Extrait de " Libération " du 25.11.03 : BD et ZEP (mais pas le dessinateur ZEP)
Joann Sfar, 32 ans, illustrateur et auteur de bandes dessinées, avec déjà une centaine d'albums à son actif, dont le célébrissime "chat du Rabbin". Joann Sfar en 6 dates : 28 août 1971, naissance à Nice. 1994-2003 : scénarise une trentaine d'albums, en dessine une vingtaine.1998 : prix Goscinny du meilleur scénario pour " La Fille du professeur ". 2002 : " Le Chat du rabbin ", T.1 se vend à 80 000 exemplaires (210 000 pour les 3 tomes). Août 2003 : " Little Vampire " entre dans le "top 10" des ventes US. Novembre 2003 : lance sa collection jeunesse chez Bréal. Il voudrait qu'on lui foute la paix. Il se voit bien en homme-arbre, un personnage récurrent de ses histoires, "un être rugueux qui va se réfugier dans la forêt". Il cite encore le conte de la petite fille qui ne voulait pas se marier, Lenz dans sa montagne, le romantisme allemand relu depuis les bésicles pessimistes de Schopenhauer. Maintenant qu'il est riche et célèbre, les zélateurs de la BD alternative lui envoient des lettres d'insulte. Trop commercial, trop reconnu. Les habitués des rondeurs et de la clarté belge le trouvent trop pointu. Faut pas pousser Tintin dans les cactus. Même ses amis ont commencé à l'entendre d'une oreille cassée à partir du moment où il a été reconnu. Mais Joann n'est pas que Sfar. Assis derrière son bureau, le croquignolet ténébreux prévient : "C'est la contradiction qui me constitue." Et de même : "Je suis d'une duplicité totale à l'égard de la presse." Si bien que lorsque passe en chair et en os Imhotep, le chat du rabbin, plus ressemblant que nature, on se prend à soupçonner le maître de céans d'avoir tout aménagé pour tromper l'ennemi, d'avoir suborné un félin de race orientale, disposé une guitare et des partitions bidons, passé un tee-shirt à tête de mort et un peu de gras au bide, pour faire tout bien identique, comme dans ses carnets autobiographiques. Car, signe que l'autofiction ne dévore pas la réalité, tandis que ces mêmes carnets surexposent sa femme et ses deux enfants, on ne surprend de ceux-ci que quelques sons perdus dans l'épaisseur de l'appartement parisien. Son alter ego de papier ironise : "Maintenant que j'ai un appart de vieux, j'ai une gueule de vieux." L'homme culpabilise : "Ça me fait drôle d'avoir un bureau grand comme celui de Balladur." Il se reproche aussi d'avoir voté Chirac, comme tout le monde. Par terre, ses propres œuvres servent de cales à la table : "J'avais d'abord mis les bouquins d'un pote, mais il a changé de couleur quand il a vu ça, alors maintenant je ne prends plus que les miens." Joignant le commentaire à la métaphore involontaire, il tire de son fouillis une planche du Grand Vampire. Là, s'étale un gros plan hommage à Paulette, la pulpeuse héroïne de Georges Pichard. Aucune dénégation n'empêche Sfar de se renier : "C'est raté, hein ? On ne la reconnaît pas. Je vais être obligé d'expliquer ce que je voulais faire." Il raconte ensuite comment il loupe tous ses pastiches, comment il n'arrive à la hauteur ni de Tardi, ni de Reiser, ni de Crepax, surtout pas de Moebius/Giraud. Comment il se retrouve toujours à faire du Sfar quand il veut s'appuyer sur autrui, échec tout à fait enviable. Les livres, ce n'est pas pour caler la table, il y en a un sous chaque pied, "c'est pour la rehausser". Il n'a pas fallu dix ans à ce jeune trentenaire pour apparaître au générique d'une centaine d'albums, réalisés seul ou en compagnie, pour un total de huit éditeurs. Alors que la terre entière se demande comment il fait pour produire autant et aussi bien, "Jojo" semble ne pas puiser son génie dans la coke ni le pastis, mais dans l'humilité. "Rester en posture d'élève" et se sentir "à l'égard du dessin comme le philosophe à l'égard de la vérité : non pas prétendre la détenir, mais cheminer avec justesse dans sa direction". Puis, modeste ou ignorant de la RTT : "Mais je ne vais pas si vite que ça, en fait. Une page de Grand Vampire me prend