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Marc Bablet : Ne laissons pas le pouvoir voler le récit de l’école au temps du confinement

3 avril 2020

[Continuité pédagogique]

Ne laissons pas le pouvoir voler le récit de l’école au temps du confinement

Il est impressionnant de voir comment le pouvoir, sensible à ce qui se dit de la réalité vécue du confinement, cherche à imposer son récit face aux acteurs du monde réel qui convergent sur beaucoup de points, tant dans les foyers que dans les institutions. Pour l’école, il est important que ceux qui travaillent gardent la maîtrise du récit face aux silences, aux demi vérités, voire aux mensonges.

Les enseignants travaillent et trouvent des solutions

En lisant beaucoup de ce qui paraît sur la manière dont les enseignants investissent leur métier dans le contexte actuel, je suis frappé de la manière dont nombre d’entre eux trouvent des solutions à des problèmes complexes posés par cette situation inédite. Je suis en particulier impressionné par les trésors d’intelligence humaine et professionnelle qui permettent d’abord de garder le lien avec les familles sans les culpabiliser, de garder le lien avec les élèves autour d’activités scolaires conduites dans des cadres familiaux souvent complexes qui sont compris des professionnels, de favoriser parfois des échanges entre élèves et d’adapter les types de travaux proposés aux élèves du fait qu’ils ne bénéficient pas du guidage que permet la classe au quotidien. Ainsi de ces professeurs de lycées qui doivent réécrire leurs cours pour les rendre plus explicites afin de pouvoir espérer être compris par des élèves moins habitués à lire qu’à écouter et à interagir. Ainsi de ces professeurs des écoles et collèges qui repensent leurs exercices pour s’appuyer sur ce que l’on a déjà fait en classe en évitant d’introduire des notions nouvelles qui seraient inaccessibles au plus grand nombre (Il est notable que les syndicats d’enseignants viennent de dire l’importance de cette perspective pour l’égalité.) Ainsi de tous ces enseignants qui multiplient les moyens de communication pour toucher le plus grand nombre.

Vous trouverez une veille particulièrement riche sur le site de l’ OZP qui porte tant sur les pratiques mises en œuvre que sur les réflexions nombreuses sur ces sujets. Ce site donne à voir ce qui paraît dans la presse spécialisée (Le café pédagogique, Toutéduc, les cahiers pédagogiques) comme ce qui paraît sur des sites académiques ou dans la presse généraliste. Mais aussi des recherches et des prises de position, des exemples concrets transmis par des réseaux d’éducation prioritaire.

Les enseignants sont confrontés à des difficultés principalement sociales

A l’évidence, le travail enseignant en période de confinement est confronté aux mêmes problèmes que dans le quotidien des classes mais les conditions de ce travail amènent des recherches de solutions qui deviennent plus complexes contrairement à l’idée simpliste du ministre qui voit presque une chance dans le confinement pour l’individualisation des réponses pédagogiques dont on sait qu’il est un important fanatique de longue date. L’idée est simple : comme on ne travaille plus avec une classe, on peut mieux travailler avec chacun des individus qui composent la classe. Il suffit de faire des programmes de travail individualisés pour chacun des élèves. Et de les suivre individuellement. Il oublie juste au moins deux choses bien connues : d’une part c’est la classe qui assure le meilleur milieu de la régulation des apprentissages tant on n’apprend pas tout seul, tant on a besoin d’une présence humaine et sociale pour apprendre avec des étayages et des désétayages adaptés à l’évolution de l’apprentissage. D’autre part que les principales différences entre les individus face aux apprentissages ne sont pas d’abord individuelles mais d’abord sociales et que le référentiel de l’éducation prioritaire a été conçu pour dire les pratiques enseignantes souhaitables pour que l’école puisse lutter contre les inégalités. Dans l’école du confinement comment fait on pour s’assurer que les CP écrivent régulièrement dans toutes les disciplines ? Comment utilise-t-on l’oral pour penser et apprendre ? Comment fait-on pour réinvestir les notions acquises dans la résolution de problème ? Si c’était simple comme le laisse à penser le ministre, cela se saurait.

