Des idéologies au pragmatisme (1), par Marc Bablet

7 février 2019

Politiques éducatives : Des idéologies au pragmatisme… ? (1)
5 févr. 2019
Par Marc Bablet
Blog : Le blog de Marc Bablet

En mars 2018, j’ai participé à un colloque de l’ AFAE (Association française des acteurs de l’éducation) sur le thème qui donne son titre à ce billet. La revue a publié le fruit de ces travaux qui m’a inspiré une recherche lexicale dans des textes politiques pour continuer la discussion.

On trouvera la référence à la revue signalée ic 3i. Au moment où la liberté de la presse est mise en cause avec une tentative de perquisition à Mediapart, l’analyse des discours politiques est plus que jamais nécessaire pour contribuer au sursaut démocratique indispensable.

En étudiant l’usage des mots on comprend mieux les positionnements des uns et des autres…

Dans ce billet et le suivant, je vous propose de regarder quels usages les politiques chargés de l’éducation font des mots « idéologie » et « pragmatisme » puisqu’il est devenu banal de dire aujourd’hui que l’on est « pragmatique » et que ce serait mieux que d’être porteur « d’idéologie ». Évidemment cela pose toutes sortes de problèmes que l’on peut résumer par une phrase encore entendue aujourd’hui dans les cours d’école « c’est celui qui le dit qui y est » et tout autant par « c’est celui qui le dit pas qui y est » ou « c’est celui qui le dit qui y est pas ». Pour nous assurer de qui dit quoi, le mieux est d’écouter attentivement ceux à qui sont confiés les rênes de l’éducation.

Pour voir ce qu’il en est de ces deux mots concernant les politiques éducatives dans leur rapport à la politique, nous travaillons donc sur les propos de cinq ministres (Luc Chatel 2009-2012, Vincent Peillon 2012-2014, Benoit Hamon 5 mois en 2014, Najat Vallaud Belkacem 2014-2017, Jean Michel Blanquer 2017-en cours) et des députés qui les interrogent ou échangent avec eux à l’assemblée nationale lors des rencontres en commission des affaires culturelles et de l’éducation. On n’utilise que les propos disponibles en format électronique même s’il est dommage que nous ne puissions aussi nous intéresser aux discours de politiques plus anciens. Les textes en sont disponibles sur le site de l’assemblée. Cela représente un ensemble de 17 auditions soit 355 pages en times 10 (nous tenons à disposition du lecteur qui le souhaiterait le fichier de ces textes).

Des mots aux usages bien délimités

Une première observation concerne la manière dont ces mots sont partagés entre les différentes commissions : pragmatique (10 occurrences), pragmatiques (2 occurrences) et pragmatisme (12 occurrences) ne sont utilisés que lors des commissions concernant Luc Chatel et Jean Michel Blanquer et c’est très largement par les intéressés eux-mêmes qui déclarent être dans de telles démarches. C’est déjà un signe très fort de la proximité politique de ces deux ministres. La seule fois où « pragmatique » est utilisé lors d’une audition de Vincent Peillon, c’est en fait par la secrétaire d’état chargée de l’enseignement supérieur quand elle évoque un « compromis » relatif à la formation des kinésithérapeutes. Elle considère ce « compromis » comme le fruit d’une démarche « pragmatique ».

En ce qui concerne les mots « idéologie(s) », avec sept occurrences ou « idéologique(s) » avec six occurrences, c’est le contraire : ils sont principalement utilisés par six députés Les Républicains ( à l’époque encore UMP) et un UDI lors des auditions de Vincent Peillon et de Najat Vallaud Belkacem pour critiquer la dimension « idéologique » de leur pensée et de leur action. Il y a donc d’un côté deux ministres qui se déclarent « pragmatiques » et d’autre part deux ministres qui sont taxés d’être des « idéologues ».

Enfin s’agissant des mots « politique(s) éducative(s) », on ne les trouve utilisés que dix fois au singulier et quatre fois au pluriel. Les usages en sont à peu près également répartis entre les auditions des ministres : ce sont principalement les députés qui utilisent ces mots pour interroger les ministres ou s’y opposer. L’expression « politique scolaire » est utilisée une fois au pluriel et personne ne parle de « politique pédagogique ».

Laissons les politiques définir eux-mêmes le « pragmatisme » en éducation

La représentation dominante du pragmatisme qui nous a concerné au cours du colloque de l’ AFAE peut sans doute être résumée par cette présentation qu’en fait Benjamin Studer, président de la commission des affaires culturelles et de l’éducation à l’assemblée nationale le mercredi 7 février 2018 dans une journée consacrée à la grande pauvreté : « …pendant près de trois heures ce matin, nous avons pu aborder de façon approfondie certaines thématiques. Nous devons maintenant chercher des solutions pragmatiques avec les ministres. Je ne peux donc que vous inviter, chers collègues, à faire des remarques concrètes, afin que les ministres vous apportent des réponses précises. Nous gagnerons ainsi tous en efficacité et en satisfaction. » Et par la réponse que lui fait le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer : « Je ne peux qu’adhérer à ce que vous venez de dire : ce type de réunion doit nous permettre d’être créatifs et d’aller de l’avant ».

