> IV- EDUCATION. GÉNÉRALITÉS (Types de doc.) > Education-Généralités Positions (et publications) militantes > La "Rue de Grenelle" en 2004 (Le Monde)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

La "Rue de Grenelle" en 2004 (Le Monde)

15 novembre 2004

Extrait du « Monde » du 16.11.04 : la « Rue de Grenelle » en 2004

Les petits pas du « mammouth »

Claude Allègre, en 1997, l’avait qualifié de « mammouth ». Voyage dans une énorme machine administrative : le ministère de l’éducation.

Voici la tête du « mammouth » en pleine cogitation : comme chaque semaine, les quatorze directeurs de l’administration centrale du ministère de l’éducation nationale ont pris place face aux principaux membres du cabinet du ministre, François Fillon. Il y a là douze hommes et deux femmes chargés de faire fonctionner ce qu’il est convenu d’appeler la « Rue de Grenelle » (Paris-7ème), son million de fonctionnaires et ses 14 millions d’élèves et d’étudiants. Le premier de ces directeurs gère les 65 milliards d’euros de la « maison ». Le deuxième a la responsabilité des programmes scolaires de la maternelle au lycée. Le troisième pilote le plus grand service du personnel de France avec pas moins de 900 000 enseignants. Le quatrième supervise les universités...

La réunion a lieu au 110, rue de Grenelle, dans l’hôtel de Rochechouart, un immeuble édifié à la fin du XVIIIème siècle qui abrite ce ministère depuis près de deux siècles. Le lieu respire l’histoire de l’école et de la République : François Guizot y institua la liberté de l’enseignement primaire ; Jules Ferry y promulgua l’école laïque, gratuite et obligatoire... Comme tous les visiteurs, les hauts fonctionnaires ont emprunté le « grand escalier » décoré des portraits des 172 ministres ayant travaillé ici.

L’histoire est omniprésente mais les directeurs de l’administration centrale jonglent, eux, avec les dossiers du moment. Comme un tableau vivant de la machinerie administrative, ces universitaires, énarques ou anciens recteurs règlent des questions terriblement techniques - les indemnités, les mutations des enseignants, la réforme budgétaire. Ils font le point sur ce que l’on appelle les remontées du « terrain » et débattent des sujets pédagogiques, le « cœur du métier », dixit l’un d’entre eux : l’enseignement de l’anglais, par exemple, ou cette circulaire sur la natation à l’école jugée si compliquée qu’elle provoque des rires chez les participants à la réunion !

Le gigantisme de l’éducation nationale fait de ce ministère une proie facile de la caricature. Longtemps, la seule comparaison fut celle de l’armée rouge, l’immensité soviétique fournissant une image adaptée au système éducatif français. Mais la métaphore militaire est passée de mode : le ministre socialiste Claude Allègre a popularisé celle du « mammouth » pour témoigner de son inertie. Depuis, le ministre est parti, mais les moqueries sur la bureaucratie de « l’éduc’nat » demeurent.

Il est vrai que la bête a la peau dure. Chaque année, la Rue de Grenelle réussit à produire 3 000 pages de son Bulletin officiel de l’éducation nationale (BO), tout en sachant que la plupart de ses agents ne les lisent pas ou si peu. Chaque année, elle multiplie les circulaires, notes de service et autres enquêtes internes en direction de principaux et proviseurs croulant déjà sous la paperasse - ce qui les a poussés, au printemps, à lancer une opération de grève du zèle inédite dans ce milieu.

Avec le temps, l’administration s’est même inventé sa propre langue, incompréhensible pour le profane, mais même parfois illisible pour les enseignants eux-mêmes. Dans son dernier livre (Tant qu’il y aura des élèves, Ed. Le Seuil), l’écrivain Hervé Hamon s’amuse de l’existence du « Grenellois », cet idiome où fleurissent les acronymes (ISS, ISOE, CLIS, PEP IV...) et les noms de dispositifs pédagogiques (« itinéraires de découverte », « parcours diversifiés », etc.). Un idiome qui, bien loin d’être une langue morte, continue de se renouveler, chaque rapport proposant d’ajouter des néologismes supplémentaires.

