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Rapport Grande pauvreté : le dossier de Tout Educ avec une interview de Jean-Paul Delahaye et un résumé des préconisations

15 mai 2015

"Ceux qui échouent à l’école aujourd’hui seront les exclus de demain." Cette formule du rapport "Grande pauvreté et réussite scolaire" signé par Jean-Paul Delahaye en résume sans doute l’un des aspects essentiels, le souci de justice se double d’un souci d’efficacité sociale et économique. Il répond à nos questions.

ToutEduc : Vous écrivez notamment que "refonder l’école, c’est faire réussir les plus pauvres". On sait que vous avez été l’un des artisans, auprès de Vincent Peillon, de la loi de refondation. Ce rapport est-il un prolongement, en quelque sorte un commentaire de texte de la loi ?

Jean-Paul Delahaye : Il faut effectivement toujours se demander pourquoi, mais aussi pour qui il fallait refonder l’Ecole, alors que PISA nous montre que notre pays est l’un de ceux où les origines sociales pèsent le plus lourd sur le destin scolaire. L’objectif de réduction des écarts de réussite selon les milieux sociaux et la division par deux du nombre de décrocheurs massivement issus des milieux populaires sont inscrits dans la loi, et il ne faut pas les perdre de vue.
Une meilleure répartition des moyens en fonction de critères sociaux et la refondation de l’éducation prioritaire sont des illustrations de la mise en œuvre actuelle de la loi. Mais il faut aussi dire que, si l’on ne veut pas se payer de mots, il faudra aller plus loin tant les écarts se sont creusés, et venir soutenir les premiers efforts qui ont été faits depuis trois ans. Si vraiment, nous voulons promouvoir le "vivre ensemble", nous devons nous donner les moyens d’une plus grande mixité sociale et scolaire. Comment construire le "vivre ensemble" des adultes si nous ne sommes pas capables de construire le "scolariser ensemble" pendant au moins la scolarité obligatoire.

ToutEduc : Ne craignez-vous pas qu’on vous accuse de vouloir "niveler par le bas" ?

Jean-Paul Delahaye : Il n’est pas question de réduire les écarts de résultats en baissant le niveau des meilleurs. Tout le monde gagnera à l’élévation générale du niveau de connaissances et de compétences, y compris les meilleurs. C’est la situation actuelle qui produit un nivellement par le bas, quand on laisse s’enfoncer une partie de la population, les adultes dans le chômage et leurs enfants qui décrochent. Les élites ont besoin d’une base sociale plus large sinon nous restons dans la reproduction.
L’échec scolaire des plus pauvres met en danger notre République en danger et les inégalités contribuent à "ralentir la croissance en augmentant toujours plus l’accumulation d’un capital dans les mains d’un petit nombre mais aussi en sapant le dynamisme, l’innovation, les ressorts de l’investissement", comme l’expliquent les économistes lors d’un colloque récent au ministère des Finances à Bercy. Une école plus juste rejoint l’intérêt bien compris de notre pays.

ToutEduc : Les enseignants ne sont évidemment pas responsables des difficultés sociales de leurs élèves, et pourtant, vous écrivez "Comment entrer sereinement dans les apprentissages quand on rencontre des difficultés pour se loger, pour se nourrir, pour s’habiller, pour se cultiver ? Que faisons-nous pour réduire les inégalités entre les enfants pour que les plus démunis d’entre eux puissent mieux répondre aux exigences scolaires ? La question n’est pas seulement sociale, elle est aussi pédagogique." Autrement dit, vous évoquez une certaine responsabilité des enseignants.

Jean-Paul Delahaye : Non, d’abord parce que l’école n’est pas responsable de la constitution des ghettos sociaux et ethniques et de la politique d’urbanisme, de la montée du chômage et de l’exclusion. Non encore, car c’est l’organisation du système qui est en cause, pas les enseignants individuellement. Sur le plan social, le niveau des bourses de collège est insuffisant, les fonds sociaux ont servi de marge d’ajustement budgétaire de 2002 à 2012 et ont été divisés par 2,3 : notre pays a fait des économies sur les pauvres !
Dans certaines parties de notre territoire, l’école, grâce à l’engagement des personnels de l’éducation nationale et de leurs partenaires, est devenue une institution d’aide aux familles, parfois un refuge et un lieu où s’élaborent des solutions pour résoudre les problèmes.
S’agissant de la pédagogie mon rapport et le travail du CESE montrent que des enseignants sur le terrain se battent quotidiennement pour faire réussir les élèves, notre école est pleine de ressources. La question est de savoir comment passer de l’innovation isolée à la transformation pilotée du système.
Et la formation, tant initiale que continue, est au cœur de la solution. Par exemple, comment mieux former les professeurs principaux pour que les décisions d’orientation soient indépendantes des origines sociales des élèves. Je cite notamment dans mon rapport le travail d’un inspecteur qui a bien montré que les conseils de classe ne corrigent pas à la hausse les demandes d’orientation des élèves des milieux sociaux défavorisés. Les enseignants et les personnels de direction sont nombreux à dire que les familles populaires "manquent d’ambition", mais eux-mêmes manquent parfois d’ambition pour leurs élèves !

