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Grande pauvreté et système scolaire (Bulletin OZP n° 3, mai 1993)

7 mai 1993

Bulletin de l’association OZP, n° 3, mai 1993

GRANDE PAUVRETÉ ET SYSTÈME SCOLAIRE

On peut terminer la lecture du rapport Joutard, sur la grande pauvreté, de deux manières : en le considérant comme banal ou en y décelant une volonté révolutionnaire. Le sous-titre « Changer de regard » donne la clé de ce choix car l’application des treize mesures peut être menée sans changer ce « regard » et ne rien modifier véritablement ; elle peut aussi entraîner des bouleversements dans les représentations et les comportements et devenir ainsi révolutionnaire.

Ce dernier terme paraîtra excessif, comme celui de « banal », d’ailleurs. Pourtant comment qualifier la lecture de ce rapport par des acteurs de ZEP qui estiment qu’ils appliquent déjà depuis longtemps ce qui est souhaité. Pour eux, il s’agit bien d’un rapport banal, quelle que soit par ailleurs la réalité des rapports entre les familles en grande pauvreté et l’Ecole.

Comment qualifier ce changement de regard si, enfin !, les familles du quart-monde, « ces gens-là », ne sont plus considérées comme socialement handicapées et à l’origine de tous les déficits des ZEP ? Il s’agirait bien de révolution.

La lecture comparée de projets de zone établis en 1982 d’une part et en 1990 d’autre part montre une évolution sensible à propos de l’immigration : au rejet des difficultés sur la présence étrangère (pour caricaturer) a succédé un silence sur cette catégorie sociale (ce silence a plusieurs sens, on y reviendra dans le prochain bulletin).
Mais le vide créé par ce silence a nécessité une autre explication : il fallait dire d’où venaient tous ces problèmes que le diagnostic initial du projet de zone listait. La catégorie des familles monoparentales a alors été mise en avant. Surprenante ascension due au confort de l’analyse (pas de suspicion de racisme ni de misérabilisme) plus qu’à l’examen d’une démonstration.

Il semble qu’à cette mode succède un nouveau type de déclaration sommaire et bien reçue : la ZEP s’explique par les déficiences de sa population et en premier lieu des Français du quart-monde. Les déclarations entendues dans différentes ZEP à leur égard sont surprenantes par leur violence et leur caractère définitif et explicatif.

Certes, ce n’est pas nouveau. Pensons à Antoine Sylvère (Toinou, Terres Humaines, Plon), à Colette Pétonnet (Ces gens-là ou On est tous dans le brouillard, Maspéro) ou Sylvie Péju (Scènes de la grande pauvreté, Seuil) parmi bien d’autres, qui ont dénoncé ce genre de déclaration.

C’est ainsi que les immigrés retrouvent une culture (!) mais que les problèmes les plus graves de la ZEP proviennent de ces Français qui ont perdu la leur (!).

Ce terme « révolutionnaire » convient alors au rapport Joutard car il s’agit bien de se déplacer et de considérer les personnes et les groupes sociaux dans l’autre sens.

 

Le paradoxe de ce texte est de faire des propositions banales engendrant des changements révolutionnaires : et si les familles du quart-monde étaient encore plus intéressées par l’école que les autres malgré les multiples signes contraires ? et si les enfants de ces familles dépensaient des trésors d’énergie dans la scolarité malgré des résultats scolaires désastreux ? et si les uns et les autres continuaient des années durant une poursuite de réussite bien qu’on leur ait rabâché que l’espoir ne leur convenait guère ?

Se poser ces questions, c’est permettre une analyse de la réalité, bien éloignée des affirmations entendues de plus en plus souvent et qu’il vaudrait mieux ne pas voir écrites dans les projets de zone 94/97. Rappelons que ceux-ci commencent à être rédigés en vue des négociations avec les inspections académiques l’automne et l’hiver prochains.

L’Observatoire des Zones Prioritaires, par définition, s’intéresse aux territoires avant de s’intéresser aux catégories. L’approche du Rapport Joutard est catégorielle (les définitions du quart-monde posent des questions que le rapport aborde), mais on sait bien que la distribution territoriale du quart-monde n’est pas équitable entre les villes et entre les quartiers : les ZEP sont plus concernées que d’autres zones.

Mais surtout, le rapport entre grande pauvreté et réussite scolaire est un élément central dans la politique de zone prioritaire, et semble prendre de plus en plus d’importance, pour le meilleur ou pour le pire.

Rompre l’enchaînement de l’exclusion sociale de génération en génération : cet objectif sera-t-il celui d’un nombre croissant de ZEP ? Ou bien verra-t-on croître le nombre de ZEP qui attribuent le fatalisme des résultats scolaires au déficit des parents, ce déficit qu’une éducation des parents prétend combler (cf. l’augmentation inquiétante des « stages-parents ») ?