La grande nouveauté, c’est que l’administration reconnaît aujourd’hui ces dérives et n’use plus de la langue de bois sur le sujet. « Actuellement, on se demande si les circulaires qui passent au BO ont une quelconque utilité », explique ainsi, sans la diplomatie habituelle des hauts fonctionnaires, Dominique Borne, doyen de l’inspection générale. « Un document aussi important que la circulaire de rentrée n’est jamais lu par les enseignants. Ce qu’ils en savent, c’est ce que les syndicats en ont raconté. »

« Quand j’étais recteur, je ne lisais pas la moitié des circulaires », avoue de son côté Patrick Gérard, patron de la puissante direction de l’enseignement scolaire, le service chargé de l’organisation pédagogique, donc principal producteur de circulaires. Le ministre lui-même a pris une position très ferme à ce sujet : dès son arrivée, François Fillon a annoncé qu’il faisait de la réduction du « harcèlement textuel » une de ses priorités.

La culture "maison" étant celle de l’exhaustivité, du pointillisme, de l’uniformité, la tendance naturelle est de régler toutes les situations, dans leurs moindres détails, pour que le « terrain » ne commette pas d’erreurs. « Quelque part, on reste marqué par l’idée de Jules Ferry qui disait : « A telle heure, je sais que tous les élèves font une dictée », relève Patrick Gérard.

Et tant pis si le texte devient incompréhensible, comme cette fameuse circulaire réglementant la natation à l’école. « On voulait définir le « savoir nager » et on a fini par définir le « savoir couler » ! Le texte est inapplicable », reconnaît Patrick Gérard devant ses collègues directeurs. « C’est le produit de la technostructure, regrette Jean-Paul Faugère, directeur de cabinet de M. Fillon. Les spécialistes de la matière se sont concertés pendant deux ans pour régler un vrai besoin. Mais la machine s’est emballée et a débouché sur un texte beaucoup trop strict. »

Tant pis, également, si un texte complique la situation au lieu de la simplifier. Sur l’interdiction du voile à l’école, par exemple, la première circulaire du ministère, diffusée en avril, avait été jugée « absurde ». Elle prétendait donner un mode d’emploi extrêmement précis de la loi du 15 mars interdisant les signes religieux ostensibles, mais n’apportait, en réalité, que confusion. Les réflexes administratifs avaient pris le dessus sur la logique politique et le ministère, où l’équipe de M. Fillon prenait encore ses marques, avait dû tout reprendre à zéro.

« Tous ceux qui participent à la rédaction de ce type de circulaires essayent d’apporter leur plus-value. L’administration, l’inspection générale, les syndicats, tout le monde y va avec son bout de culture », explique M. Gérard. Avec, évidemment, des enjeux de pouvoir entre l’inspection générale, qui sert de relais aux lobbies des différentes disciplines enseignées, la direction de l’enseignement scolaire, qui est chargée de mettre en forme les consignes ministérielles, les syndicats, le cabinet du ministre... « Autant de féodalités », résume l’ancien président du Conseil national des programmes (CNP), Jean-Didier Vincent, convaincu de ne jamais avoir pu peser face à ces pouvoirs.
Cette logique d’exhaustivité se décline ensuite aux échelons locaux. Ceux-là mêmes qui critiquent le formalisme de la Rue de Grenelle s’empressent de traduire les circulaires officielles par leurs propres notes de service. « Le harcèlement textuel que vivent les chefs d’établissement vient de la convergence de toutes ces interventions. Le ministère donne une consigne, le recteur la traduit au niveau académique, puis l’inspecteur d’académie au niveau départemental », souligne un conseiller technique de M. Fillon.

L’éducation nationale subit aussi la pression des autres ministères, demandeurs de circulaires pour relayer leur propre politique. Qui pourrait s’opposer à des déclinaisons éducatives de politiques aussi consensuelles que la promotion du développement durable, la sécurité routière, la lutte contre le tabagisme ? « Les enseignants nous font remarquer à juste titre qu’on leur demande tout. Il faudrait rendre les élèves polis, ne se droguant pas, mettant des préservatifs, maîtrisant l’histoire, la littérature », poursuit M. Gérard. « Les enseignants se rendent compte qu’on ne parle presque que du périphérique et qu’on ne les aide pas beaucoup à améliorer leur travail quotidien. Le moment est venu de parler de la classe », insiste M. Borne (inspection générale).

