Le pilotage du premier degré (3), par Marc Bablet

10 janvier 2019

Le premier degré n’est pas piloté (3) ».

Les IA DASEN ont été réunis comme prévu avant les congés pour leur dire non pas que le premier degré n’est pas piloté, mais comment il doit l’être et comment ils doivent être « pragmatiques et efficaces ». Ce billet, suite aux précédents cherche à comprendre ce que signifie cette obsession d’un pouvoir qui de longue date souhaite avoir davantage l’école à sa main et de quel pilotage ils parlent.

J’adresse d’abord tous mes vœux à ceux qui veulent bien me lire encore en 2019. Je vous souhaite des satisfactions personnelles et collectives. Formulons des vœux pour que cette année soit riche de projets éducatifs de qualité partout où nos élèves des milieux populaires en premier lieu en ont besoin et pour que ceux qui les mènent soient soutenus dans leur action quotidienne.

Quand un ministre s’adresse à ses troupes pour donner une directive, il me semble de bon principe d’interroger ce qu’il fait lui-même sur le sujet sur lequel il pense utile de dire quelque chose à ses cadres. Autrement dit comment donne-t-il l’exemple ? Ce qui me semble être une qualité importante pour diriger. Que fait le ministre actuel pour « piloter le premier degré » ? C’est ce sur quoi on va essayer de redire l’essentiel après avoir rappelé d’où vient cette notion de pilotage et comment on peut la comprendre.

D’où vient le « pilotage » ?

Il est toujours intéressant de voir que dans le monde de l’éducation comme dans tous les mondes de communication auxquels nous participons, certains mots prennent le devant de la scène pour en remplacer d’autres qui ont pris des sens qui ne semblent plus convenir. Ainsi « piloter » a-t-il pris la place de « diriger » comme pour en atténuer la force, comme pour en donner une version plus technique et moins politique. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le mot « gouvernance ». Pour autant, ne nous y trompons pas, derrière le mot « pilotage » il y a bien une conception politique qui apparaît en même temps que la gouvernance par les nombres dans le cadre européen. Chez nous, en même temps que la LOLF (loi d’orientation pour les lois de finances) qui est censée favoriser la performance des moyens de l’Etat en déconcentrant les responsabilités opérationnelles sur les recteurs, en fixant des objectifs et des batteries d’indicateurs sur chacune de ses missions lors de la loi de finances et en autorisant une certaine souplesse aux recteurs dans l’opérationnalisation. On donne ici l’exemple de celle de 2018. Un des mérites de cette procédure est la transparence dans l’usage des moyens de l’état (en réalité déjà présente dans les précédentes moutures des budgets), un autre est la mise en place des dialogues de gestion qui permettent aux administrations centrales d’échanger avec ceux à qui elles confient l’opérationnalisation de ce budget dans les académies. Un autre objectif consistait à donner des marges de manœuvre contrôlées que l’on a appelé la fongibilité asymétrique qui autorise à transférer des crédits d’une action à une autre dans la limite des crédits du titre 2 (dépenses de personnel) qui ne doivent pas augmenter. A ma connaissance, en pratique on n’a pas vu de recteurs réduire leurs dépenses de personnels au profit d’autres dépenses et comme ils n’ont pas le droit d’augmenter les dépenses de personnel, la marge de manœuvre est toute théorique.

Cela n’interdit pas d’utiliser le mot « pilotage », que nous avons utilisé pour parler des réseaux d’éducation prioritaire (avec la notion particulière de « copilotage » c’est-à-dire en appelant à l’existence d’équipes de pilotes). Il me semble que, même s’il a des origines néo libérales, ce mot peut être utilisé en précisant bien que l’on porte une politique de coopération et non de concurrence et que l’on souhaite démocratiser les modes de pilotage et non les concentrer sur le ministre . Pour le moins cela nécessite de dire de quoi l’on parle. Je vais évoquer quelques pratiques mises en place au ministère de l’éducation nationale à cet égard après avoir rappelé les sens habituellement donnés à ce mot.

« Piloter » : une métaphore et trois modalités dominantes

Il est d’abord intéressant de se rappeler que le mot est utilisé métaphoriquement car dans le dictionnaire on identifie que le « pilote » s’inscrit principalement dans trois champs de discours qui portent des visées très différentes : le champ de la compétition automobile qui veut que l’on soit performant au sens de la rapidité, le champ de l’aviation qui veut que l’on amène tous les passagers au bout du voyage, le champ maritime qui veut l’accompagnement des grands navires pour qu’ils rentrent au port en sécurité. On voit bien déjà que si l’on met l’accent sur tel ou tel aspect de la métaphore, on ne va pas réaliser les mêmes logiques de pilotage. Cela attire notre attention sur un premier point très important qui est celui des conceptions du pilotage et de ses modalités en conséquence.

