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Etre pauvre à l’école
Ce 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère, le Café pédagogique invite Sandrine L., militante ATD Quart monde dans le Finistère, à prendre la parole. Elle revient dans cet entretien sur les obstacles et empêchements qui jalonnent une scolarité marquée par les difficultés de la pauvreté. Son témoignage nous rappelle combien « l’exception consolante » mise à jour par Ferdinand Buisson, ce « grain de pauvre dans la machine » comme l’appelait Jean-Paul Delahaye, continue encore et toujours de relever de l’exception. Un récit qui fait écho au dernier ouvrage de l’ancien DGESCO, Frapper les pauvres, et qui interroge l’Ecole…
Pourriez-vous vous présenter rapidement et évoquer votre première rencontre avec l’école ?
Je m’appelle Sandrine, j’ai 52 ans. J’ai été placée pendant la petite enfance, en raison d’un problème d’addiction de mes parents qui nous ont récupérés avec beaucoup de mal. Je suis arrivée chez eux à l’âge de 5 ans, 5 ans et demi. Le fait de ne pas savoir pourquoi on est placé, au départ c’est compliqué pour un enfant. La première scolarité c’était dans le privé, donc c’était des bonnes sœurs, mais je n’aime pas dire « bonnes » sœurs, c’était des sœurs qui s’occupaient de l’établissement. Après, mon père a perdu son travail. On a été obligés de vendre la maison et de déménager.
Au niveau de la scolarité, ce qui m’a marquée le plus, c’est que quand j’ai quitté cette première école, j’étais en CP et normalement je devais passer en CE1 à la rentrée suivante. Pourtant les sœurs étaient très, très, très, très dures, avec des coups sur les mains à la règle en fer, mettre les doigts et tout ça. Je ne pense pas que ça se fait toujours maintenant, mais c’est vraiment très marquant. Mais quand je suis arrivée dans ma nouvelle école, ils m’ont remise en CP, et je n’ai jamais rien compris, et depuis ce jour-là, j’ai eu un blocage. Et j’ai dit, finalement, ça sert à rien de travailler à l’école, puisque de toute façon, je ne passerai jamais. Dans ma tête, peut-être dans ma tête de petite fille, ça fait déjà un choc, on te dit, tu passes, et puis finalement, tu redoubles. Donc c’est le premier choc scolaire que j’ai reçu en pleine face. Il y a quelque chose qui s’est cassé à ce moment-là.
Quel a été votre parcours ensuite ?
Disons que j’ai fait une scolarité « normale » jusqu’en sixième « normale ». Et en sixième, j’ai eu le prof de français qui m’a dit de toute façon tu n’arriveras jamais à rien. En gros, débile, quoi.
En tout cas, c’est comme ça que vous l’avez ressenti ?
Je l’ai ressenti comme ça. Par contre, j’avais des bonnes notes en poésie. La mémoire fonctionnait très bien. J’avais des 18-19 sur 20 en poésie. Tout ce qui était leçons à apprendre, je les savais par cœur. Mais dès que je passe ça à l’écrit, c’est fini. Un jour j’ai eu une rédaction à faire, et j’ai demandé à mon père de m’aider. On a passé des heures et finalement, je me suis retrouvée hors sujet. Et pourtant, mon père est doué en français. J’ai eu un 10 alors que j’avais fait une copie double. Donc, 4 pages. A l’époque. Maintenant, je suis incapable de faire 4 pages.
L’école et la famille c’était comme deux mondes qui ne se croisaient jamais. Deux mondes qui ne communiquaient pas. Alors, j’ai commencé à faire l’école buissonnière. Je n’allais plus en français. En gros, je disais à ma mère que le prof n’était pas là, qu’il était malade. Et je rentrais chez moi. Bon, ce n’est pas bien. Disons que j’étais tellement frustrée. De toute façon, ça sert à quoi que j’aille en français ! Il me dit que je suis nulle et que ça ne sert à rien. Ça ne sert à rien.
Par contre, j’adorais aller en maths. J’aurais eu des heures de maths toute la journée. Ça ne me dérangeait pas.
Ce sentiment d’échec, cette image de soi négative, c’est difficile de les surmonter ?
Après, c’est dur de rebondir. La confiance en toi est complètement bousillée. Tu ne peux pas avoir confiance en toi si à chaque fois que tu mets un pied à l’école, que tu vas en cours de français, tu n’as rien à foutre là, entre guillemets. Quand j’avais la réponse sur les exercices, je levais le bras. Ils ne m’interrogeaient jamais. Moi, je voulais prouver que je savais. Par contre, ils m’interrogeaient sur ce que je ne savais pas. Ça fait comme s’ils m’interrogeaient exprès quand je ne savais pas. Parce qu’ils le savaient très bien en tant que prof si je savais ou je ne savais pas.
