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"Foi laïque" (Ferdinand Buisson) et "enseignement du fait laïque" : Guy Dreux et Claude Lelièvre dans le Café

9 novembre 2020

Guy Dreux : Il faut défendre notre « foi laïque »
Pour rendre hommage à Samuel Paty, ses proches et le président de la République ont invoqué Ferdinand Buisson et Jean Jaurès. Ces références ne doivent rien au hasard tant ces deux grandes figures républicaines et socialistes ont imprimé de leur pensée notre conception de la laïcité et de l’école. Très vite on a soutenu qu’à travers l’atroce assassinat de ce professeur, c’était la République, la liberté de pensée, la liberté d’expression qui étaient attaquées. Mais à s’en tenir à ces grands principes on risque de passer à côté d’un problème certes plus directement scolaire mais qui est pourtant de la plus haute importance.

A l’école, la laïcité ne peut en effet se réduire à une platitude juridique qui veut que chacun d’entre nous dispose d’un « droit de croire ou de ne pas croire ». Si la laïcité est à l’évidence et en première approche ce droit – de croire ou de ne pas croire – pour l’école la laïcité est l’obligation de soumettre au libre examen – c’est-à-dire à la raison – tout dogme, toute vérité révélée.

Autrement dit, l’école ne se contente pas de dire qu’il existe deux possibilités – croire ou ne pas croire – qui pourraient être conçues comme deux droits également opposables. Elle exige de tous d’accepter de concevoir une croyance pour ce qu’elle est. Elle exige de reconnaitre la distinction entre croyance et savoir, d’admettre l’autorité et la supériorité de la connaissance sur l’opinion, les vertus de l’enquête, et finalement d’admettre la « souveraineté de la Raison » selon l’expression de Buisson. Et chaque enseignant sait, comme Samuel Paty, que c’est là une des tâches les plus difficiles qui soit.

Est-ce à dire alors que la laïcité conduit à un plat et désespérant positivisme ? Ce fût-là, dès la création de l’école laïque la tentation des milieux conservateurs et/ou religieux : ils accusaient l’école d’être a-morale en cherchant à réduire la laïcité à la « neutralité » de l’école. Une « neutralité » qui ne serait pas seulement une simple « réserve » mais, plus clairement, une sorte d’ « état d’effacement, d’impuissance et d’insignifiance », selon les mots de Buisson, une « nullité » philosophique qui finalement condamnerait l’école au silence.

C’est bien contre cette conception, stratégiquement entretenue par les milieux les plus réactionnaires, contre ce danger, que Buisson comme Jaurès ont opposé une conception plus ample et mieux fondée de la morale laïque. « L’école n’est pas neutre tout court » affirme Buisson ; la laïcité, c’est aussi l’exercice de la raison dans le domaine de la morale. Qu’il s’agisse de la « foi laïque » pour Buisson, de la « religion de l’Humanité » pour Jaurès, ces deux expressions désignent le fait qu’il existe une morale, civique, qui est le résultat de l’observation et de la compréhension de la nature humaine et de son histoire.

Ainsi comprise, la laïcité n’est ni « irréligieuse », ni « iconoclaste ». Elle ne réclame pas l’ « invisibilisation » de la religion. Elle combat la « tyrannie cléricale » (Buisson) qui entend substituer à la raison les vérités révélées. Mieux. Jaurès comme Buisson défendaient une philosophie de l’histoire qui englobait, embarquait, toute l’histoire, toute et y compris l’histoire de toutes les religions.

Buisson affirme ainsi que la morale laïque loin d’offrir une « demi-éducation » aux enfants est au contraire la « fleur même et le fruit de la civilisation recueillie à travers les siècles, dans les religions et les législations de tous les âges et de toute l’humanité » ; une morale supérieure parce que plus large que « ces premières synthèses hâtives et provisoires que l’on appelle les religions ». De même, Jaurès se désolant du positivisme étriqué de Littré, savait l’importance des « aptitudes de l’âme humaine pour l’infini » et n’a cessé d’inviter chacun à reconnaitre et à comprendre « toute entière la grandeur religieuse de l’humanité » qu’il pensait pouvoir se réaliser dans le socialisme.

On aura compris que cette compréhension profonde de la morale laïque ne peut s’exercer qu’à la condition d’une confiance dans l’école. Une confiance envers les enseignants qui, à l’inverse d’un contrôle toujours plus serré et méfiant de leur capacité à appliquer des directives, relève d’une reconnaissance profonde de l’autonomie de l’école et de ses enseignants.

Dans son introduction à La foi laïque (1912) Buisson, volontiers millénariste et socialisant, formulait un espoir qui pourrait être le nôtre aujourd’hui : « Il est permis d’espérer que le jour n’est pas loin où la conscience publique parlant haut, mettra fin, d’autorité, à la guerre civile scolaire dont les enfants sont les premières victimes et enjoindra enfin aux hommes d’école de faire leur œuvre à l’école, aux hommes d’église de faire la leur à l’église et aux hommes de parti de renoncer à se servir ou de l’une ou de l’autre pour des fins politiques ».