Parents et enseignants eux-mêmes sont parfois contradictoires. « On nous critique parce qu’on produirait trop de règles. Mais en même temps les usagers voudraient qu’il y ait des règles écrites pour tout - par exemple pour fixer la durée de la sieste en maternelle ! », note Dominique Reynaud, chef du bureau de la réglementation. Quant aux syndicats, ils jouent un rôle ambigu, défendant le principe d’une cogestion avec le ministère. « Ils se plaignent de la masse des textes. Mais il y a une alliance objective entre les syndicats et l’administration centrale pour conserver le pouvoir commun de produire des textes », affirme un inspecteur général, ancien directeur au sein de la « centrale ».

Cette administration centrale doit, circonstance atténuante, réussir à mettre 900 000 enseignants en face de 12 millions d’élèves. Cela suppose de délivrer un discours suffisamment général pour s’adresser au territoire tout entier. « Il faut réussir à parler à 60 000 écoles en parallèle. Notre discours doit être le même pour une ZEP d’Aubervilliers, une école rurale du Vercors ou celle de Neuilly », souligne Viviane Bouysse, chef du bureau des écoles à la direction de l’enseignement scolaire. La parole du ministère apparaît donc de manière désincarnée. « Les enfants ont toujours du mal à imaginer que les auteurs de livres ne sont pas tous morts. C’est un peu la même chose pour l’administration centrale : nos interlocuteurs ont du mal à imaginer qu’on soit bien vivants ! », note Mme Bouysse.

Le gigantisme suppose une organisation quasi militaire. Ainsi du recrutement de 25 000 à 30 000 professeurs par an. Les chiffres donnent le tournis : 50 personnes travaillent en permanence au ministère pour organiser 350 concours ; 11 000 membres de jurys sont mobilisés ; 300 000 copies sont corrigées. Or le niveau d’exigence est extrêmement élevé. S’agissant de concours, où l’égalité entre candidats doit être strictement respectée, le moindre dysfonctionnement se traduit par l’annulation des épreuves.

La pression médiatique est alors maximale, comme en 2002, où cinq concours avaient dû être annulés à cause d’erreurs dans les sujets, du vol d’une sacoche contenant des copies ou de la révolte de candidats arrivés en retard aux épreuves après une panne de RER. L’impact avait été catastrophique pour une administration accusée d’inefficacité. Les deux années suivantes, le ministère a accompli un "zéro faute" mais personne n’en a parlé : « C’est très vite fait d’avoir des ennuis. C’est très long pour avoir des résultats », résume Jean-Paul Faugère, le directeur de cabinet de François Fillon.

Contre toutes les idées reçues, la Rue de Grenelle est en train d’accomplir sa mue. Lentement, elle apprend à ne plus tout gérer de Paris et à faire confiance au « terrain ». Le "mammouth" a ainsi entamé une sévère cure d’amaigrissement : depuis 1985, l’administration centrale a vu ses effectifs diminuer de près d’un tiers grâce à sa modernisation interne et la déconcentration de certaines de ses tâches vers les rectorats.

La gestion des professeurs a été simplifiée. « En 1999, la circulaire sur les mutations des enseignants représentait 45 pages de texte principal et 50 pages d’annexes. Aujourd’hui, il n’y en a plus que 15 », se félicite Pierre-Yves Duwoye, directeur des personnels enseignants. Une cellule de consultants interne au ministère a vu le jour afin d’améliorer son organisation. Les implantations de l’administration centrale - 23 au total, dont 16 dans Paris ! - devraient être partiellement réorganisées, voire regroupées.

La Rue de Grenelle apprend aussi à communiquer. Le vénérable Bulletin officiel, qui conserve 74 000 abonnés, contre 100 000 au début des années 1990, reste incontournable, mais il est aujourd’hui complété par un site Internet très performant avec près d’un million de visiteurs chaque mois. Les nouveaux recteurs se voient proposer des « médias training » avant d’entrer en fonctions. Des formations à la « communication de crise » ont été instaurées...
Le chemin est long, mais un « rat de ministère », comme les plus caustiques des fonctionnaires désignent leurs collègues qui ont fait toute leur carrière en coulisse et non sur le "terrain", n’y retrouverait plus ses petits.

Luc Bronner.

Répondre à cet article