Reportage dans l’un des 4 lycées expérimentaux du 93

21 septembre 2006

Extrait de « Libération » du 16.09.06 : A Epinay, un lycée rêve de « rayonnement intellectuel »

Reportage dans l’un des quatre établissements expérimentaux du « 9-3 ».

« Dites, m’sieur, c’est quoi la virilité ? » interrompt un élève. Au fond de la classe, les garçons se poussent du coude. Les filles du premier rang sourient, un brin méprisantes. « Ce sont les adjectifs qui viennent à l’esprit quand on parle des garçons, la masculinité si vous préférez », répond Régis Gallerand, le professeur de SES (sciences économiques et sociales) qui fait cours cet après-midi à la classe de seconde 12.

Puis l’enseignant reprend sa marche entre les tables, agitant les bras et modulant sa voix avec un art consommé d’acteur, pour capter l’attention : « Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Vous êtes-vous jamais posé la question ? Etre une femme, cela revient-il seulement à ne pas être un homme ? » Malgré la chaleur écrasante et le soleil qui pénètre dans la classe, les trente élèves suivent. A certains moments, lorsqu’ils apprennent par exemple qu’il y a soixante ans, très peu de femmes fréquentaient le lycée, ils semblent même franchement interloqués.

En ce mardi après-midi, Régis Gallerand, enseignant au lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), fait un cours un peu particulier : trois heures consacrées à « la construction sociale du genre, masculin-féminin », à travers un sondage réalisé en classe sur les clichés, des études de textes, des statistiques sur l’emploi, les diplômes et le partage des tâches ménagères par sexe. Pivot de l’expérience lancée avec Sciences-Po dans quatre lycées du département (1), il inaugure ainsi les deux demi-journées multidisciplinaires que les quatre classes de seconde ¬ sur dix-huit ¬ retenues pour l’expérience auront chaque semaine.

Lancée par Richard Descoings, le directeur de Sciences-Po, dans la foulée des émeutes de banlieues de novembre, l’idée initiale était de créer un lycée d’excellence dans le « 9-3 ». Il s’agissait de montrer qu’en y mettant les moyens, en appliquant les expériences pédagogiques les plus novatrices et en mobilisant des intervenants extérieurs ¬ de Sciences-Po, mais aussi de grandes entreprises, d’universités, de grandes écoles, etc. ¬, les lycées des quartiers défavorisés ne manquaient pas de talents et pouvaient se hisser au niveau des meilleurs.

Actuellement, au lycée Jacques-Feyder, un tiers des élèves de seconde ne passent pas en première : soit ils redoublent, soit ils sont réorientés. Les résultats au bac sont nettement inférieurs à la moyenne nationale ¬ l’académie de Créteil est d’ailleurs bonne dernière en France.

Trop ambitieuse, l’idée de départ, jugée trop élitiste par certains, a été abandonnée et le projet revu à la baisse. A raison de quatre classes de seconde par lycée, il concerne cinq cents élèves qui ont appris à la rentrée, en même temps que leurs parents, qu’ils faisaient partie de l’expérience. Les enseignants, eux, sont tous volontaires. Le rectorat de Créteil a alloué l’équivalent d’un poste supplémentaire à plein-temps par lycée. Le conseil régional d’Ile-de-France, qui a en charge les lycées depuis la loi de décentralisation, a joué le jeu : il a dépensé 2,4 millions d’euros, essentiellement pour aménager des locaux. « Nous avons eu tout ce que nous avons demandé, au total, la région a dépensé 200 000 euros », se félicite le proviseur du lycée Feyder, Jean-François Bourdon.

Chaque lycée a eu une certaine marge de manoeuvre pour mettre en place l’expérience, articulée autour de deux demi-journées hebdomadaires, d’un tutorat pour les élèves, d’un travail sur l’orientation, d’une ouverture vers l’extérieur avec des conférences... Le programme de seconde est intégralement respecté, la différence étant que les profs se concertent et travaillent ensemble autour de thèmes.

Au lycée d’Epinay, l’équipe a retenu quatre sujets, qui seront traités successivement par des profs différents : le masculin-féminin ¬ le prof d’histoire abordera « La femme dans la Grèce antique » ; celui de français, « L’image de la femme », en particulier dans la publicité ; celui d’éducation civique, la discrimination (« L’homme et son environnement », « Les élections présidentielles », et enfin les sciences et les croyances. Des analystes de Sciences-Po viendront en outre faire trois conférences, ouvertes aux familles, intitulées « Le chômage, est-ce une fatalité ? », « La politique de la ville », et « Que signifie être français ? ».

Cheville ouvrière du projet, Nathalie Broux, 30 ans, prof agrégée de lettres, rêve de faire d’Epinay un « pôle de rayonnement intellectuel ». La mobilisation des enseignants a été déterminante pour concrétiser le projet. Dans les quatre lycées, signataires d’une « convention éducation prioritaire » avec Science Po, permettant aux meilleurs élèves de s’y présenter selon une procédure particulière, l’équipe éducative est dynamique et jeune. Au lycée d’Epinay, près de la moitié des profs ont moins de 30 ans. Dès qu’ils ont assez de points, les plus anciens postulent pour des établissements plus tranquilles.

Nathalie Broux entame sa septième année au lycée Feyder et « ne veut surtout pas partir ». Elle vient de dispenser un cours de méthodologie aux secondes, matière aride par excellence : « Pour les accrocher, j’ai eu l’impression d’une épreuve sportive. » A Epinay, ville hérissée de barres d’immeubles enserrant un petit quartier pavillonnaire, la grande majorité des élèves (1 400) sont d’origine étrangère ¬ essentiellement du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Une bonne moitié bénéficient en outre de la bourse maximale.

Régis Gallerand épluche avec les élèves les résultats du sondage sur les idées reçues : une majorité ont répondu oui à la question de savoir s’il y avait des métiers réservés aux hommes et d’autres aux femmes. « Auxquels pensez-vous ? », demande-t-il. « Pilote », « éboueur », « CRS », répondent les garçons. Le prof dicte des notes, « sinon il n’en restera rien ».

A 17 heures, tous se ruent vers la sortie. « C’est trop long et il fait chaud », se plaint une fille. « C’est tout de même important, dit un autre, on ne savait pas qu’il y avait encore toutes ces inégalités. »

(1) Les trois autres sont Alfred-Nobel de Clichy-sous-Bois, Pablo-Picasso de Bondy et Auguste-Blanqui de Saint-Ouen.

Véronique Soulé

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