Précisons que le matin, les députés avaient entendu Jean-Paul Delahaye, Marie-Aleth Grard et Véronique Decker. On ne peut pas dire qu’ils en aient tiré un grand bénéfice pour l’éducation des enfants pauvres. Les seules mesures significatives actuellement prises pour les enfants de milieux populaires sont les CP et CE1 à 12 (mesure déjà présente dans le programme présidentiel) et la mesure prise suite au rapport Taché (que l’on peut remercier de ne pas vouloir voter la loi anti casseurs) relativement au doublement des crédits pour l’opération « Ouvrir l’école aux parents pour la réussite des enfants (OEPRE) ». On attend par ailleurs toujours qu’il sorte quelque chose du « plan pauvreté » qui est pour l’instant bien pauvre en ce qui concerne les mesures éducatives qui ne semblent pas connaître un début de mise en œuvre.

Le pragmatisme, comme il apparaît dans ces verbatim privilégie l’action : à trois heures de « réflexions approfondies » doit succéder maintenant le passage à l’action. On part du principe que les problèmes sont posés et connus et qu’il s’agit de trouver des « solutions ».

En conséquence, il s’agit d’être « concret », « précis » pour « gagner en efficacité ». Au cœur du pragmatisme en éducation, il y a donc la recherche d’efficacité dans l’action concrète que l’on peut rapidement mettre en place (« aller de l’avant »). Lié à cela l’idée de « créativité » soit l’idée que les solutions doivent être nouvelles. Le pragmatisme ne saurait se contenter de solutions anciennes fussent-elles éprouvées.

Le ministre donne comme exemple au cours de son intervention la mesure « Devoirs faits » : « Cette mesure extrêmement concrète vient en appui des familles notamment les plus défavorisées » Et il précise un peu plus loin à propos des dédoublements en REP et de « Devoirs faits » que ces engagements présidentiels « ont été accueillis avec optimisme par les uns et scepticisme par les autres. Les premiers avaient peut-être un peu plus raison que les seconds puisque c’est aujourd’hui une réalité, concrétisée en quelques semaines ! ». Un exemple de l’idéal « pragmatique ». « Devoirs faits » « concrétisé en quelques semaines » n’est en fait que la reprise d’un dispositif préexistant qui s’appelait « l’accompagnement éducatif » mais il ne faut surtout pas le dire car le pragmatisme ne saurait se satisfaire de solutions anciennes.

Il apparaît donc dans ces passages que le « pragmatisme » se doit d’être « extrêmement concret » et que cette concrétisation doit être réalisée rapidement « en quelques semaines ». Le ministre confirme ce qui est dit par le président de la commission.

Si l’on suit ces présentations, le pragmatisme dans les politiques éducatives déclaré par les politiques qui s’en réclament se caractérise par :
Un rapport au temps : l’orientation vers l’avenir, la rapidité, la quasi immédiateté,
Un rapport au réel : le concret, l’action, la réalisation.
Un rapport à l’action : la rupture par rapport à l’inefficacité précédente supposée, l’adaptation, la souplesse, la créativité, l’optimisme.

C’est un discours de la modernité qui s’oppose à celui de l’ancien monde : il faut changer les choses, innover, la conservation de l’existant et l’immobilité sont intolérables. Aujourd’hui un nouveau mot pas encore utilisé par les politiques dans ce corpus mais déjà largement utilisé par les consultants dont ils tirent leurs idées ne va pas tarder à être davantage utilisé : « agile ». On trouve déjà dans ce sens « agilité » dans la bouche de Jean Michel Blanquer : « Il est important pour l’ avenir de notre pays d’ intégrer plus d’ agilité , plus de créativité , mais aussi plus de connexions entre les enseignants , les élèves , les territoires et les entreprises . » Il serait intéressant de savoir en quoi consistent ces « connexions » car voilà encore un mot vague qui peut aisément servir de caution à une absence de théorie du réel…

Le pragmatisme ainsi défini se distingue donc d’une conception qui serait inscrite dans la durée, d’une prise de repères dans la réflexion accumulée dans le temps, d’un appui sur l’expérience passée et d’une démarche progressive et systémique de changement. Et surtout il se distingue de la prise en compte d’une idéologie, et même d’une politique c’est-à-dire d’un sens donné à l’action par des valeurs, des principes, des orientations dont le pragmatisme prétend très nettement se distinguer. Le ministre actuel dit dans une interview dans la presse : « Les réformes que nous mettons en place correspondent aux attentes des français et à une vision pragmatique de ce que doit être l’école du XXIème siècle. Sans idéologie et sans manichéisme. » Cela permet, le cas échéant de renvoyer tout opposant à des propositions pragmatiques vers cette notion négative de « l’idéologie » voir pire du « dogmatisme » ou du « manichéisme », du « passéisme », de « l’immobilisme ». Est-ce nouveau ?