C’est bien un changement de regard qu’il faut opérer. Le rapport intégral est disponible dans les rectorats (équipe académique Vie Scolaire) et les inspections académiques (service Vie Scolaire). Selon les académies, il a été ou non diffusé. Sa lecture est enrichissante. Voici les treize propositions par lesquelles il débute :

13 PROPOSITIONS

1. Traduire concrètement par les projets d’école et d’établissement l’obligation de prendre en charge :
 les élèves les plus défavorisés ;
 les relations avec les parents, notamment les plus démunis.

2. Favoriser les initiatives des écoles et établissements en leur fixant seulement les « bornes de l’inacceptable ».

Pour ces élèves en particulier l’obligation de résultat doit primer sur le respect strict des procédures, horaires et programmes nationaux. Mais cette liberté d’action, qui s’exerce dans le respect des objectifs nationaux, suppose une évaluation rigoureuse.

3. Développer les actions en direction des tout-petits.
 développer l’accès à la maternelle dès 2 ans pour les plus défavorisés en définissant les spécificités et les objectifs de la prise en charge de cette tranche d’âge ;
 soutenir les parents dans l’exercice de leurs responsabilités à l’égard des tout-petits et leur faire comprendre l’intérêt de la scolarisation dès 2 ans ;
 faire intervenir les réseaux d’aides spécialisées, dès l’école maternelle, pour observation, repérage des difficultés éventuelles et suivi des élèves ;
 prévoir des actions d’accompagnement parents-enfants autour de la scolarité préélémentaire : ludothèque, bibliothèque... ;
 mettre en œuvre les dispositions du protocole d’accord relatif à la petite enfance conclu entre le ministère de l’éducation nationale et le secrétariat d’Etat chargé de la famille ; notamment : favoriser les actions préscolaires, en liaison avec les services municipaux de l’enfance, les P.M.I., les C.A.F... ;

4. Rappeler que les élèves issus des milieux très défavorisés ne relèvent pas a priori de l’enseignement spécialisé mais du cursus normal.

Celui-ci, par la souplesse de fonctionnement que donne le projet, doit permettre, aussi bien à l’école qu’au collège et au lycée, de prendre en compte les besoins particuliers et prévoir les réponses nécessaires (le soutien étant un moyen possible mais non exclusif).

5. Veiller, dans l’enseignement élémentaire, à ne pas développer à l’excès le travail personnel hors temps scolaire (à faire à la maison, en études surveillées ou nécessitant une aide extérieure) ; ce qui n’aboutit, la plupart du temps, qu’à une surcharge pour les enfants, sans résultat probant.

Réaffirmer fortement le rôle prépondérant du maître pour assurer dans le temps scolaire le soutien aux élèves en difficulté.

Le temps non scolaire doit plutôt être réservé à des activités éducatives, culturelles, sportives, de loisir, ... réellement accessibles.

6. Développer les relations avec tous les parents.
 Organiser un accueil des familles, des réunions en petits groupes, pour les informer, leur rendre lisibles les fonctionnements scolaires ;
 être à l’écoute et rechercher le contact avec les parents les plus éloignés de l’école ;
 impliquer les parents dans la vie de l’Ecole, les associer à la recherche de solutions ;
 valoriser auprès des parents les résultats des enfants ;
 mettre en place des actions ciblées sur le renforcement des relations Ecole-milieu : ateliers parents-enfants, bibliothèques de rue, clubs du savoir, ateliers d’écriture...
 aider à la formation des parents pour l’accompagnement de la scolarité de leurs enfants.

Modalités possibles :
 mise à disposition, sur projet, de moyens (en heure ou en crédits) pour la conduite d’actions en direction des parents ;
 mise en place, entre l’Ecole et les familles, enseignants et/ou parents, de relais (pouvant avoir également un rôle médiateur, conciliateur en cas de difficultés entre élève et adultes).

7. Développer, dans le respect des rôles de chacun, le partenariat avec le mouvement associatif, les différents acteurs sociaux et les collectivités locales.
 aboutir par la rencontre et l’échange à une meilleure connaissance des difficultés rencontrées par les enfants des milieux défavorisés (l’Ecole doit pouvoir informer ses partenaires et entendre leurs interpellations) ;
 rechercher ensemble les solutions adaptées dans les différents domaines influent sur l’éducation des enfants : notamment pour ce qui est de l’aménagement de leurs temps et rythmes de vie et de leur participation à des activités extrascolaires ;
 en particulier, sensibiliser les associations de parents d’élèves à leur devoir de représentation de tous les parents, même de ceux qui ne viennent pas d’eux-mêmes à l’Ecole... I

8. Favoriser, par les processus de nomination des personnels, la constitution d’équipes motivées et volontaires dans les écoles et établissements des ZEP des quartiers et des zones rurales où vivent des familles en grande difficulté.

