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De futurs magistrats dans la ZEP de Lormont (Gironde)

20 octobre 2006

Extrait de « Libération » du 19.10.06 : Des élèves magistrats font la classe en ZEP

A Bordeaux, des auditeurs de l’ENM viennent à la rencontre de lycéens

Les robes de magistrat sont restées au placard. Dans le civil, c’est plutôt jeans moulants et tops féminins. Ce qui ne change rien à leur autorité naturelle. Devant cette douzaine de jeunes garçons en terminale BEP électrotechnique, Amaria et Marie n’ont pas besoin d’élever la voix. A peine un rappel à l’ordre : « Eh, les mecs, on se concentre », pour se mettre dans le bain. Et c’est parti pour une grosse heure de débat sur le rôle du procureur, celui de l’avocat, le sens de la récidive ou de la mise à l’épreuve.

Les deux jeunes femmes, 24 et 25 ans, sont auditrices de justice, futures magistrates entrées en formation à l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) il y a quelques mois. Depuis la rentrée, elles et huit autres auditeurs participent à une expérience avec le lycée professionnel Jacques-Brel, classé ZEP au milieu des cités de Lormont, en banlieue bordelaise (Gironde). L’établissement compte 400 élèves : 90 % de garçons de 15 à 20 ans, dont la moitié sont issus de collèges de banlieue. L’objectif du partenariat est de provoquer une rencontre. De favoriser le dialogue entre deux univers hermétiques, mais finalement moins éloignés l’un de l’autre qu’ils auraient pu le penser.

Rapide calcul.

Troisième séance, Amaria et Marie ont déjà noué un bon contact avec la classe. Elles poursuivent avec des séquences du film de Depardon la Dixième Chambre. A l’écran, une affaire banale : les appels malveillants d’un amoureux éconduit à une demoiselle qui dépose plainte pour harcèlement avec récidive. Enoncé des faits, témoignage du prévenu et de la victime. Puis le groupe est divisé en deux : avocats et procureurs. A eux de prendre le relais. Marie feuillette le code pénal. Maximum légal : un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende, multipliables par deux pour la récidive. Guillaume fait un rapide calcul et intervient : « Combien de temps il a pour payer ? Parce que, 30 000 euros, il lui faudra au moins dix ans. » Son voisin approuve : « Il peut pas payer. Il va galérer toute sa vie. » « C’est pour ça que tu peux adapter l’amende à son niveau de vie », explique Amaria au groupe des « procureurs ». Rassuré, Guillaume penche du coup pour la sévérité. « Deux ans ferme. Il a tapé sa copine et il est avec une nouvelle fille. Il est dangereux. » « Oui mais il a demandé pardon au tribunal », intervient Achille, plus clément.

Désigné par les « avocats » du jour, Elias attaque sa plaidoirie. Casquette Vuitton en cuir sur le bord de la table, il se lève et s’élance : « Mon client n’a pas supporté la séparation. Il l’a mal vécue et a voulu se racheter en reprenant contact. Les choses ont dégénéré, mais ce n’était pas intentionnel. Je demande un an avec sursis et 500 euros d’amende. » « Non, murmure Marie, t’es l’avocat, tu dois demander la relaxe. » Elias écarquille les yeux d’étonnement : « Déjà, s’il a pas de la prison ferme, il peut être content. »

Après cinq rencontres dans le lycée, les jeunes iront en décembre visiter l’ENM, assister à une audience et siéger en robe pour un procès fictif. Ils bouillonnent d’impatience. « Ça va être la consécration », savoure Amaria. Complètement immergées dans leur rôle, les deux femmes passent tout leur temps libre au lycée. Elles se rappellent l’hostilité des premiers temps. Celle des profs, surtout, qui les imaginaient en sortie au zoo et lançaient : « Voilà Henri-IV et Louis-le-Grand qui viennent en ZEP ! » Amaria s’est fâchée de ces réactions. « J’ai été scolarisée en Lorraine dans un secteur similaire. Ces mecs-là, c’est nos cousins, ceux avec qui on a partagé les bancs, peut-être ceux qu’on devra juger demain. On n’a pas attendu ça pour les découvrir. »

Questions sans fard.

Les élèves, d’ailleurs, se sont tout de suite montrés réceptifs. Dès le premier jour, les questions sont sans fard : « Est-ce que la justice est juste ? Est-ce que les droits de l’homme existent en France ? » Pour Marie, l’exercice est salutaire : « Ça nous aide à nous rendre accessibles, à expliquer, à vulgariser, à être de plus en plus pédagogue. Les juges ne font parfois pas assez attention à être compris. C’est un bon entraînement. » De cette rapide immersion, la classe retiendra qu’un jour ou l’autre chacun d’entre eux peut aussi bénéficier du système judiciaire et de la protection qu’il offre aux victimes. « On a cassé une image très unilatérale, estime Marie. Et on a beaucoup insisté pour nuancer leur vision du "tout-prison". »

C’est Elias, l’« avocat », qui lui donne raison : « On pensait que la justice était seulement une injustice et qu’elle n’avait pas de sens. On a compris que ça voulait dire quelque chose. Que les deux autres auditrices étaient comme tout le monde. » Rires gênés des garçons. Ils approuvent.

Laure Espieu

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