Toutes les observations conduites par nos collègues montrent combien il est difficile de parvenir à maintenir la mobilisation et l’attention de tous les élèves. Les constats sont inquiétants sur la question du développement des inégalités car on sait bien de longue date que les enfants des milieux populaires sont ceux qui ont le plus besoin de l’école pour parvenir à apprendre ce que les programmes prévoient pour tous.

L’autorité cherche à confisquer le récit de cette période

Il est très intéressant de voir, dans la presse, comment en ce moment, face aux critiques, soit on essaye de les faire taire au nom d’une union nationale voire d’une « union sacrée », soit on s’efforce à y substituer des discours alternatifs que l’on peut qualifier d’autres récits « on ne peut pas laisser dire cela… », c’est donc cela qu’il faut dire et gare à ceux qui diraient autre chose. De ce point de vue l’enquête de Mediapart sur les masques est essentielle, rétablissant la vérité face aux mensonges en cours.

Le premier récit que l’on tente de nous imposer est le « tout était prêt ».

Ce récit est un mensonge patent pour l’hôpital. Nous avons hélas aujourd’hui des amis, des membres de nos familles qui y travaillent et pour lesquels nous sommes inquiets tous les jours. C’est aussi un mensonge pour l’école où l’on a vu très vite que les serveurs qui devaient permettre une merveilleuse continuité pédagogique numérique n’étaient pas en mesure de répondre au besoin et que le ministère tardait à proposer des pistes acceptables de travail en restant à la surface des choses sans aucune réflexion de fond sur ce qui change dans le processus d’enseignement quand on passe d’un travail en classe à un travail avec des individus isolés vivant dans des contextes très divers. Heureusement qu’il y a aujourd’hui les syndicats ou le GFEN, ou les équipes sur le terrain pour y réfléchir, face au vide de la pensée institutionnelle.

Le second récit que l’on cherche à nous imposer c’est « tout fonctionne, la continuité pédagogique est en place ».

Déjà ces mots imposés dans le langage du moment sont supposés rassurer. Il n’y a plus l’école mais elle continue. C’est bien du discours pour les opinions publiques pour faire croire que le pouvoir est actif et efficace sur ce sujet. Comme d’habitude le ministre s’adresse à l’opinion publique et pas aux enseignants auxquels il n’a rien à dire. Le problème c’est que quand il n’y a plus l’école, quand les enfants ne sont plus rassemblés dans les classes, la question de l’existence même du pédagogique est posée. Parce que contrairement à l’image simpliste des apprentissages que porte le ministre, il ne suffit pas de lire, de faire des exercices pour apprendre. Parce que les enseignants savent bien l’importance des dynamiques de groupe à l’œuvre dans leurs classes. Parce que chacun sait l’importance de ce que l’on appelle « les feedbacks » au cours de l’activité d’apprentissage pour apprendre. Il n’est pas acceptable de faire croire à une prétendue continuité. C’est d’autre chose qu’il s’agit. Les enseignants ne s’y trompent pas qui ont à cœur de maintenir le lien, de préparer l’avenir. Ils ont bien raison de se projeter dans le retour en classe car c’est là que leurs élèves apprendront vraiment.