On peut distinguer trois grandes modalités de pilotage du système éducatif. La plus historique et politique est le pilotage par le sens et les valeurs : dans cette perspective dire que l’on vise la performance, la citoyenneté ou la justice sociale c’est prendre une position politique, se tenir au sens c’est sans doute aussi donner de la liberté d’action aux acteurs quant aux manières de faire mais c’est aussi contrôler que ce qui se fait va bien dans le sens prévu.
La modalité de pilotage la plus habituelle au système éducatif c’est le pilotage par les normes et les moyens : dans cette perspective on s’attache au détail de l’élaboration d’un prescrit et on s’efforce de le faire réaliser et donc d’en contrôler la réalisation. Ce mode de pilotage est à l’origine de la bureaucratie la plus classique à base principalement d’instructions descendantes.
Enfin le plus récent mais aussi celui qui l’emporte le plus souvent dans les intentions de l’action publique moderne (dans l’esprit du « new public management ») est le pilotage par les objectifs et les résultats (on dit aussi par la performance) qui suppose que l’on a défini préalablement les résultats attendus. Ce nouveau mode de pilotage génère à son tour de nouvelles bureaucraties centrées sur les indicateurs et leur suivi. On renvoie ici volontiers ceux qui veulent aller plus loin à deux articles sur le sujet : « Pourquoi le pilotage par les résultats ? Mise en perspective théorique et historique » de Nathalie Mons et Xavier Pons in Le pilotage par les résultats un défi pour demain SCEREN/ESEN 2009 et Viviane Bouysse « Le pilotage de la performance à l’école primaire » in revue Administration et éducation n°125.

On voit bien que tout pilotage articule en fait plus ou moins les trois modes de pilotage mais que les incidences pour les cadres et les personnels ne sont pas les mêmes selon la dominante. En effet, si vous pilotez par les normes et moyens, les professionnels chargés de la mise en œuvre sont simplement tenus de faire ce qui leur est demandé et ils doivent être contrôlés sur la mise en œuvre. C’est au fond ce qui a été pratiqué principalement depuis le XIXème siècle. Ce n’est que récemment avec le passage d’une société bureaucratique à une société dite « post bureaucratique », avec le passage à la LOLF, que les programmes de l’école sont formulés en termes d’objectifs d’apprentissages et que l’on envisage de contrôler l’atteinte des objectifs plutôt que la mise en œuvre où on est censé donner de l’autonomie aux acteurs. Cela suppose des évolutions importantes pour les professionnels de l’enseignement mais aussi pour les professionnels du contrôle et de l’évaluation puisqu’on leur demande justement de passer de postures de contrôle des normes à une posture d’évaluation des résultats obtenus et de mise en relation des contextes d’exercice et des pratiques professionnelles avec les résultats observés.

Le pilotage par le sens et les valeurs comme le pilotage par les résultats repose sur davantage de responsabilité pour les agents du système à tous les niveaux. Ils sont alors tenus de faire ce qui va dans le sens attendu (par exemple plus de justice sociale) ou ce qui va permettre l’atteinte des objectifs par les élèves (par exemple au cycle 2, les élèves doivent savoir « Rédiger un texte d’environ une demi-page, cohérent, organisé, ponctué, pertinent par rapport à la visée et au destinataire »).

Depuis 2017, le mode dominant de pilotage national est revenu de fait aux normes et moyens. C’est typiquement ce qui se passe pour les CP et CE1 à 12 : on donne des moyens dont l’usage est fixé a priori par le ministère. On contrôle que c’est bien mis en œuvre comme souhaité par le ministre. Ce mode de pilotage est actuellement à la fois autoritaire, comme on le voit avec ce qui concerne aussi les méthodes de lecture qui donnent toujours lieu à une grande insistance, et démagogique comme on l’a vu avec l’abandon des rythmes scolaires sur 5 jours. Par ailleurs le sens général vers un système plus libéral et centré sur les individus est soigneusement caché en permanence. Au nom du pragmatisme, on ne dit pas les grandes orientations idéologiques sous-jacentes. On va jusqu’à dire que l’on n’a pas d’idéologie, que l’on n’est ni de droite ni de gauche surfant ainsi sur la défiance à laquelle donne lieu le politique en ce moment.
Il n’y a donc actuellement aucun pilotage explicite par le sens et les valeurs à part, sans doute, sur la question de la laïcité. Le pilotage par la performance est constamment mis en avant dans son principe et on s’appuie sur cette perspective pour faire accepter les évaluations mais les manières de le mettre en œuvre ne laissent pas de place à l’autonomie des acteurs sur les manières de remédier aux difficultés constatées et on n’accorde pas de confiance aux acteurs contrairement au discours affiché sur « l’école de la confiance » dont il est très intéressant de voir qu’elle ne concerne que les "membres de la communauté éducative" et non l’encadrement, ni les politiques. Comme souvent c’est "faites comme je dis pas comme je fais".