Finalement, j’étais humiliée par le prof, mais humiliée aussi par les autres. De toute façon, je ne savais rien. En gros, au niveau scolaire, j’ai pratiquement été humiliée tout le temps… La façon dont ils parlent, les profs… c’est peut-être une incompréhension de ma part, mais les paroles choisies sont tellement sèches. Tellement crues. Tu as l’impression d’être attaquée en permanence. Ce n’était pas forcément l’intention, mais c’est le sentiment que j’avais.
Moi je dis, être à l’école publique, c’est une chance. C’est une chance, il faut la saisir. Mais tout dépend comment on est traité à l’école.
C’est après la sixième que votre scolarité a bifurqué ?
Oui. Après, on m’a mise en CPPN.
Là, j’étais au-dessus des autres. Niveau mathématiques, il fallait que je me cale avec les autres avec l’impression que je n’avançais plus. Alors je m’ennuyais un peu. C’est une question de niveau. C’est un peu comme la SEGPA. Il y en a qui sont plus élevés. Les niveaux sont différents. Par exemple mon dernier fils (il est en SEGPA) en mathématiques, il n’y a rien à dire. Mais l’autre jour, il a eu un 20 sur 20 en anglais et pour lui, un 20 sur 20, c’est miraculeux. C’est un peu pareil. En CPPN, Je me sentais plus élevée que les autres. Mais ça ne m’a rien apporté. Je suis restée comme ça. Dans ma culture à moi, je ne me mets jamais en avant.
Ensuite, il y a eu le lycée professionnel, on m’a mise dans un truc que je détestais, entre guillemets, et que je n’avais pas choisi. C’est en couture… Couture industrielle, on va dire. Bon en mathématiques, les produits… Je peux faire un schéma au niveau des réductions, des marges et tout ça. J’arrivais parce que c’est des calculs. Mais tu ne vas pas me faire lire un schéma parce que j’en ai… Je n’en ai rien à faire, entre guillemets.
Et là, j’ai eu un accident grave aux cervicales, en cours de sport, alors que j’adorais ça à l’époque et je me suis retrouvée à l’hôpital pendant pratiquement 2 ans. Après, je suis partie de l’école. J’étais en couple. J’avais 18 ans, 19 ans. Je suis tombée enceinte de mon premier enfant, j’avais 19 ans. Monsieur était en apprentissage. On a pris un appartement. J’ai fait ma vie après. J’étais adulte. Ma mère aussi a eu son premier enfant à 20 ans, ce n’était pas si jeune à l’époque. Mais elle, après, elle a eu ses 4 premiers en 36 mois.
Ah quand même !
Oui, quand même !
Ce qui est frappant dans votre récit, c’est qu’on a souvent l’impression que l’on a pris des décisions pour vous sans que vous sachiez ou compreniez pourquoi (placement, redoublement, orientation…) ?
Je ne me suis pas orientée. On m’a orientée. Quand j’étais en CPPN, on m’a dit de choisir un lycée professionnel. Moi, je voulais absolument être caissière parce que c’est un métier de relation humaine. Et puis caissière, c’est un travail où il faut compter. Est-ce qu’il y a besoin de l’écrit ? Pour moi, pas beaucoup. A part savoir compter, répondre poliment aux gens, recevoir les gens. Donc, moi je m’orientais dans un CAP vente. Ben non, on me dit tu n’iras pas là, de toute façon tu es trop mauvaise en français. Encore une fois. La seule option, c’est qu’on va te mettre en couture. La couture, ça me passe par-dessus. Et on m’a mise en couture. Parce que je n’avais pas le niveau en français.
La pauvreté, vous l’avez connue enfant, vous l’avez connue aussi adulte. Elle a accompagné votre scolarité et celle de vos enfants. C’est compliqué l’école quand on est dans la pauvreté ?
Oui, je pense. Mon petit dernier par exemple il est dans l’adolescence, il mange beaucoup tous les matins. Mais à 10h, il a faim. La première chose que fait l’école, c’est de penser que parce que je suis en difficulté, je ne lui donne pas à déjeuner. Ça ne va pas. Ou des fois, je lui dis, change de tee-shirt. Ton tee-shirt, il est sale. Mais il veut porter le même tee-shirt tous les 2 jours. Alors, c’est pareil. Vous n’avez rien pour le changer. C’est le regard qui est porté. Parce que j’ai des difficultés.
