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Luc Cedelle (Le Monde) fait une longue analyse critique du livre "réputé majeur" "Réapprendre à lire" (les 5 volets de l’article)

25 août 2017

Avant-propos.
Après la parution de Réapprendre à lire (Seuil, août 2015), de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, l’agacement ressenti à sa lecture m’avait fait commencer un billet et la lassitude l’avait laissé en suspens. A quoi bon ? Un an plus tard, sortait Mais qui sont les assassins de l’école ? (Robert Laffont, septembre 2016)), de Carole Barjon, journaliste politique à l’Obs. Une atrocité intellectuelle que Laurent Joffrin, directeur de Libération, a cru bon de louanger. Et ce livre-là prenait justement appui sur Réapprendre à lire, utilisé comme caution « savante » de son propos.

Depuis, les thèses défendues par Réapprendre à lire ont poursuivi leur cheminement. Indice parmi d’autres : une petite citation dans le livre programmatique de Jean-Michel Blanquer, L’Ecole de demain (Odile Jacob, octobre 2016). Quelques semaines après la nomination de ce dernier au ministère de l’Éducation nationale, un séminaire a rassemblé plusieurs centaines de cadres, le 22 juin 2017, sur le projet ministériel intitulé « 100 % de réussite au CP ». A cette occasion, le directeur de cabinet du ministre, Christophe Kerrero, a évoqué Réapprendre à lire, donnant ainsi à ce livre le relief d’une référence ministérielle. Alors voici, enfin achevé, cet article critique. Chemin faisant, sa rédaction m’a entraîné bien plus loin que prévu, à la recherche d’informations supplémentaires. Il n’est pas tendre, mais le livre lui-même ne l’est guère envers ceux qu’il met en cause. Du fait de sa longueur exceptionnelle, il sera ici publié en cinq parties. L.C.

Extrait de éducation.blog.lemonde.fr du 22.08.17 : Analyse critique d’un livre réputé majeur

 

[...] Le deuxième, après Jacques Fijalkow, est Roland Goigoux, aujourd’hui beaucoup plus en vue dans le débat public et dont c’est la première mention dans le livre. Cette apparition inaugurale sera suivie de nombreuses autres occurrences, faisant de sa personne un anti-héros maléfique et la principale incarnation de « la prescription » pour ce qui concerne l’apprentissage de la lecture et donc le sujet du livre.

Devenu aujourd’hui un des spécialiste les plus réputés de cette question, professeur en sciences de l’éducation à l’université d’Auvergne, il est parfois cité dans le livre en compagnie de Sylvie Cèbe, chercheuse avec qui il a cosigné des travaux de recherche ainsi que plusieurs outils didactiques, mais c’est bien lui qui reste au centre du propos. Le lecteur non-initié qui, a priori, n’a jamais entendu parler de Roland Goigoux, ne peut qu’enregistrer cette mise à l’index sans en saisir la portée, à part peut-être se demander quel étrange démon intérieur peut pousser un tel spécialiste à promouvoir des méthodes dont il est dit qu’elles sont gravement dommageables depuis des dizaines d’années.

En revanche, toute personne un peu au fait de l’histoire récente de l’éducation et des controverses sur la lecture est rapidement amenée à soupçonner qu’un des buts manifestes du livre, paru en août 2015, est d’entamer la crédibilité de ce chercheur. Celui-ci va bientôt se trouver au centre de l’actualité de l’éducation : il s’apprête alors, en septembre de la même année, à rendre publiques les premières conclusions de l’enquête Lire-Ecrire au CP, la plus vaste jamais réalisée en France sur l’apprentissage de la lecture (131 classes observées pendant un an, un matériau recueilli et traité par une équipe de 60 chercheurs). [...]

Extrait de education.blog.lemonde.fr du 23.08.17 : Analyse critique d’un livre réputé majeur (2/5)->http://education.blog.lemonde.fr/2017/08/23/analyse critique d’un livre-critique-dun-livre-repute-majeur-25/]

 

[...] Si l’enquête Lire-Ecrire au CP – rendue publique à partir de septembre 2015 – confirme avec la plus grande netteté l’option en faveur de l’apprentissage précoce du code, ses principales conclusions se situent dans la lignée des travaux déjà menés les années précédentes par son concepteur, Roland Goigoux. Je l’avais suivi en 2008-2009 alors qu’il testait avec des professeurs volontaires de plusieurs classes de CP de sa région une formule fondée sur un apprentissage des correspondances graphèmes/phonèmes beaucoup plus rapide que ce qui était considéré comme la norme.

Cette expérimentation était menée autour de la méthode A l’école des albums CP (Retz, 2007), développée par Agnès Perrin. Les premiers résultats, me confiait-il alors, étaient « contre-intuitifs » car contraires aux conceptions dominantes dans la culture professionnelle des enseignants du primaire : ils montraient qu’au lieu de « larguer » les élèves les moins favorisés culturellement, le rythme accéléré d’apprentissage leur était bénéfique. « Le choix d’un tempo rapide, peut-on lire aujourd’hui dans la synthèse de l’étude Lire-Ecrire au CP, est bénéfique car il accroît la clarté cognitive des élèves et leur capacité d’auto-apprentissage, tout en évitant découragements et tâtonnements hasardeux. »

Bien sûr, on peut toujours objecter que Goigoux avait été lui-même l’un des artisans de ces conceptions dominantes auxquelles il fait allusion. L’argument est tout de même de portée limitée : d’une part, la culture professionnelle des enseignants du primaire est le résultat d’une longue construction historique que l’on ne peut pas décemment attribuer à un seul spécialiste, fût-il très reconnu ; d’autre part, quoi de plus honnête intellectuellement qu’un « expert » menant des enquêtes susceptibles d’aller à l’encontre aussi bien de ses convictions antérieures que des attentes du milieu dans lequel il évolue, et assumant leurs conclusions ?

