacunes", assure la Cour. " Il apparait nécessaire de mettre en place un système de collecte généralisé et fiabilisé des informations concernant l’ensemble des familles. Dans la lignée des préconisations de France stratégie, la récolte et la saisie systématiques de ces informations pourraient être reconnues explicitement comme une mission incombant aux directeurs d’écoles". Ils apprécieront...
Réduire les dédoublements, supprimer le droit à majorations
" Au final", conclue la Cour, "l’éducation prioritaire apparait aujourd’hui comme une politique publique qui segmente le service public de l’éducation, qui s’éloigne des objectifs initiaux en termes de réussite des élèves et aboutit à un système peu lisible et peu efficient. La non-actualisation de la carte, associée à une logique de moyens ayant pris le pas sur les enjeux pédagogiques, amènent à un constat de rigidification et de non-adéquation grandissante de cette politique publique avec les besoins des élèves et des territoires... Il apparait également nécessaire d’évaluer de manière systématique l’efficience de la dépense et de mettre en place des outils de suivi de la performance, notamment en matière de réussite scolaire et de parcours des élèves".
La Cour propose de revenir immédiatement sur les redoublements. Et de "simplifier les mécanismes d’allocation des moyens pour permettre une meilleure lisibilité et davantage de progressivité dans la mise en oeuvre de cette politique tout en veillant à faire évoluer les pratiques professionnelles au bénéfice de la réussite des élèves". En clair de supprimer les Rep et Rep+ en les remplaçant par une affectation de moyens définie par les rectorats, sur le modèle des CLA mis en place par JM Blanquer.
Un rapport dans l’air du temps
Depuis 2017, on a vu une série de rapports qui ont remis en question fortement la politique impulsée en 2013-2014 pour les enfants défavorisés. Il y a eu un premier rapport de la Cour des comptes en 2018 qui préconisait, déjà, la suppression des Rep et leur remplacement par une politique d’affectation graduelle de moyens. Puis France Stratégie a carrément proposé la suppression des Rep et Rep+. En 2019, le rapport des sénateurs Lafon Roux préconisait la délabellisation et, lui aussi, un indice d’affectation graduelle de moyens. Enfin en novembre 2019, le rapport Azéma Mathiot voulait réduire l’EP aux seuls Rep+ avec une affectation rectorale de moyens pour des écoles et établissements défavorisés ou ruraux. En 2023, le rapport de la députée Horizons Agnès Carel et du député RN Roger Chudeau invite lui aussi à supprimer les Rep en mettant en place une affectation progressive des moyens. Les crédits libérés seraient redirigés vers les territoires ruraux, ce qui est aussi soufflé par le rapport de la Cour de 2025, même si les résultats scolaires des élèves ruraux sont nettement supérieurs à la moyenne. Le rapport Carel propose de ne garder les dédoublements que pour les fondamentaux au primaire, ce qui libèrerait aussi des postes. Fait notable, le rapport Carel demande aussi de "lancer une réflexion sur la durée des vacances scolaires afin de ne pas accentuer les écarts de performances entre secteurs de scolarisation".
Trois logiques à l’oeuvre
Avec l’accumulation de ces rapports et des initiatives politiques à droite c’est bien la notion même d’éducation prioritaire qui est remise en question. Sous trois logiques.
La première est comptable. L’EP crée une "rigidité" parce qu’elle ouvre des droits attribués automatiquement. L’affectation progressive des moyens qui les remplacerait serait à négocier localement avec chaque recteur. On imagine sans peine ce que pèsent les établissements de l’EP et les élus des communes populaires dans la négociation des moyens face aux établissements prestigieux et aux poids lourds politiques. Passer des droits à une affectation négociée c’est surtout pouvoir programmer la récupération progressive des moyens au moment où l’équilibre budgétaire est une priorité. Combien d’années pour récupérer les 2.6 milliards ? La même majorité du Sénat a voté la reprise d’un milliard dans le budget de l’éducation nationale 2025.
La seconde logique consiste à redistribuer des moyens budgétaires des zones urbaines populaires vers le rural profond. Cette logique est déjà à l’oeuvre avec les Territoires ruraux éducatifs. Il y a là un intérêt électoraliste au moment où ce monde rural, largement oublié, bascule vers l’extrême droite. Mais il y a aussi le choix moins avouable, mais bien dans l’air du temps, en défaveur d’une population plus mélangée dans ses origines.
La troisième logique est sociale. C’est la signature des gouvernements depuis 2017. La guerre sociale passe par l’éducation. Dans un système éducatif éclaté entre une école des privilégiés et l’école du populaire, la façon dont est traité l’enseignement privé est le pendant de cette attaque sur l’éducation prioritaire.
Résistances enseignantes
La messe est-elle dite ? Le gouvernement ne peut pas rester sans ignorer ce second rapport de la Cour des Comptes, même s’il ne s’agit pas d’une saisine gouvernementale. Mais il doit tenir compte de l’attachement des enseignants à l’éducation prioritaire. Ainsi le rapport Carel prévoyait de supprimer les Rep tout en maintenant les indemnités Rep pendant 3 ans. Plutôt que supprimer les dédoublements, qui sont fort appréciés des professeurs des écoles, la Cour des Comptes propose de les grignoter. Il y a donc une quatrième logique dans cette histoire. Celle des résistances enseignantes. Sont-elles jugées crédibles ?
François Jarraud