Guy Dreux
Professeur de Sciences Economiques et Sociales
Co-éditeur avec Madeleine Rebérioux et Christian Laval de l’anthologie de textes de Jaurès, De l’éducation, éditions Points Seuil
Co-directeur avec Gilles Candar et Christian Laval
de Socialisme(s) et éducation au XIXe siècle, Le Bord de l’Eau

Extrait de cafepedagogique.net du 06.11.20

 

Claude Lelièvre : ’’Foi laïque’’ et ’’enseignement du fait laïque’’
Dans le Café pédagogique de vendredi dernier, l’ interview de Guy Dreux est présentée tout à fait opportunément sous un titre a priori paradoxal : « il faut défendre notre ’’foi laïque’’ »

C’est Ferdinand Buisson, l’un des hérauts de la laïcité en France, qui a fait paraître en 1912 un ouvrage intitulé " La foi laïque ". Et ce titre étonnant ‘’interroge’’, c’est le moins que l’on puisse dire. Comme l’a déjà mis en évidence l’historien Jean-Marie Mayeur, il s’agit – et cela peut paraître à certains un oxymore – d’une « libre pensée religieuse, empreinte d’un spiritualisme profond, pénétrée avant tout de la conviction que la religion est un besoin éternel de l’âme humaine et qu’elle doit faire le fond de la morale laïque, une véritable recherche d’une religion de l’avenir » . Une pensée religieuse donc, mais libre, car libre vis à vis de toute religion instituée.

Et l’on peut citer ici Ferdinand Buisson, distinguant "l’âme" et le "corps" de la religion : « L’âme de la religion, c’est l’anxiété intellectuelle et morale, l’esprit se posant la grande question, le cœur s’interrogeant en présence des énigmes de la douleur et de l’amour, la volonté s’exaltant dans un effort dont le terme lui échappe [ …] Le corps de la religion, c’est ce qui pourrait s’appeler le vêtement que l’esprit religieux se tisse avec les matériaux dont il dispose et selon son degré d’art et d’expérience . C’est longtemps une suite pitoyable de mythes et de rites, de pratiques et de recettes, de faits contre nature et d’idées contre raison »

Plus étonnant encore, mais au moins aussi significatif, Vincent Peillon a fait paraître il y a une dizaine d’années un ouvrage au titre lui aussi très évocateur voire provoquant : " Une religion pour la République ", avec pour sous-titre " La foi laïque de Ferdinand Buisson " ( Editions du Seuil). En effet, si la religion est une donnée anthropologique fondamentale, comme le pense Ferdinand Buisson ( et sans doute Vincent Peillon lui-même), alors les républicains, les laïques doivent en tenir compte, voire même la reprendre à leur compte (à leur façon). Et cela d’autant plus que la dénégation de cette donnée anthropologique, si elle est fondamentale, risque de se retourner contre eux, aux mains expertes de leurs adversaires politiques (c’est d’ailleurs ce que pensait Ferdinand Buisson).

Un an après, Vincent Peillon a été le premier ministre de l’Education nationale du quinquennat de François Hollande. Au cours de la campagne présidentielle du printemps 2012, François Hollande avait évoqué que l’on devrait enseigner le « fait laïque » à l’Ecole. Le 17 mars 2012, la FCPE (la principale fédération de parents d’élèves de l’Education nationale) avait en effet invité les candidats à répondre à une batterie de questions sur l’Ecole. Et, lors de son audition, François Hollande avait déclaré qu’il serait opportun d’enseigner le « fait laïque » à l’Ecole ( à l’instar du ‘’fait religieux’’ avait-il dûment précisé ) dans le cadre d’une question portant sur la « laïcité » en général posée à tous les candidats.

Cette idée était alors portée en particulier par Vincent Peillon qui était chargé du thème de l’éducation dans l’équipe de campagne de François Hollande. Le 1er mars 2012, dans un entretien sur "France Culture", Vincent Peillon avait d’ores et déjà plaidé pour une « reconquête de la laïcité à l’Ecole ». Interrogé sur l’enseignement du « fait religieux » il avait estimé que cet enseignement était mieux mis en place que l’enseignement du « fait laïque ». Et il avait même déclaré « découvrir qu’il n’ y avait aucun enseignement » de la laïcité pour les élèves, et que l’ « on ne préparait pas les enseignants à ces valeurs ».

Il est pour le moins étrange que depuis une vingtaine d’années, chaque fois qu’il est question de la laïcité à l’école, c’est l’enseignement du ’’fait religieux’’ dans l’Ecole républicaine et laïque qui vient au premier plan. Et c’est encore le cas actuellement. Il faudrait que cela change, et que la question de « l’enseignement du fait laïque » soit enfin au centre.
Claude Lelièvre

Extrait de cafepedagogique.net du 09.11.20

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