9. Garantir l’accès de tous les enfants à toutes les activités de l’Ecole.
 instituer un fonds social collégien, en complément du système de bourses actuel (analogue à l’actuel fonds social lycéen) ; ce fonds permettrait de prendre en charge certains coûts éducatifs connexes : équipement de sport, sorties, matériel et livres facultatifs... ;
 promouvoir au niveau élémentaire des systèmes de solidarité ;
 utiliser à cette fin une part des crédits d’intervention pédagogique.

10. Maintenir un réseau d’accueil et d’hébergement en internat des élèves les plus jeunes.

En ERPD, EREA, collège, notamment en région parisienne.

11. Veiller à ce que l’organisation du temps scolaire produise, pour les enfants des familles les plus défavorisées des effets positifs en termes de participation à des activités périscolaires.

La semaine de quatre jours apparaît comme pouvant leur être très préjudiciable si, pendant le temps ainsi libéré, ils ne peuvent être pris en charge de façon constructive.

12. Développer la formation initiale et continue des personnels de l’éducation nationale.

* Mobiliser l’ensemble des responsables du système scolaire à tous les niveaux : recteurs, IA, IEN, chefs d’établissement... ;

* Sensibiliser, dès leur formation initiale, les corps d’inspection et les chefs d’établissement.

* Au cours de la formation initiale en IUFM :
 développer une prise de conscience par les futurs enseignants de la diversité du public scolaire auquel ils auront à s’adresser ;
 faire effectuer un des trois stages prévus dans une école ou un établissement situés en zone sensible (privilégier le stage d’observation ou de pratique accompagnée) ;
 densifier de façon significative les réseaux des écoles, classes d’application pour le premier degré, et des conseillers pédagogiques du second degré dans les quartiers en difficulté, sans perdre de vue la nécessaire continuité des enseignements dont doivent bénéficier les élèves concernés.

* Au titre de la formation continue :
 inciter les responsables de la formation continue à proposer aux personnels en exercice des modules de formation consacrés aux publics défavorisés (nécessité de prendre conscience de l’existence et des caractéristiques de ce public et d’apprendre à entrer en contact avec ces familles) ;
 faire intervenir, dans ces modules ou actions de formation, des représentants des familles concernées, des acteurs sociaux et/ou des membres d’associations en contact avec elles ;
 développer les actions de formation aux partenaires extérieurs de l’Ecole (parents, agents de service public...) en particulier à l’occasion des stages d’établissements (dans les ZEP, les quartiers et les zones rurales défavorisées).

13. Favoriser la diffusion des informations relatives aux expériences menées en direction des publics les plus défavorisés par la création de centres de ressources reliés entre eux.

Le réseau CNDP pourrait constituer un support.

Alain Bourgarel

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1 Message

  • Cette archive indique où en était le ministère de l’Education Nationale en 1993 : il avait décidé, sous l’impulsion du ministre d’alors et du recteur Joutard se s’attaquer à cette question nouvelle de la prise en compte des situations de grande pauvreté. Il y eut des suites... mais pas tout de suite.

    En effet, ce rapport a été rangé dans un placard par le ministre qui arrivait alors. Pourtant, l’existence d’élèves en situation de précarité et de pauvreté, hors territoires prioritaires, avait enfin été démontrée. C’était le complément nécessaire au dispositif territorial de l’éducation prioritaire.

    Le retour de cette question se fit par deux voies parallèles : d’une part, la mise au point de la Loi de lutte contre les exclusions, d’autre part la relance des ZEP de 1997-1998.

    La loi de lutte contre les exclusions, décidée par les gouvernements Juppé et Balladur, fut longue à établir. Curieusement, tous les départements ministériels y prirent part sauf celui de l’Education nationale. Le ministre qui avait rangé le rapport Joutard dans un placard ne souhaitait pas le ressortir. Le projet de loi fut donc bouclé sans chapitre éducatif. Si ! Si ! C’est vrai ! Et puis, en 1997, patatras ! la dissolution arriva et Jospin exigea qu’il fut ajouté un chapitre scolaire in extremis. Ce qui fut fait (les 10 derniers articles de la loi sur 150 ont été rajoutés à la hâte). Pour les enseignants, l’article 142 est capital puisqu’il indique que chaque projet d’école, de collège ou de lycée, quel que soit son lieu d’implantation, précise les moyens par lesquels l’école, le collège ou le lycée entend lutter contre les exclusions.

    L’autre voie a été celle de la relance des ZEP en 1997 et son aboutissement en juin 1998 à Rouen avec les Assises nationales des ZEP. Lors de ces journées, différents groupes de travail annexes aux travaux généraux sur l’éducation prioritaire ont été constitués (par exemple "MathenZEP"). L’un d’eux portait sur le sujet traité par le rapport Joutard. Dans les années qui suivirent, le groupe de travail continua et des productions furent diffusées sur Eduscol. Mais, là encore, le nouveau ministre de l’Education nationale en 2002, laissa végéter cette question et le suivant, en 2004, supprima le groupe de travail.

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