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L’enseignement explicite : une ambigüité risquée
Philippe Meirieu
Dans un précédent article, nous avons interrogé Stéphane Allaire, chercheur et professeur en pratiques éducatives au Québec, sur l’engouement pour l’enseignement explicite en France. En écho à cet entretien, nous avons posé quelques questions à Philippe Meirieu.
Stéphane Allaire considère que l’engouement pour l’enseignement explicite reflète un manque de culture pédagogique et un manque de recul par rapport aux méthodologies de recherche en éducation. Vous avez vous-même souvent dénoncé l’amnésie éducative qui nous donne l’impression de faire du sur-place. Comment interprétez-vous cette popularité ?
Il me semble que le succès de l’« enseignement explicite » tient largement à l’ambigüité de cette expression. De quoi parle-t-on ? Je vois aujourd’hui trois acceptions de cette formule.
La première s’inscrit dans le prolongement des travaux de Bourdieu et Passeron qui prônaient, dès les années 1960, une « pédagogie rationnelle » comme levier pour lutter contre la reproduction sociale. Ils soulignaient que la complicité culturelle entre le maitre et les élèves socialement favorisés, source de « violence symbolique », se manifestait par une multitude de signes implicites qu’il convenait de déjouer en explicitant de manière aussi rigoureuse et précise que possible les attentes scolaires. Viviane Isambert-Jamati, dans une étude célèbre sur l’enseignement du français, avait, elle, montré combien ce phénomène était déterminant et à quel point l’explicitation était « démocratisante ».
À bien des égards, tout le courant de la « pédagogie par objectifs » et de la « pédagogie de la maitrise », qui se développe en France et en Belgique à partir des années 1970, s’inscrivait dans le prolongement de ces analyses : en proposant de nommer, de la manière la moins équivoque possible, le comportement attendu à l’issue d’un apprentissage, ce courant se pensait capable de faire accéder toutes et tous aux objectifs les plus ambitieux. Daniel Hameline a bien montré, à l’époque, dans un numéro important des Cahiers pédagogiques (« Apprendre », n° 280 de janvier 1990) et dans son ouvrage Les objectifs pédagogiques en formation initiale et continue (ESF, 1979), que cette entreprise était, tout à la fois, une « hygiène professionnelle irremplaçable » et une « impasse théorique » : secours précieux pour permettre aux intentions pédagogiques de devenir réellement opérationnelles, elle basculait dans une fragmentation et un béhaviorisme stériles si l’on en faisait une métaphysique pédagogique. Je reste convaincu que sa position est la bonne : expliciter reste une démarche fondamentale pour le professeur comme pour l’élève, mais ne peut, en aucun cas, être une « méthode totalisante ».
La deuxième acception de l’expression « pédagogie explicite » renvoie à un modèle de séquence didactique stabilisé par Clermont Gauthier, Steve Bissonnette et Mario Richard, à la suite des travaux de John Hattie sur l’importance de la programmation méthodique et de l’enseignement dirigé des stratégies de résolution de problèmes1. Ce modèle, dans ses différentes présentations et évolutions, se présente le plus souvent en trois phases : une phase de « modelage » (l’explication rigoureuse de la « leçon »), une phase de « pratique guidée » (des exercices d’application) et une phase de « pratique autonome » (au cours de laquelle l’élève devient capable de transférer ce qu’il a appris). L’ensemble est complété par des « boucles de consolidation », constituées par des révisions régulières. Même si l’on peut discuter la pertinence de tel ou tel aspect de ce modèle ou s’inquiéter de son caractère dogmatique, certains ont pu y voir une manière acceptable, voire utile, de structurer certains apprentissages, soit en raison du caractère spécifique des objectifs visés (quand ils mettent en jeu strictement la relation entre une classe de problèmes et un programme de traitement2), soit quand il s’agit de formaliser des découvertes effectuées par ailleurs. Dans cette perspective, l’enseignement explicite a pu être compris comme un outil parmi d’autres s’inscrivant dans une palette méthodologique plus large et pouvant être utilisé en articulation avec des situations-problèmes par exemple, dans le cadre d’une pédagogie différenciée.
La troisième acception de l’expression d’« enseignement explicite » – celle que suggèrent aujourd’hui systématiquement Clermont Gauthier, Steve Bissonnette et leurs épigones – renvoie, elle, à une vision globale de l’enseignement tout entier réduit au modèle de séquence didactique en trois temps présenté ci-dessus. Cette vision fait de ce modèle le principe-même de toute transmission et réduit l’école à la reproduction à l’infini du triptyque cours – exercices de compréhension – exercices d’application. Surtout, elle se présente comme une véritable machine de guerre contre tout ce qui pourrait ressembler à un quelconque constructivisme : les pédagogies de la découverte sont ainsi excommuniées et, avec elles, toute forme de recherche individuelle ou collective, d’enquête, de situation expérimentale, de démarche documentaire, etc.
C’est cette dernière « pédagogie explicite » qui nous est aujourd’hui vendue par nos institutions, qui y voient un moyen de réconcilier 1) une standardisation des procédures, 2) une caporalisation des personnels, 3) une séduction de l’opinion publique à qui l’on ne cesse de rabâcher qu’il faut enfin « mettre fin à la récréation » (selon la formule de Jean-Pierre Chevènement en 1984) et imposer les « méthodes qui ont fait leurs preuves »… Méthodes qui, miraculeusement, se trouvent au confluent de la recherche scientifique la plus en pointe et de la nostalgie d’un passé où les enseignants « savaient encore se faire obéir » ! Ainsi présenté, l’enseignement explicite s’inscrit donc parfaitement dans la révolution conservatrice promue par celles et ceux qui privilégient l’ordre à l’émancipation et la reproduction de savoir-faire stéréotypés à l’invention de ce qui permet aux humains de se dépasser.
Aussi existe-t-il un vrai danger dans l’usage à tous vents de l’expression « pédagogie explicite ». Il permet de laisser croire qu’on promeut une exigence légitime dans toute transmission (avec un souci de lutte contre les inégalités), ou, tout au plus, une méthode parmi d’autres (validée par la science et sans aucun implicite idéologique)… alors que la « pédagogie explicite » qui s’importe ici, dans le cheval de Troie de belles intentions humanistes, est, en réalité, porteuse d’une idéologie qui s’inscrit dans le paradigme de « l’école efficace » béhavioriste : une école qui préfère le dressage à l’émancipation, la reproduction de comportements standardisés à l’accès au désir d’apprendre et d’approfondir ce que l’on sait, la normalisation et la soumission à la conquête, difficile mais plus que jamais indispensable, de la pensée critique. Une école qui considère les professeurs comme des exécutants de protocoles élaborés en laboratoire et non en concepteurs informés, conscients des finalités qu’ils visent, capables de prendre des décisions pertinentes face à des situations de classe qui sont toujours imprévisibles et imprévues, qui n’ont jamais existé auparavant et n’existeront plus jamais. [...]
[...] Néanmoins les tenants des données probantes et de l’enseignement explicite nous disent qu’ils œuvrent pour le bien des élèves les plus fragiles ; ils agiraient donc en faveur de l’égalité de toutes et tous face à l’école. Qu’en dites-vous ?
[...]
Extrait de cahiers-pedagogiques.com du 17.02.25