sept heures environ. Sauf que ce sont sept heures où la plume ne décolle pas du papier." Des plumes Atome, modèle supermarché, et des stylos-feutres à deux balles, pas de surenchère techniciste ici. En dehors des longues déconnades de l'apéro, Sfar est donc plutôt le type appliqué, toujours entier à dix projets menés rubato. Aussi bien n'a-t-il pas émergé dans le paysage de la nouvelle bande dessinée comme Marjane Satrapi à la faveur d'une série phare ou d'une palme angoumoise comme Christophe Blain, mais petit à petit, album après album, par une sévère concurrence à l'état civil des monstres gentils. Être le Balzac des fantômes et des chiens qui pètent lui conviendrait assez, la nomenclature en moins, la maladie de la mort en plus, puisque Sfar ne craint pas d'exposer ses lecteurs, jeunes ou pas, à des problèmes de deuils chelous. En ce moment, trois projets l'occupent avec Sandrina Jardel, Mme Jojo herself : Petit Vampire passe en série animée et Grand Vampire en film. Il s'angoisse aussi pour la nouvelle collection jeunesse qu'il vient de lancer. Seul bédéaste estampillé philosophe par l'Université (une maîtrise intitulée le Complexe du Golem, sur le problème de la figuration chez les peintres juifs), il trouve en effet que la France est très en retard dans le domaine du livre illustré, incapable de donner aux peurs contemporaines un "visage" autre que naturaliste : "Il y a bien des bouquins sur la drogue ou les trucs comme ça, mais rien de symbolique, rien de fort. Le modèle du genre, pour moi, c'est les Trois Petits Cochons de Disney, qui raconte à sa façon la grande dépression." Son programme arrive directement des lumières, il s'agit de sortir de la minorité, de s'autodéterminer. La nouvelle collection n'aura ni cœur de cible, ni tranche d'âge, car "les lecteurs doivent être capables de choisir tout seul". Et ses carnets autobiographiques (pour adultes) ajoutent cette injonction très laïque : "Faisons une littérature enfantine anticléricale. Laisser des gamins entre les mains des prêtres, sans leur donner accès à la moindre possibilité de bâtir un discours critique, c'est non assistance à personne en danger." Dans ces mêmes carnets, il est beaucoup question d'antisémitisme. Du jour où, dans une ZEP où il conférençait, il entendit crier "Le Pen sale juif !" Son rapport à la judéité, pourtant, il n'a pas trop envie de l'évoquer en ce moment, parce que c'est "impossible d'en parler sereinement et intelligemment. Je vois surtout deux culpabilités, Auschwitz et la guerre d'Algérie, qu'on essaie de solder à bon compte au Proche-Orient". Et surtout, pas question de se retrouver dans la peau du dessinateur juif de service : "Avant de publier le Chat du rabbin, des juifs, j'en connaissais pas. Enfin, je veux dire, en dehors de ma famille. Sinon mon père va pas être content !" On rembobine : Joann Sfar est né d'un père séfarade et d'une mère ashkénaze morte quand il avait trois ans, on lui raconta qu'elle était en voyage, il l'attend toujours. Le grand-père maternel faillit être rabbin. Sans être consacrés au sujet, les albums de Joann sont habités par des références kabbalistiques et un certain rapport à la lettre, au signe. Aucun dogmatisme, juste un questionnement, des coups de coude dans l'identitaire, pour faire réfléchir : "Aujourd'hui, je me sens un peu cocu. Quand j'étais jeune, à Nice, on allait manifester contre les skinheads qui s'en prenaient aux Arabes. Maintenant, je vois Sarkozy qui rachète la paix civile à coup de communautarisme. Moi, je voudrais plutôt qu'on soit autorisé à ne pas porter ses ancêtres sur le dos. Qu'il n'y ait pas de loi qui permette aux parents d'imposer le voile ou la kippa à leurs gamins." Moralité : avant que la religion ne s'intéresse de trop près aux gosses, il faut intéresser ceux-ci à la religion. Alors si judaïsme il y a, peut-être n'est-il chez lui que dans cette phrase qu'il aime à répéter, et qui sonne comme du Lévinas : "Le dessin, c'est avant tout un rapport à l'autre." Eric Loret |