La discrimination positive est en marche (Les Echos)

2004

Extrait des « Échos » du 19.07.04 : la discrimination positive est en marche

Comment la discrimination positive gagne la France
Sous les vastes chapitres des grands plans s’abrite souvent toute une population de « petites » mesures susceptibles de grandir.

Le plan de cohésion sociale présenté le 30 juin au Conseil des ministres par Jean-Louis Borloo, ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale, confirme cette règle de la vie politique. L’architecture générale avec ses milliards de francs, ses milliers de logements et ses dizaines de milliers de contrats a été largement expliquée. On a moins commenté deux « détails ». Le premier est une menace faite aux entreprises de leur « imposer » la « diversité du recrutement » si celle-ci n’a pas progressé dans les deux ans qui viennent.
L’autre est une nouvelle procédure de recrutement permettant aux « jeunes issus des quartiers sensibles » d’accéder aux postes de catégorie C de la fonction publique - les plus bas dans la hiérarchie - par l’apprentissage en étant dispensés des procédures de sélection habituelles et notamment des sacro-saints concours qui sévissent jusqu’au bas de la hiérarchie.
Ces deux innovations signifient qu’un concept d’origine américaine, la « discrimination positive », dite « affirmative action » outre-Atlantique, s’impose doucement en France comme moyen de casser la « calcification sociale » dénoncée à juste titre par le ministre de la Cohésion sociale. Ces deux éléments du plan Borloo n’auraient pas été imaginables il y a quelques années en France car la discrimination positive heurte de plein fouet quelques grands principes à l’ombre desquels prospère tranquillement la calcification en question.
Pour parler de « diversité de recrutement » dans les entreprises, il faut en effet nommer ce qui manque à cette diversité et donc les communautés qui n’y seraient pas suffisamment représentées. Est-ce bien républicain ? L’Institut Montaigne s’y est pourtant risqué en janvier dans son rapport sur « les oubliés de l’égalité des chances ». Sous la présidence de Yazid Sabeg, président de CS Communication et Systèmes, un groupe de travail organisé par le « think tank » de Claude Bébéar, président du conseil de surveillance d’AXA, écrivait crûment que la France a un problème ethnique qu’elle refuse de nommer comme tel, à savoir l’existence d’une « minorité visible » de 10 à 12 % de Français dont les parents, grands-parents ou arrière-grands-parents sont originaires des anciennes colonies d’Afrique noire ou du Maghreb.
L’idée d’une « charte de la diversité » dans les entreprises reprise par le plan Borloo est directement issue de ce rapport et M. Bébéar s’est d’ailleurs vu confier par le Premier ministre une mission sur l’égalité des chances dans les entreprises (« Les Échos » du 1er juin). On ne trouve pas que des « minorités visibles » dans les quartiers défavorisés et autres ZEP, mais elles y sont très largement représentées. Aux États-Unis où l’existence d’une fracture raciale est clairement reconnue depuis longtemps, sans être pour autant résorbée, l’« affirmative action » a pour principal objectif et résultat de faire entrer à l’université un certain nombre de Noirs et d’hispaniques. C’est d’ailleurs sur des bases raciales qu’elle a encore été récemment attaquée devant la Cour suprême.
Qu’il s’agisse des universités américaines, de l’entrée à Sciences po Paris, du recrutement dans les entreprises ou de celui des fonctionnaires de catégorie C, l’autre grand problème que pose l’« affirmative action » est bien évidemment celui du mode de sélection. Les individus ainsi promus sont suspectés d’avoir été recrutés au rabais et prennent la place d’un autre. Jusqu’à présent, comme chacun le sait, c’est l’élitisme républicain - symbolisé par le concours - qui donne à chacun en France une chance égale. Ses résultats sont probants : 0,5 % d’enfants d’ouvriers admis à Sciences po Paris en 1998 et une diversification sociale qui ne progresse absolument pas. Même dans les écoles où les droits d’inscription sont nuls et les étudiants payés comme à Polytechnique ou à Normale sup. Est-il nécessaire de détailler toutes les connivences culturelles et « délits d’initié » sur le système scolaire et universitaire par lesquels nous favorisons tous - y compris le signataire de ces lignes - le parcours de nos enfants dans le système scolaire ?
Dans l’histoire encore courte - mais qu’on espère longue - du débat sur l’« affirmative action » en France, on retrouve sans peine quelques jalons. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, a proposé la nomination de M. Aïssa Dermouche comme préfet en janvier, mais surtout il s’est déclaré favorable à la « discrimination positive » en la nommant crûment, ce qui est essentiel dans cette bataille où on avance en choquant. Mais les historiens n’oublieront sans doute pas de saluer l’antériorité et l’audace du directeur de Sciences po Paris, Richard Descoings, dont l’établissement a commencé à organiser en 2001 le recrutement par une procédure particulière de jeunes gens potentiellement brillants dans les lycées des zones d’éducation prioritaire. Sur les 17 admis de 2001, quinze ont poursuivi leur scolarité et trois sont dans le premier décile de leur promotion, expliquait-il fièrement au cours d’un récent colloque. Sans cette fructueuse provocation, on n’aurait sans doute jamais entendu un Premier ministre français exhorter les grandes écoles à accroître leur ouverture sociale comme l’a fait récemment Jean-Pierre Raffarin (« Les Échos » du 10 juin).
Toucher au recrutement des grandes écoles est et reste en effet essentiel. C’est remettre en cause le mode de sélection et de reproduction des élites, ce qui est évidemment un signal fort. Mais c’est plus encore car toute la hiérarchie administrative et scolaire est commandée par ce qui se passe au sommet. Et il serait bien étonnant que l’accession aux postes de catégorie C en dehors des filières habituelles annoncée par M. Borloo soit acceptée facilement. Quelques emplois de catégorie C ont été exemptés de concours, mais ce rite reste essentiel. Il fait souffrir chaque année des milliers de candidats aspirant à un métier de fonctionnaire ou à une promotion sans que le rapport entre la nature des épreuves et celles des compétences recherchées semble toujours évident. On voit bien en revanche comment les concours peuvent tenir à l’écart une partie de la population.
Quant au système scolaire, il donne trop souvent le sentiment d’être tout entier tendu du bas en haut vers la sélection du major de Polytechnique. Comme l’a dit un jour Alain Juppé en reprenant les propos d’un ministre de l’Éducation nationale d’après guerre, on « organise les naufrages pour repérer les meilleurs nageurs ». Pas besoin de chercher bien loin pour savoir qui coule.
Évidemment, remettre en cause la France des concours et des grandes écoles pose quantité de problèmes. Évidemment, toutes les initiatives de « discrimination positive » soulèveront quantité de difficultés et de débats. Mais quelles sont les autres solutions ? Le recours à la discrimination positive est un aveu d’échec. La société française peut-elle y échapper ?

Jean-Claude Hazera.

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