Le récit du pouvoir s’adapte à l’évolution de ce qui se dit

Et comme le ministre perçoit que le réel lui résiste puisque les enseignants, notamment de milieux populaires, disent leurs réelles difficultés professionnelles à maintenir l’activité d’apprentissage chez leurs élèves, il ajuste le propos, le récit évolue pour reprendre la main sur l’information et la communication, comme si seul le pouvoir avait le monopole de la vérité. Ainsi il vient d’énoncer « on a perdu 5 à 8% des élèves ». C’est le récit qu’il cherche à nous imposer (avec un chiffre cela fait plus vrai) quand on lui montre qu’à l’évidence il y a des écarts sociaux importants. Il invente des chiffres pour en imposer. C’est très général donc invérifiable, aucune source d’information n’est précisée. C’est une invention ponctuelle sans fondement qui cherche juste à minimiser ce que les enseignants constatent, hélas, largement, notamment en éducation prioritaire et en lycée professionnel. Le pire est que la manière dont cela va être interprété, va parfois donner lieu à des attitudes autoritaires inefficaces et inadaptées : déjà certains, heureusement minoritaires, commencent à faire appeler les familles des « décrocheurs » pour menacer de sanctions ou prétendent constituer des listes pour après.

L’autorité invente de fausses solutions

Évidemment, le ministre a des solutions aux problèmes. Comme il ne peut s’appuyer que sur ce qu’il a déjà fait puisqu’il ne prend pas l’avis des personnels qui pourraient avoir d’autres idées, il vient de réinventer l’eau tiède des stages de vacances « pour les élèves en difficulté » dont il est personnellement porteur depuis longtemps puisqu’il a commencé à les mettre en place, sans jamais les évaluer, quand il était recteur de Créteil. Or on sait bien que l’on ne peut imposer de tels stages et que n’y viendront que ceux des élèves qui voudront bien et qui n’auront rien d’autre à faire à ce moment là. On sait aussi que ce n’est pas en faisant seulement plus de temps d’activité que l’on apprend. L’inégalité continuera, elle se doublera du sentiment d’injustice de ceux à qui on dira qu’ils doivent travailler pendant leurs congés. Gageons en outre que le ministre essaiera de faire passer cette mesure pour une mesure de revalorisation des enseignants grâce aux heures supplémentaires comme il l’a fait du temps du président Sarkozy.

Gardons la mémoire et préparons la sortie de crise

Le plus souvent ce qui manque lors des sorties de crise c’est le détail du récit de la crise pour pouvoir y donner les bonnes réponses. Compte tenu des enjeux, il est essentiel que collectivement personnels, syndicats, personnes engagées et éclairées en matière éducative gardent la mémoire de ce qui se dit et se passe pour pouvoir, le moment venu, ressortir le réel vécu face aux récits mythiques que l’on prétendra nous imposer.

A l’évidence il faudra un changement de politique et le mieux serait qu’un conseil national de la résistance aux faux récits et aux fausses solutions puisse porter les besoins de l’école publique au sortir de la crise. Il y a un certain nombre de besoins évidents (revenir à quatre jours et demi à l’école, favoriser le travail collectif des professionnels, relancer une politique de formation digne de ce nom, consolider la politique d’éducation prioritaire par exemple), d’autres doivent émerger d’un travail d’enquête collectif qui permette de revenir à une politique éducative démocratique qui ne soit ni autoritaire, ni néo libérale mais s’appuie sur ce que le pays aura vécu, sur ce que les professionnels auront vécu dont l’analyse puisse être conduite sans faux semblants par les professionnels eux-mêmes accompagnés par la recherche et par un encadrement bienveillant et soucieux de vérité pour un service public solide. Des états généraux de l’école publique s’imposent.

Pour un tel changement de politique, il faudra aussi un changement des personnes chargées de la conduire. Même si l’on nous tient, tout d’un coup, des discours d’éloge de l’hôpital public que l’on a consciencieusement délabré depuis qu’on lui applique les orientations du new public management, on ne peut croire qu’il sera demain l’objet d’une nouvelle politique soucieuse de l’intérêt général et du service public sans changement des hommes chargés de la mettre en œuvre. Il en est de même pour l’école, où on ne peut faire confiance à un ministre qui déteste la sociologie parce que le social lui résiste et qui veut la fin de l’éducation prioritaire après avoir détruit l’école à quatre jours et demi. La sortie de crise ne permettra un rebond de l’État social que si nous en prenons nous-mêmes soin.

Extrait de mediapart.fr du 02.04.20

Le blog de Marc Bablet

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