Il faut aussi améliorer la relation de l’école avec les familles populaires, et améliorer la connaissance par les enseignants des conditions de vie de leurs élèves. Il faudrait intégrer, par exemple, dans le cursus de formation des personnels d’enseignement et d’éducation, entre la L2 et le M2, un temps d’activité associative permettant une connaissance concrète des lieux et des conditions de vie des enfants des milieux populaires. Ce pourrait être l’encadrement d’activités extra-scolaires, l’aide aux devoirs, des actions d’aide à la parentalité ou de lutte contre l’illettrisme…

ToutEduc : Ne faut-il pas surtout incriminer un système ?

Jean-Paul Delahaye : Evidemment... L’échec scolaire des plus pauvres n’est pas un accident. Il est inhérent à un système qui a globalement conservé la structure et l’organisation adaptées à la mission qui lui a été assignée à l’origine : trier et sélectionner. Il faut aussi voir que, ces dernières années, nous avons assisté à la quasi-reconstitution d’un système éducatif d’avant la démocratisation de l’accès aux études secondaires, fonctionnant en réseaux d’établissements juxtaposés selon les catégories sociales ou en filières différenciées au sein même des établissements.
Il faut évidemment mettre un terme à la course aux options pendant la scolarité obligatoire, et que l’attribution des moyens aux établissements soit différenciée en fonction des efforts faits en termes de mixité sociale et scolaire. Ce qui vaut pour le public vaut également pour le privé et mon rapport fait quelques propositions à cet égard.

ToutEduc : Vous faites plus de 60 propositions, mais aucune n’est réellement spectaculaire...

Jean-Paul Delahaye : C’est ce qui est difficile en matière éducative : on dit soit ’on le fait déjà", soit "c’est révolutionnaire et infaisable". C’est de "tenir ensemble" ces propositions dans le cadre d’une politique publique cohérente et pérenne qui est l’enjeu. S’il y avait une mesure miracle pour éviter l’échec des élèves en situation de grande pauvreté !
Il faut que les moyens disponibles soient utilisés en priorité en faveur des plus démunis, il faut préférer la solidarité et la coopération au chacun pour soi et à la compétition, et il faut que les enseignants soient sensibilisés à ces questions. Il n’est pas toujours possible de repérer des situations difficiles, d’autant que les parents se font discrets, au point de ne pas demander les aides auxquelles ils ont droit. Dans la Meuse, des personnels parlent de "pauvreté oubliée".
En prenant appui sur ce qui se fait dans certaines académies, nous proposons, par exemple, de promouvoir dans toutes les académies une campagne d’information et d’action sur le thème : "tous concernés par la pauvreté, tous mobilisés contre ses effets à l’école". L’enjeu, et c’est là qu’est toute la difficulté, est de présenter la pauvreté comme une situation non stigmatisante et pourtant comme une situation non tolérable qu’on ne peut ni ne doit banaliser.
La situation actuelle est insupportable. Profitons du "choc PISA" et de la révélation du creusement des inégalités pour agir.

 

Voici quelques unes des autres préconisations du "rapport Delahaye"
- "Faire en sorte que la restauration scolaire devienne un droit sans aucune condition restrictive."
- "Tout élève doit pouvoir bénéficier d’un voyage culturel et/ou linguistique au cours de sa scolarité à l’école primaire et au collège et aucun élève ne doit être empêché d’y participer pour des raisons financières."
- "Mettre à l’étude, en liaison avec le Conseil national de l’Ordre des médecins et la Caisse nationale d’assurance maladie, la possibilité d’autoriser les médecins de l’éducation nationale à prescrire des bilans d’évaluation auprès de spécialistes, sans passage obligé par le médecin de famille (...)
- Revaloriser le métier de médecin de l’éducation nationale
- (...) Augmenter le nombre de postes d’infirmiers et de médecins de l’éducation nationale (...) Augmenter le nombre de postes d’assistants sociaux."
- "Procéder à un état des lieux des distorsions entre le taux de CSP défavorisées et le taux de boursiers dans les collèges et les lycées dans chaque académie, de manière à réduire le nombre des non recours."
- "Intégrer dans les lettres de mission des corps d’inspection et des personnels de direction la nécessité de connaître les situations de grandes difficultés socio-économiques des élèves."
- "Recentrer le dossier d’admission des élèves en section générale et professionnelle adaptée (SEGPA) sur les difficultés scolaires de l’élève et s’interroger sur la nécessité de tests psychométriques. Supprimer de ce dossier l’évaluation sociale."
- "Aucune consigne concernant une recherche ou la réalisation d’un exposé, seul ou en groupe, ne devrait être donnée sans que l’enseignant n’ait vérifié au préalable que ce travail pourra être réalisé en mobilisant la documentation et les outils de recherche disponibles à l’école ou dans l’établissement. Les horaires et les locaux de l’école ou de l’établissement doivent être organisés en conséquence."
- "Mettre rapidement à l’étude des mesures exceptionnelles pour permettre la constitution d’équipes pédagogiques et éducatives pérennes au sein des écoles et des collèges en REP+"
- "Développer le dispositif ’ouvrir l’école aux parents pour réussir l’intégration’."
- "Coordonner dans chaque académie et en lien avec les collectivités territoriales, une politique d’aide à l’hébergement en internat pour les publics les plus en difficulté."
-"Déployer les programmes de réussite éducative autour de chaque collège REP+ et des écoles associées."

Extrait de touteduc.fr du 12.05.15 : Grande pauvreté et réussite scolaire : une situation intolérable (J.-P. Delahaye)

 

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