Le « dialogue de gestion », désormais pompeusement désigné « dialogue stratégique de gestion et de performance », outil principal du pilotage national

Je concluais le billet précédent par une mention du dialogue de gestion entre la centrale et les académies en indiquant que les enseignants de Guyane ont pensé utile de demander à leur recteur de porter à cette occasion (tous les ans en novembre et décembre) leurs revendications à Paris. C’est en effet un exercice annuel par lequel la centrale confronte son point de vue avec chaque recteur sur les principales informations disponibles sur l’académie, sur les politiques éducatives conduites au niveau académique et sur leurs effets. L’académie doit dire ce qu’elle fait pour mettre en œuvre les orientations nationales en appui sur son projet académique. Ce qui caractérise principalement cet exercice c’est que c’est l’occasion pour le recteur de dire ce qu’il fait face à une centrale qui s’efforce de distinguer ce qui est réellement mis en œuvre en confrontant ce discours aux données disponibles dans les bases de données du ministère. En quatre heures sont traités tous les sujets en fonction des programmes de la LOLF désignés par leurs numéros (140, 141, 230, 139, 214). Ceci en cohérence avec les orientations fixées par la loi de finances.
Les recteurs et leurs comités de direction sont alors dans la même position que celle dans laquelle se trouvent les IEN ou les chefs d’établissement quand les recteurs et IA-DASEN assurent eux-mêmes des « dialogues de gestion » au sein de chaque département pour chaque circonscription du premier degré et pour chaque établissement. Le dialogue en question repose sur un dossier qui comprend en général environ 80 pages de chiffres et entre quarante et cinquante pages de textes. Il est parfaitement illusoire de prétendre connaître les chiffres, les plus sérieux des fonctionnaires du ministère ne peuvent retenir que peu de ces chiffres a fortiori quand ils doivent être, en deux mois, en dialogue avec 30 académies. La gouvernance par les chiffres a créé une inflation de chiffres qui correspond à une nouvelle bureaucratie qui est aussi une technocratie en réalité très peu productive.

Pour avoir pratiqué les deux exercices, d’abord en dialogue avec les chefs d’établissement puis en dialogue avec les académies, je pense pouvoir dire comment il est difficile de sortir d’un jeu de communication où chacun joue une partition défensive, pour déboucher sur un véritable travail partagé utile à l’évolution des orientations du système ou des mises en œuvre. La LOLF était censée donner de l’autonomie aux recteurs et donc des marges dans l’usage de leurs moyens. En réalité, si l’on s’en tient au premier degré, qu’est ce qui intéresse actuellement principalement les dialogues de gestion : le dédoublement des CP et des CE1 (c’est typiquement le contrôle classique, qui n’a rien de « stratégique » de l’usage des moyens). On peut espérer que les questions de l’accompagnement, de la formation et de l’évaluation soient aussi abordées, comme cela avait été le cas pour « plus de maîtres que de classes ». Sans aucun doute la question des redoublements, car, suite aux interventions médiatiques du ministre, on peut craindre que les redoublements remontent provoquant un coût supplémentaire pour le système sans aucune efficacité car on sait de longue date que le redoublement ne produit que bien rarement des effets positifs pour les élèves.
Or le dialogue de gestion est en réalité fortement, pour ne pas dire principalement, concerné par la maîtrise de la dépense publique. On est loin d’évoquer alors l’ensemble des composantes qui doivent permettre de véritablement favoriser la réussite scolaire de tous dans le premier degré. On en reste à une vision très classique de contrôle de quelques indicateurs pour voir si les orientations du ministre sont mises en œuvre. Pour le reste on demande à l’académie de dire ce qu’elle fait et là, on est bien embarrassé, car on n’est pas en mesure de savoir jusqu’à quel point ce qui est dit est fait et d’autre part on ne peut mettre en évidence la dynamique à l’œuvre pour l’amélioration des résultats des élèves. Les recteurs, dans ce jeu de l’évaluation-contrôle craignent pour leur image, le jeu est biaisé. Le "dialogue de gestion" est encore très marqué par le "contrôle de gestion".
Les questions posées cette année portent très probablement principalement sur les mesures ministérielles et leur application (évaluations, stages de réussite, orientations lecture, circulaires relatives à l’enseignement du français et des maths), car on est davantage dans un contrôle d’exécution de normes que dans une véritable analyse partagée en vue d’une discussion sur une stratégie d’ensemble. Il faudrait pour cela que les acteurs et ici notamment les recteurs soient pleinement rassurés sur le sens de l’exercice ce qui n’est pas le cas actuellement où les mécanismes de défense sont divers mais toujours présents. Dans ces dialogues, on oublie régulièrement qu’un des principaux facteurs de réussite est la pédagogie pratiquée au cœur de la classe car il est vrai que c’est compliqué de la penser depuis Paris et même en académie, la plupart des recteurs ne connaissant pas bien le premier degré, même si cela évolue avec les engagements personnels et avec les modes nouveaux de recrutement. Rappelons tout de même qu’avec le référentiel de l’éducation prioritaire nous avons proposé des orientations qui ne sont pas des injonctions mais un cadre de référence à travailler en fonction des analyses de situation locales. Non des normes à appliquer mais des pratiques éprouvées à essayer là où elles ne le seraient pas déjà... Il y a eu là un autre modèle dont le ministère ne tire aucun bénéfice tant on revient à une logique bureaucratique connue.