Le regard de la société sur les personnes est très compliqué. Que ce soit à l’école ou pas. Il faut s’habituer à ça. C’est pareil.
Ma fille, quand elle était plus jeune, elle essayait de suivre la mode. A un moment donné, c’était celle des pantalons jeans à trous. Je ne voulais pas lui en acheter. Pour moi, c’est moche. Elle a pris un ciseau et elle a fait un trou exprès dans le pantalon à 30 euros que je lui avais acheté. Le pire, c’est qu’on lui a reproché à elle de venir avec un pantalon à trous. Alors que les autres aussi en portaient. Pourquoi le lui reprocher seulement à elle ? Donc là, ça fait déjà une discrimination.
Il y a des choses que vos enfants n’ont pas pu faire à l’école pour des raisons financières ?
Franchement, je vais vous dire que j’ai toujours mis l’accent sur le scolaire même si je ne mangeais pas tous les jours. Il fallait que tout ce qui est scolaire soit payé. Par exemple, j’ai mis l’année à payer le voyage en Angleterre. Ils me demandaient 300 euros. Mais c’est pas grave. Je ne vais jamais demander d’aide.
Mais il y a des fonds sociaux dans tous les établissements scolaires, on peut demander de l’aide. C’est un droit.
C’est comme ça. Je me débrouille par pour moi-même. Déjà, ils étaient stigmatisés parce qu’ils étaient pauvres. A l’époque des portables par exemple, ils avaient juste un truc à clapet. C’était démodé. Ils se faisaient rabrouer par les autres. Moi, financièrement, avec un salaire, je ne pouvais pas.
Mais si je demande de l’aide, on va encore me dire que je ne cherche pas de travail, que je demande tout le temps. À un moment donné, j’ai dit stop. Je me débrouillerai par moi-même et je paierai par moi-même. En tant que mère de famille, je n’étais pas bien mais je ne voulais pas montrer que je n’avais pas les moyens. Finalement, pour ne pas retomber encore et m’entendre dire que je suis une mauvaise mère parce que je ne peux pas payer les vacances. Pour moi, c’est ça. J’ai toujours tout fait depuis que j’ai des enfants. Je fais en sorte qu’ils aient tout ce qu’il faut, comme les autres.
Aujourd’hui 17 octobre, on célèbre justement la journée mondiale du refus de la misère, qui est née à l’initiative d’ATD Quart monde. Votre engagement dans ce mouvement a été important par rapport à toute cette histoire familiale ?
Je pense qu’ATD, je le connais depuis mon enfance, parce que ma mère s’est battue pour nous récupérer après sa guérison. Et comme on ne voulait pas l’écouter, et que même un juge des enfants ne voulait pas l’écouter, elle a vu un reportage à la télévision sur le père Joseph Wresinski, et c’est de là qu’elle s’est dit, lui il a une bonne parole, peut-être qu’avec lui je vais pouvoir récupérer mes enfants. Et on va enfin m’écouter. Et elle s’est engagée depuis 78.
A partir de ce moment-là, ma mère s’est investie, mon papa s’est investi, ils ont fait des universités populaires, ils se sont déplacés à Paris. Elle venait témoigner pendant des colloques, etc. Elle a pris de l’assurance au fur et à mesure. Quand on voit le parcours de ma mère, à 50 ans, elle apprend à lire et à écrire et à compter. Avant, elle multipliait des heures. Elle allait faire une heure + une heure, elle additionnait 60 secondes par 60 secondes. Elle simplifiait les choses. Elle a eu son CFG (certificat de formation générale), elle avait 52 ans. Tu imagines ? Toute une vie ! A partir du moment où elle a eu son CFG, elle écrivait des pages et des pages, et des cahiers et des cahiers.
Je suis admirative de ma mère. Je pense que sa force m’a fait comprendre qu’il ne faut jamais abandonner. Et j’ai poursuivi son engagement. Même si tu ramasses des coups, il faut toujours se relever. Après, il y a des périodes plus longues où tu en prends, des fois t’es un peu déprimée, t’as du mal à y arriver. Mais alors il faut chercher l’inspiration pour se relever.
Propos recueillis par Claire Berest
Merci à Sandrine L. pour sa confiance et à Monique A. pour son engagement.
Frapper les pauvres de Jean-Paul Delahaye : « Une société et un système éducatif qui demeurent profondément injustes ». Article à retrouver sur le site du Café pédagogique.
« L’Ecole face à l’échec scolaire des plus pauvres ». Article à retrouver sur le site du Café pédagogique.
« Maltraitance institutionnelle et pauvreté : quel rôle pour l’Ecole ? ». Article à retrouver sur le site du Café pédagogique.