Extrait de education.blog.lemonde.fr du 24.08.17 : Analyse critique d’un livre réputé majeur (3/5)

 

Contre « l’idéalisation de l’hétérogénéité »
Le chapitre suivant, intitulé ambitieusement « Pour une analyse systémique de l’échec scolaire » développe d’abord, entretiens ethnographiques à l’appui, une petite typologie des postures familiales relatives au suivi de la scolarité et au travail des élèves à la maison : des familles très investies dans la scolarité de leur enfant à celles qui le sont moins, en passant par celles qui ne se retrouvent pas, ou difficilement dans les normes scolaires. Sous cet angle nouveau, le propos central ne change pas : la « prescription » et les « experts » imposent aux enseignants des approches pédagogiques erronées qui renforcent les inégalités sociales, dans la mesure où ce sont « les enfants dont les parents convertissent spontanément leur capital culturel en compétence pédagogique qui peuvent profiter le plus et dans tous les cas des démarches pédagogiques en vigueur ». « Le plus » et « dans tous les cas » : on ne fait pas le détail.

Raison est donc donnée aux familles qui, pour aider leur enfant, se placent, que ce soit instinctivement ou de manière réfléchie, en porte-à-faux avec ces normes absurdes. Comme l’affirme une note en bas de page : « Les experts qui, dans le domaine de la lecture, disqualifient les aspects techniques, apprécient peu que certains parents se mêlent d’avoir sur la question un point de vue et le manifestent en s’adressant eux-mêmes directement aux parents pour leur expliquer ce qui fonde la légitimité des normes scolaires ».

Extrait de education.blog.lemonde.fr du 25.08.17 : Analyse critique d’un livre réputé majeur (4/5)

 

Autour de l’entrée en lecture
J’avoue ne pas savoir comment conclure cet article hors-cadre, que personne ne m’a ni réclamé ni même suggéré et qui n’est a priori destiné qu’à une autopublication. Sa longueur m’a surpris moi-même. Je ne pensais, au départ, qu’à une analyse critique un peu plus fouillée que d’ordinaire, sur un format « normal ». Mais critiquer durement un livre d’universitaires n’est pas une tâche évidente pour un journaliste. C’est une petite aventure un peu prétentieuse qui oblige, dans des proportions inhabituelles, à préciser, étayer, réviser, vérifier, recouper, etc. Toujours avec le risque de laisser traîner une erreur. Il va de soi que je n’ai pas le moindre compte personnel à régler avec Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller. Je ne les connais que par leur livre et si je conteste leurs idées, elles ne m’inspirent pas le genre de désaccord qui prendrait des proportions émotionnellement démesurées. Il existe, à mon sens, une foule de sujets plus « dignes d’indignation », et certainement beaucoup de causes qui pourraient nous être communes. Mais il se trouve que la critique de leur livre, par scrupule, m’a entraîné de plus en plus loin. Jusqu’à ce qu’il devienne « majeur » pour moi aussi, et serve de moteur à un parcours autour du sujet de l’entrée en lecture.

Pour autant, ce chemin reste journalistique, donc superficiel, et il faut bien s’arrêter quelque part. Je vais le faire en assumant certains angles morts et impasses. Ainsi, je n’ai pas lu la thèse de Roland Goigoux. Je n’ai pas non plus étudié l’histoire des méthodes globales, notamment celle du pédagogue Ovide Decroly, inventeur dans les années 1900 de la première du genre. Je n’ai pas lu en totalité les communications issues de l’enquête Lire-Ecrire au CP, de même que je n’ai pas intégralement exploré les documents produits par la conférence de consensus de 2016. Je n’ai pas « creusé » le sujet compliqué du scientisme, et j’ai prudemment omis d’ouvrir sur les intimidantes neurosciences certaines fenêtres critiques qui me semblent pourtant nécessaires, à observer le contraste entre les certitudes affichées par leurs représentants et la complexité des sujets dont ils traitent.

A part une interview de 2010 de Jean Foucambert (dont la lecture, je dois le dire, m’a horrifié) et deux ou trois petits textes en ligne, je n’ai pas pris la peine de revenir au point de départ, c’est-à-dire de me pencher vraiment sur ses propositions et celles de l’AFL telles qu’elles étaient formulées au début des années 1970 et telles qu’elles sont aujourd’hui, pour le cas, à vérifier, où elles auraient évolué. Je ne crois pas me tromper beaucoup en avançant que Foucambert considère la combinatoire (le b.a.-ba) comme un instrument de la bourgeoisie pour empêcher les prolétaires de penser en réduisant la lecture à une procédure utilitaire. En même temps, je présume qu’il fallait un peu plus que cela pour séduire, dans les années 1970, une génération de futurs chercheurs.

Ah, oui… J’ai aussi battu en retraite devant l’idée d’expliquer (donc, préalablement, de comprendre) ce qu’est la linguistique structurale. Cela fait beaucoup de manques. A ma décharge, j’en partage la plupart avec le livre que j’ai critiqué.

Luc Cédelle

Extrait de education.blog.lemonde.fr du 26.08.17 : Analyse critique d’un livre réputé majeur (5/5)

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