La perspective dite du « pragmatisme », qui n’a rien à voir avec la philosophie du même nom, est inscrite dans une conception du gouvernement comme habileté à faire passer ses idées. Être « pragmatique » c’est d’abord faire preuve de démagogie pour obtenir l’adhésion (tout montre que cela heureusement ne marche pas si bien et beaucoup de personnes ont l’impression que c’est surtout les prendre pour des imbéciles), c’est ensuite faire évoluer ses dispositifs pour réussir à les mettre en place au risque évident de les vider de leur sens. Assurément le « pragmatisme » consiste à s’asseoir sur les valeurs au profit d’un ajustement permanent à la « bonne » communication ce qui est d’une efficacité toute relative au regard des enjeux du système éducatif, de la réussite de tous.

Pour aller vers un pilotage plus démocratique et performant du système, il faudrait beaucoup plus de temps pour approfondir la seule question du premier degré. Et d’autres méthodes pour que la confiance permette véritablement de travailler à une interprétation des résultats observés et des mises en œuvre et à la relation entre les deux. Car pour pouvoir être vraiment « stratégique » sans renoncer aux valeurs, il faut mettre en relation des informations sur diverses composantes de l’acte éducatif et disposer d’hypothèses quant à ce qu’il adviendrait si l’on modifiait tel ou tel des paramètres, ceci avant de prendre des décisions. On en est loin.
En outre, pour développer un processus démocratique de pilotage, il faudrait que les documents de ces dialogues de gestion et les hypothèses explicatives soient partagés avec tous les acteurs concernés de l’éducation, comme nous l’avons fait pour toutes les étapes de la refondation de l’éducation prioritaire où nous avons partagé les résultats des enquêtes et les tableaux de bord avec tous les réseaux. Les rapports des inspections générales ont, à l’époque, également été conçus comme les outils d’un accompagnement des équipes, celui sur le champ pédagogique étant remarquablement tourné vers les réseaux pour leur fournir des ressources et celui sur le pilotage académique ayant eu pour perspective d’accompagner l’encadrement académique. Le rapport sur la préfiguration REP+ fut très utile également pour assurer une régulation de la mise en place du dispositif sur l’ensemble de ses composantes aux différents niveaux. Or maintenant on ne publie plus tous les rapports des inspections générales tant ils ne sont qu’un élément de la stratégie de communication du ministre et non des outils de régulation du système. C’est beau la confiance.

Si certains veulent voir que les idées qui m’animent ne sont pas d’aujourd’hui, outre ce que nous avons fait pour la refondation de l’éducation prioritaire, vous pouvez regarder le numéro de la revue « administration et éducation » numéro de 2010 consacré à la performance et à ses enjeux éthiques où vous trouverez un article de Jean-Michel Blanquer et un autre de votre serviteur qui sont intéressants à confronter. [La performance, sa mesure : enjeux éthiques. Administration et éducation, n° 2, 2009. La question de la mesure de la performance et de ses enjeux éthiques se pose aussi bien dans la classe, dans l’établissement que dans le système éducatif. Réflexions de Claude Thélot, Claude Lessard, Philippe Perrenoud, Jean-Pierre Obin, Anne Barrère, Denis Meuret..., NDLR]

Dans un prochain billet on approfondira cette question et on tentera des propositions pour un pilotage plus pertinent pour la réussite de tous et plus acceptable pour les personnels du premier degré. En outre on rappellera que pour « piloter », il faut aussi donner épaisseur humaine aux manières de piloter.

Extrait de mediapart.fr/marc-bablet du 08.01.19 : Le premier degré n’est pas piloté 3

 

Les précédents billets de Marc Bablet

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