Concernant le pragmatisme on peut confirmer les indications données ci-dessus par quelques citations en proposant d’autres usages de « pragmatisme » ou « pragmatique » qui confortent cette analyse sans qu’il soit besoin de commenter :

Luc Chatel :

« En la matière [les moins de trois ans en maternelle], notre position est pragmatique : certaines régions de France ont de forts besoins d’accueil à deux ans et des moyens sont mobilisés en conséquence, mais il n’ y a pas de généralisation. » .

« Au - delà de l’angélisme dont nous avons fait preuve jusqu’ à aujourd’hui [à propos de la violence à l’école], il faut être pragmatique. Force est de reconnaître que la formation des enseignants était loin d’être parfaite… »

« Il a aussi parlé de dogmatisme. Au contraire, nous sommes imprégnés de pragmatisme ! Il y a certes eu 16 000 suppressions de postes pour cette rentrée, mais nous avons aussi donné des moyens supplémentaires aux zones géographiques ou aux établissements qui en avaient besoin. Nous avons créé 500 postes en primaire et 600 dans les zones d’éducation prioritaire. Nous ne taillons pas à la hache dans les effectifs : le non - remplacement d’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux ne nous empêche pas de nous adapter aux besoins des établissements. »

« Nous entendons agir avec pragmatisme et prendre le temps de l’évaluation, c’ est - à - dire nous fonder sur des considérations scientifiques - d’ où la création du conseil scientifique des États généraux, présidé par Éric Debarbieux, président de l’Observatoire international de la violence à l’école, qui s’est entouré de spécialistes reconnus »

Jean-Michel Blanquer :

« J’appelle à un esprit de modération et de pragmatisme. Quand on était majoritairement à quatre jours, je trouvais dommage que l’on ne soit pas plus souvent à quatre jours et demi. Et quand on a voulu mettre tout le monde à quatre jours et demi, j’ai trouvé dommage que l’on ne laisse pas à quatre jours ceux qui le souhaitaient »

« Or, là encore, il faut être pragmatique - pardon de faire autant usage de ce mot … Il faut donc essayer d’éviter le redoublement et déployer des dispositifs de personnalisation des parcours, a fortiori quand on voit, dès décembre ou janvier, se profiler un éventuel échec. Si l’on veut vraiment combattre les inégalités et les difficultés scolaires, il faut aller à la racine des problèmes et veiller à la prise de conscience des familles »

« Madame Dubié , il n’ y aura pas de rupture dans le dispositif des classes passerelles pour les moins de trois ans . Nous sommes dans une logique très pragmatique. C’est le message transmis aux inspecteurs de l’Éducation nationale : ils ont les moyens de cette politique de scolarisation dès deux ans. Il ne s’agit pas de le faire coûte que coûte, mais uniquement chaque fois que l’on considère que cela remplit un objectif de lutte contre les inégalités sociales . »

« Le statut des directeurs d’école est un sujet ancien et complexe. Il me semble important de donner à l’école primaire une certaine assise, qui diffère selon les territoires. J’ai indiqué tout à l’heure lors des questions au Gouvernement que dans les territoires ruraux, le lien entre l’école primaire et le collège devait être renforcé. Il conviendra dans le futur de faire preuve de pragmatisme et d’une certaine souplesse d’organisation afin de prendre en compte chaque situation particulière. »

Bien des assertions de ces verbatims mériteraient un commentaire approfondis tant on peut y voir à l’œuvre des contradictions et des raccourcis impressionnants qui sont présentés comme des allants de soi :
« certaines régions de France ont de forts besoins d’accueil à deux ans et des moyens sont mobilisés en conséquence » quand, de fait, l’accueil des moins de trois ans régresse partout en France pendant cette période du fait des suppressions de postes, car l’accueil des moins de trois ans, le remplacement et les réseaux d’aides sont les premières variables d’ajustement dans le premier degré ;
« Force est de reconnaître que la formation des enseignants était loin d’être parfaite » quand la formation initiale vient d’être purement et simplement supprimée par le gouvernement précédent celui où exerce Luc Chatel,

« prendre le temps de l’évaluation, c’est - à - dire nous fonder sur des considérations scientifiques » où le rapprochement de l’évaluation et de la science semble aller de soi, comme si c’était la même chose,
« modération » quand on remet en cause en totalité les rythmes scolaires sur quatre jours et demi qui avaient été plébiscités par la recherche,
« éviter le redoublement » quand on change la réglementation pour le rendre à nouveau plus facile à mettre en œuvre,
« Si l’on veut vraiment combattre les inégalités et les difficultés scolaires, il faut aller à la racine des problèmes et veiller à la prise de conscience des familles », il y a là un rapprochement entre « la racine des problèmes » et « les familles » qui laisse penser que la racine des problèmes se trouve dans les familles…

Extrait de mediapart.fr/marc-bablet du 05.02.19 : Politiques éducatives : Des idéologies au pragmatisme… ? (1)

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